Éducation

Et le bac manquera désormais cruellement d’imagination

Critique

Le ministre de l’Education nationale vient d’annoncer la suppression de l’épreuve d’invention au bac de français. Comme si faire de ses élèves de petits écrivains n’était pas souvent la meilleure manière d’en faire de grands lecteurs. Pourquoi avons-nous, dans ce pays, toujours autant de mal avec l’idée de donner du plaisir avec la littérature ?

Les épreuves du bac français seront modifiées. Depuis quelques jours, nous avons appris, de la bouche même du Ministre de l’Education nationale, qu’à l’écrit, le devoir d’invention serait supprimé au profit d’un deuxième sujet de dissertation. Certes, l’écriture d’invention telle qu’elle existait à l’examen posait quelques difficultés. L’intitulé de l’exercice pouvait prêter à confusions : certains élèves pouvaient penser, à tort, que ce sujet donnait libre cours à l’imagination la plus débridée. Les lycéens l’imaginaient donc facile, à l’opposé de la dissertation et du commentaire, réputés contraignants et rigoureux. Les collègues de lettres se plaignaient des difficultés rencontrées pour préparer le sujet d’invention, puisque la variété des énoncés possibles ne permettait pas de donner aux élèves des conseils très ciblés : les contraintes liées à l’écriture d’une lettre, d’une suite de texte, d’un dialogue, d’un éditorial, d’un poème, d’un monologue théâtral, etc… semblaient beaucoup plus variées que la méthode traditionnelle de la dissertation, même si, dans la plupart des cas, le sujet pouvait être assimilé à une argumentation. Les enseignants se plaignaient également de difficultés pour évaluer le devoir d’invention, cette notation étant réputée plus « subjective » que pour les autres types de sujets. D’autres ajoutaient que le plus souvent, le sujet d’invention n’était de toute manière qu’une dissertation ou un commentaire déguisés, derrière une vague consigne créative hypocrite sommant de défendre un texte ou une opinion.

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Pourtant, le sujet d’invention permet de travailler la langue écrite comme aucun des autres exercices… C’est aussi la plus ancienne des épreuves du bac français. À la fin du XIXème siècle, quand on commence à demander aux candidats un texte en français, alors qu’ils n’écrivaient auparavant qu’en latin, ce n’est pas pour faire une dissertation, mais pour rédiger une « composition française », qui pouvait être un discours, ou une lettre, par exemple.

Si nous supprimons l’écriture d’invention au lycée, ce sont de magnifiques projets pédagogiques en collaboration avec les écrivain.e.s qui disparaîtront à terme.

Nous allons aussi supprimer le sujet préféré de nos élèves, celui qui leur faisait le moins peur. Est-ce vraiment judicieux quand notre discipline connaît justement des problèmes d’attractivité dans l’enseignement supérieur ? « Mes chers élèves, vous aimiez l’écriture d’invention ? Oui ? Eh bien, vous allez être très contents, figurez-vous que vous n’allez plus jamais la pratiquer. » Tout se passe comme si nous voulions bannir l’idée de pouvoir procurer du plaisir aux lycéens par l’écriture créative… Car il ne faut pas se leurrer, une telle décision aura un réel poids sur nos pratiques pédagogiques au quotidien. Si les élèves ne doivent plus s’entraîner à l’écriture d’un devoir d’invention en vue du baccalauréat, les professeurs y accorderont beaucoup moins de place dans leurs séquences de cours.

Quel avenir pour les ateliers d’écriture faisant intervenir des écrivain.e.s en résidence dans les lycées? C’est pourtant un dispositif encouragé par le Ministère de la culture et les DRAC. Si nous supprimons l’écriture d’invention au lycée, ce sont de magnifiques projets pédagogiques en collaboration avec les écrivain.e.s qui disparaîtront à terme, comme celui qu’a mené Tanguy Viel à Clichy-sous-Bois, François Bon à Pantin, Arno Bertina à Courbevoie. Pour ne citer que des auteurs connus.

