Italie

Cinq étoiles ou l’extension de la démocratie

Sociologue

Un « séisme », c’est sans doute le terme le plus couramment employé pour décrire l’arrivée en première position du Mouvement Cinq Étoiles lors des élections générales en Italie la semaine dernière. Un terme à la hauteur de la surprise et de l’inquiétude de beaucoup de commentateurs. Et si cela ne venait simplement montrer que les démocraties ne semblent pas encore prêtes à se laisser bousculer par leurs citoyens ?

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Lors des élections législatives italiennes du 4 mars dernier, le mouvement Cinq étoiles (M5S) est devenu, après huit années d’existence, la première force politique du pays. Cette formation, qui se présente officiellement comme un « non-parti », sans chef, sans siège et sans doctrine, poursuit une double ambition : mettre fin à un système des partis notoirement corrompu et rendre le pouvoir aux citoyen.ne.s. Le M5S a participé à ses premières élections législatives en 2013 ; et, de façon totalement inattendue, a réuni 25% des votants, envoyant ainsi 162 « inconnu.e.s » siéger au Parlement et au Sénat, avec pour mandat le refus de toute compromission et de toute alliance avec les autres partis. Et durant toute la législature, cette ambition a été tenue, même si le groupe a largement contribué aux travaux du Parlement.

Cinq années plus tard, le M5S obtient 32,6% des suffrages et constitue les groupes les plus nombreux au Parlement (221 sièges) comme au Sénat (112 sièges). Et cela en dépit du fait que le M5S fait l’objet d’attaques incessantes de la part de l’ensemble des médias et des professionnels de la politique, qui se complaisent à fustiger le « populisme » de sa position, à décrédibiliser ses porte-parole et à moquer l’incompétence de ses élu.e.s – l’exemple emblématique étant son bouc émissaire favori : la maire de Rome, Virginia Raggi. Ce travail de sape ne semble pourtant pas avoir convaincu les Italiens. Pire même, puisqu’ils ont largement désavoué les deux grands partis de gouvernement : le Parti Démocrate (PD) de Matteo Renzi qui se retrouve à 19 % et 110 sièges au Parlement, et Forza Italia de Silvio Berlusconi (à 14 % et 59 sièges) ; et que le parti qui a connu une impressionnante progression lors de ces élections, l’extrême droite xénophobe de la Ligue (Lega) de Matteo Salvini, est loin derrière le M5S, avec 17,3% des votants et 73 sièges.

À l’annonce de ce résultat pourtant largement prévisible, les commentaires affligés ont dressé le bilan d’un « cataclysme électoral ». Trois raisons ont justifié ce jugement : 1) l’Italie est devenue ingouvernable puisque, malgré les « coalitions » nouées à droite et à gauche pour atteindre le seuil de 40 % d’électeurs permettant d’obtenir la prime majoritaire de 50 sièges prévue dans la nouvelle loi électorale, aucune n’y est parvenue : ni celle de « centre gauche », ni celle de « centre droit » (à l’intérieur de laquelle figuraient un parti d’extrême droite et un parti néo-fasciste – ce qui laisse rêveur sur ce que le « centre » peut accueillir en cas de panique) ; 2) la victoire des partis « anti-système » et « europhobes » aggrave les menaces qui pèsent sur le futur de l’Union européenne et l’avenir de la démocratie ; 3) le vote, qui aurait été motivé par la proposition « démagogique » d’un revenu de citoyenneté du M5S, a ravivé la division du pays entre le Nord (où on vit de son travail) et le Sud (où on vit de l’assistance).

Le petit monde confiné des professionnels de la politique s’est bercé de l’illusion que le M5S était une quantité négligeable.

Une autre manière de considérer ce résultat aurait tout simplement consisté à prendre acte du désir des électeurs italiens de « dégager » la vieille nomenclature qui, sous diverses configurations et appellations, a accaparé le pouvoir depuis la fin des années de plomb. Ceux et celles qui refusent d’adopter ce point de vue sont obnubilés par une idée : celle de la stabilité politique, mise en péril par tout changement radical. Cette défense désabusée du statu quo repose sur un credo : les programmes en concurrence durant une campagne électorale n’ont aucune importance dans la mesure où ils reflètent uniquement un jeu cynique de positionnement puisque les gagnants devront de toute façon mettre en œuvre la politique qui leur sera dictée par les marchés et les instances européennes. C’est ce credo que l’écrasante victoire du M5S vient brutalement ébranler. En fait, l’essentiel des observateurs semble avoir tablé sur l’inévitable effondrement d’un mouvement dirigé par un comique sans expérience politique.

Peu ont porté sérieusement attention au travail du groupe parlementaire durant les cinq années de la législature passée ; ou enregistré les victoires du mouvement lors des élections municipales à Rome et à Turin ; ou anticipé les conséquences du changement de stratégie du M5S décidé lors d’une Convention nationale en septembre 2017, dans l’intention affichée de conquérir le pouvoir en présentant un candidat au poste de premier ministre. Cette négligence a également prévalu durant la campagne électorale puisqu’il allait de soi que le M5S était hors-jeu du fait de son refus d’entrer dans une coalition. En un mot, le petit monde confiné des professionnels de la politique s’est bercé de l’illusion que le M5S était une quantité négligeable. Les médias ont rarement évoqué le fait qu’il avait cessé d’exiger la sortie de l’Europe et l’abandon de l’euro ; ou expliqué sa position sur l’accueil des migrants et l’exigence d’une intervention de l’Union européenne sur cette question. Comment s’étonner alors que le vote massif en faveur du M5S ait été immédiatement dénoncé, en Italie et à l’étranger, comme un dangereux triomphe du « populisme » ?

Une des raisons pour lesquelles le M5S provoque l’incrédulité et la méfiance tient au fait qu’elle est une formation politique qui entend appartenir à ses adhérents et qu’elle affirme que le gouvernement du pays doit directement incomber aux citoyens.ne.s ordinaires. Cette remise en cause du principe de représentation et du monopole du pouvoir par les experts lui crée d’irascibles ennemis. Pour brocarder le mouvement, il suffit de rappeler qu’il est le produit de l’association d’un humoriste qui a décidé de se servir de la popularité qu’il a acquise dans des spectacles dans lesquels il maltraite les politiques pour agir dans l’espace public, et d’un prophète de la révolution numérique, tenu pour une éminence grise à laquelle colle une image sulfureuse.

Ce qui trouble le plus les contempteurs du M5S est sa volonté de placer aux postes de commande de la société des novices qui ne connaissent rien à l’univers ordonné et policé de la vie politique.

Une autre source de suspicion procède du fait que le M5S fonctionne à partir d’une plate-forme numérique au moyen de laquelle les membres exercent leur contrôle sur les orientations du mouvement, les décisions qu’il prend et la conduite de ses mandataires. Pour en devenir membre, deux critères doivent être remplis : n’avoir jamais été encarté dans un parti et avoir un casier judiciaire vierge. Quant à sa charte politique, élaborée par les adhérents sur la plate-forme Rousseau, elle est contenue dans une liste de mesures prioritaires que ses élu.e.s s’engagent à faire aboutir et qui reprennent des thèmes défendus par des associations de quartiers ou des collectifs de lutte dont les activistes ont intégré le mouvement : maintien des services publics, refus de payer la dette, lutte contre la corruption et les mafias, défense de l’organisation communautaire, soutien aux causes environnementales, lutte contre le tunnel Lyon-Turin, etc.