Mais ce sont aussi des projets pédagogiques ambitieux conduits dans le secret des classes par des collègues passionnés qui sont menacés par cette disparition. Connaissez-vous par exemple le « Britannicus Blog » ? Ces « manigances tragiques » menées par deux classes de seconde ont vu le jour au lycée Charlie Chaplin de Décines-Charpieu (69) : les élèves ont inventé les « journaux extimes » des personnages de Britannicus, mis en ligne sur un blog dont la qualité est impressionnante. Connaissez-vous le blog « i-voix » de Jean-Michel le Baut, au lycée de Brest ?  Le travail créatif mené par ce collègue depuis des années avec ses élèves est absolument extraordinaire : écritures poétiques, réécritures numériques de romans, les projets entrepris sont merveilleux et l’écriture collaborative permise par le numérique constitue une forme d’appropriation de la littérature par les lycéen.ne.s extrêmement stimulante. Connaissez-vous également l’incroyable écriture collective d’un nouveau roman de Balzac, Horace Bianchon, par dix classes de lycées de la région lyonnaise ? Chaque classe a enquêté sur ce personnage récurrent de la Comédie humaine, médecin, à travers les œuvres de la fresque de Balzac : Horace Bianchon n’avait pas « son » roman, et  les élèves ont réparé ce manque.  Chaque année, moi-même, je mène dans mes classes des projets d’écriture collaborative, comme les vraies-fausses archives de Voyage au bout de la nuit en première L. Ces projets stimulants pourraient-ils exister si l’écriture d’invention n’était pas au programme du baccalauréat ? Non. Nous ne pourrions pas nous le permettre.

À l’opposé, la dissertation connaît depuis longtemps une véritable désaffection : quand nous corrigeons les épreuves du bac français, les candidat.e.s qui choisissent cet exercice se comptent souvent sur les doigts d’une main. Et là, très bizarrement, nous en doublons la dose à l’examen ! Logiquement, nous pouvons craindre de ce choix que les élèves ne se replient massivement vers le commentaire, beaucoup plus pratiqué au cours de l’année, puisque celui-ci a été jusqu’à présent l’exercice-roi : le cours de français de première compile péniblement une bonne vingtaine de lectures analytiques, menées en file indienne, dans la perspective de l’oral du bac français.

À l’heure où les spécialistes du cerveau semblent avoir beaucoup de crédit dans l’éducation nationale, je comprends mal qu’on ne lise pas leurs conclusions sur la pratique de la fiction.

Que l’on ne se méprenne pas : j’aime bien aussi l’exercice de la dissertation. Je l’enseigne à mes élèves contre vents et marées chaque année, non sans enthousiasme. Ce que j’apprécie particulièrement dans son schéma dialectique le plus courant, c’est qu’elle nous demande de prendre en compte « les arguments de l’ennemi » : c’est une très bonne chose, et on peut estimer à juste titre qu’elle est un moyen d’apprendre à construire un raisonnement très solide. Cependant, contrairement à ce que l’on pense, la dissertation n’est pas un exercice universel : ses règles sont très françaises, et l’on ne fait pas de dissertation dans les pays anglo-saxons par exemple, mais des essais, aux règles plus souples. Il y a donc une logique qui m’échappe un peu : pourquoi en mathématiques, nous dit-on de copier le modèle de Singapour, alors qu’en matière d’écriture, nous serions tenus de nous replier vers un modèle franco-français sans observer ce qui se fait dans le reste du monde ? Il faudra faire attention aux dérives possibles. Récemment, j’assistais sur les réseaux sociaux à un débat de professeur.e.s de français qui disaient enlever des points aux élèves qui employaient « on » au lieu de « nous » dans les annonces de plans des dissertations… Est-ce que ce genre de formalisme est réellement essentiel ? L’observance stricte de ce type de recommandation grandit-elle nos élèves ? La dissertation peut être une forme intéressante, comme toutes les formes à contrainte, dans la mesure où l’on peut s’autoriser à jouer avec ses lois, à l’intérieur des modèles qu’elle propose. En tant que simple moule creux, elle est beaucoup moins passionnante : certains élèves utilisent bien tous les connecteurs logiques, la forme attendue de la dissertation, mais leur raisonnement peut rester vide.

Où sont les études de didactique qui nous montrent l’inefficacité des écritures d’invention dans la pédagogie du français, pour justifier leur disparition ?  Je n’en connais aucune ! Au contraire, je suis des groupes de recherches, comme le PELAS, qui préconisent l’écriture libre à partir des œuvres littéraires, défendant justement l’expression de la subjectivité en littérature. Les spécialistes de l’étude de la langue disent aussi qu’il n’y a rien de tel que l’écriture d’invention pour s’approprier les procédés d’écriture et améliorer ses compétences langagières. A-t-on observé une réelle plus-value de la dissertation au lycée dans l’enseignement des lettres ? Ironie du sort : je venais de lire ces jours-ci les conclusions de certains cognitivistes américains, qui vantent la pratique de l’écriture d’invention. Jonathan Gottschall, par exemple, montre qu’elle augmente notre capacité à comprendre autrui. La fiction, en général, permet de développer nos capacités prosociales, parce qu’elle est notamment une initiation à l’altérité : on s’imagine être l’autre, on se projette différent. À l’heure où les spécialistes du cerveau semblent avoir beaucoup de crédit dans l’éducation nationale, je comprends mal qu’on ne lise pas leurs conclusions sur la pratique de la fiction. Faire écrire de la fiction, c’est aussi jouer avec la littérature. Pourquoi avons-nous dans ce pays autant de mal avec les principes de plaisir de de sensibilité dans l’écriture ?

Car au-delà de toute considération cognitiviste, cette réforme nous interroge beaucoup sur le sens que nous voulons donner à notre métier d’enseignant.e.s en lettres. Si nous désirions avant toute chose faire aimer lire, faire aimer écrire, et vivre la littérature, nous ne bannirions pas l’écriture d’invention de nos pratiques. Elle est pour moi – mais aussi pour beaucoup d’autres collègues bien plus nombreux qu’on ne le pense – un levier extraordinaire pour rapprocher nos élèves des œuvres littéraires. Faire de ses élèves de petits écrivains, c’est aussi souvent en faire de grands lecteurs. Mais pas seulement. Pratiquer l’écriture d’invention, c’est oser la création. « Transmettre la littérature passe par la pratiquer » comme le dit mon amie enseignante Caroline Duret, « c’est aussi une expérience à vivre, non un unique objet d’étude soumis au diktat de l’examen. Le professeur de lettres est un passeur et non une machine à production d’exercices codifiés. » On nous répète assez souvent que les élèves français ne sont pas assez créatifs… Pourtant, à l’Université, des masters d’écriture créative se développent, comme le Master Création littéraire à Paris 8 , ou bien au Havre, à Lyon 2, le Master Métiers de l’écriture et de la création littéraire à Cergy… Le modèle anglo-saxon de « creative writing » provoquerait-il des allergies dans le secondaire alors même que l’Université commence à l’intégrer?

L’écriture créative et littéraire est un moyen privilégié pour le jeune d’aujourd’hui de construire son identité et son rapport au monde.

Il existait quelques pistes pour améliorer le modèle de l’écriture d’invention tel qu’il était pratiqué au bac. On pouvait par exemple transformer son appellation : « écriture littéraire » aurait pu guider les élèves vers une pratique plus exigeante, comme le modèle du pastiche, vers lequel on aurait pu plus franchement s’orienter. Il était également possible de travailler sur son évaluation, en la cadrant davantage, et puis il fallait former davantage les collègues, puisqu’il était paradoxal de demander aux professeur.e.s de faire pratiquer aux élèves des formes qui n’avaient jamais été vraiment expérimentées au cours de leur propre formation universitaire.

Il existe encore un espoir : nous ne connaissons pas encore les nouvelles modalités de l’oral du bac français. Je suis résolument optimiste, car la plupart des enseignantes et des enseignants conviennent de la lourdeur du système actuel, fondé sur la préparation de lectures analytiques en série, avec une épreuve qui conduit souvent les élèves à réciter des fiches. Pour préparer de manière anticipée le fameux « grand oral » de terminale, pourquoi ne pas présenter en fin d’année de première des projets menés dans l’année autour de différents thèmes littéraires ? Ces projets pourraient notamment être des écritures créatives, et cela permettrait à l’écriture d’invention d’avoir encore une belle place au lycée. L’AFEF, l’Association Française des Enseignants de Français, à laquelle j’appartiens, avec sa présidente Viviane Youx, préconise ce modèle d’épreuve, qui aurait aussi l’intérêt de devenir une vraie propédeutique à l’épreuve de terminale. N’oublions pas qu’au-delà de la transmission d’une culture et de compétences, l’enjeu essentiel de l’enseignement des lettres est la formation personnelle des individus. L’écriture créative et littéraire est un moyen privilégié pour le jeune d’aujourd’hui de construire son identité et son rapport au monde. Il faut s’en saisir.


Françoise Cahen

Critique, Professeure de lettres en lycée, Chercheuse en littérature

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