Ce qui trouble le plus les contempteurs du M5S est sa volonté de placer aux postes de commande de la société des novices qui ne connaissent rien à l’univers ordonné et policé de la vie politique, ne sont inscrits dans aucun réseau de pouvoir, sont étrangers aux manœuvres et tractations propres au jeu des partis, ne prétendent à aucune fonction officielle et ne souhaitent pas faire carrière en politique. Les nouvelles figures de la représentation nationale que les Italiens ont découvertes à la suite des élections de 2013 étaient jeunes, diplômées, au fait des dossiers dont elles traitent et entendaient remplir le mandat qui leur a été confié en rendant compte de leur action à leurs mandants, en divulguant les données qui alimentent les débat de la Chambre et en soumettant leur interventions publiques à la validation par les adhérents. Les 333 élu.e.s de 2018 (dont beaucoup de nouveaux adhérents) sont plus aguerri.e.s mais tout aussi engagé.e.s à en finir avec un milieu politique habitué à traiter des affaires publiques dans un entre-soi confortable, en soustrayant ses petits arrangements à tout regard extérieur, et en mettant sous le boisseau les accords passés avec les mafias du pays.

Les analystes de la vie politique italienne intègrent les routines, les rapports de force et les mœurs parfois étranges des cercles qui gravitent autour des lieux de pouvoir. C’est pourquoi l’entrée par effraction du M5S dans ce tableau fait tache et que sa présence y reste vécue comme illégitime, donc toujours provisoire. Le succès électoral de 2018 attise les craintes de l’establishment et suscite la violence de leurs réactions de rejet. Or, force est de constater que leurs dénigrements n’ont en rien endigué sa progression. C’est que celle-ci tient à un phénomène qui déborde largement les frontières de l’Italie : le système de gouvernement représentatif a perdu une grande part de sa légitimité et le consentement aveugle des gouvernés est de moins en moins longtemps accordé aux gouvernants. Pour les professionnels de la politique, cette ingratitude du « peuple souverain » est une preuve d’infantilisme ou d’irrationalité de la part d’une population inconséquente. Pour les amis de la démocratie, il s’agit au contraire d’un accroissement de la vigilance des citoyen.ne.s qui exigent de la part de ceux et celles qui les représentent de correspondre à ce qu’ils attendent qu’ils ou elles soient.

Il convient de s’intéresser de près au travail de ces « mouvements » qui sont devenus une alternative crédible et durable aux partis d’antan.

Pour bon nombre de commentateurs et d’analystes, un degré excessif de vigilance de la part des citoyen.ne.s est insupportable et il faut y mettre bon ordre afin d’éviter le chaos et « laisser un gouvernement gouverner ». D’autres en concluent que la défiance vis-à-vis des gouvernants reflète les impasses, les pathologies, l’épuisement ou la « crise » de la démocratie. Il n’y a pas vraiment lieu de croire ces prophéties. On pourrait plutôt se féliciter d’observer l’engagement de citoyen.ne.s qui veulent exercer un contrôle pointilleux sur l’action et le comportement des « élites » qui les dirigent en les évaluant à l’aide de leurs propres critères de justice, d’égalité, de liberté, de dignité et d’honnêteté.

Ce que le succès du M5S met donc en évidence, c’est le fait que la contestation des pouvoirs en place n’est pas le fait exclusif d’un « peuple » de râleurs, de « pitoyables » et d’« ignares » dont les conduites passionnelles mettent la démocratie en péril en les entraînant à voter pour des partis qui flattent leurs plus bas affects. Il serait bien sûr absurde de nier l’existence de cette frange extrême de l’électorat, comme il serait ridicule de rendre le monde de l’activisme citoyen plus rose qu’il ne l’est. Reste qu’il convient de s’intéresser de près au travail de ces « mouvements » qui, dans leur combat pour l’extension de la démocratie, sont devenus, à l’instar des Cinque Stelle, une alternative crédible et durable aux partis d’antan. Le temps est sans doute venu d’admettre que la prétention des organisations traditionnelles de la représentation à revendiquer le monopole de la compétence en matière d’administration des États touche presque à son terme et qu’un nouveau type de formation politique se prépare à la relève.


Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS