Numérique

Les géants tech ou l’avènement de quasi-États

Écrivain et Entrepreneur

Le 12 mars 1989 naissait Internet. À l’occasion de ce 29e anniversaire, son inventeur Tim Berners-Lee s’est ému du « bug » que constitue selon lui la toute-puissance de ceux qu’on appelle désormais communément les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Une toute-puissance qui pèse sur le réseau au point de faire désormais concurrence aux États.

L’image a marqué les esprits. Marc Zuckerberg, fondateur et PDG du F de l’acronyme GAFA, annonce qu’il part en tournée à travers les États-Unis, alors que son entreprise, accusée de toutes parts d’avoir joué un rôle décisif dans l’élection présidentielle américaine et le Brexit, refuse obstinément de prendre acte du pouvoir exorbitant qu’elle possède désormais sur l’attention et les esprits d’un tiers de l’humanité. La contradiction n’est pas anodine et « Zuck » ne peut en être dupe : Facebook n’est plus l’outil de notation des plus beaux étalons du campus de Harvard, ce n’est plus un simple réseau social. Plus encore que ses pairs technologiques, c’est désormais une organisation d’un genre nouveau dont nous ne cessons de mesurer l’indomptable puissance.

La compréhension des ressorts de cette puissance est indispensable pour que les États, démunis face aux preuves quotidiennes leurs propres limites, reprennent en mains leur destin, ainsi que celui de leurs citoyens.

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C’est qu’il est maintenant bien acquis que les géants tech sont porteurs d’un projet politique, et qu’il n’est pas forcément progressiste. Que ce soit le transhumanisme incarné par Google ou la destruction systématique de la relation salariale d’un Uber, ils instaurent un horizon politique sur lequel les États, les institutions et les individus n’ont pas de prise directe. Leur pouvoir est immense et ne se limite pas, loin de là, à la sphère technologique. Si c’est par le biais de la technologie qu’ils façonnent le monde qui les entoure, cette technologie répond à un ensemble de valeurs, croyances et opinions normatives sur la forme que devrait avoir ce monde qui est aussi le nôtre.

Les moyens d’actions traditionnels à disposition des États n’ont cessé de se montrer inefficaces, en dépit de leur grandiloquence.

Face à ces tanks politiques, les États ne cessent de prendre acte de leur propre impuissance. Que ce soit en matière de fiscalité, du droit de la concurrence ou encore sur le terrain épineux des données personnelles, les gouvernements se trouvent bien démunis. Certains, en fait, bien plus que d’autres. Car, faut-il le rappeler, ces géants tech qui façonnent notre existence de citoyens européens sont américains, pour le moment du moins en attendant que la montée vertigineuse des concurrents chinois (Baidu, Tencent, Xiaomi, etc.) ne finisse par poser des questions géopolitiques aussi inédites que complexes. Face à eux, les démocraties libérales européennes ont le plus grand mal du monde à définir une ligne politique claire, partagées qu’elles sont entre l’émiettement de leur pouvoir d’action direct, la difficulté d’imposer leur règle par la force (comme le font sans les États autoritaires à l’instar de la Russie), les bénéfices économiques indéniables d’une économie numérique en pleine expansion et les injonctions de tous bords à être absolument moderne en accueillant à bras ouverts  « l’innovation disruptive », quelle qu’en soient la provenance et les bas-fonds.

Les moyens d’actions traditionnels à disposition des États n’ont cessé de se montrer inefficaces, en dépit de leur grandiloquence. Certes, il y a la guerre aux GAFAM menée par  la Commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager, qui s’est soldée notamment par des amendes pour Google et des redressements fiscaux pour Apple et l’Irlande. L’entrée en vigueur d’un nouveau règlement général sur la protection des données (RGPD) prévue pour mai 2018 aurait plutôt tendance à avantager les géants tech qui vont bénéficier de l’investissement de leurs clients pour se mettre en conformité, sans que la nouvelle législation ne change radicalement la donne pour eux. Quant à la politique antitrust, elle se trouve peu adaptée à la structure des marchés numériques, à tel point que même les États-Unis, si prompts à appliquer la législation antitrust face à un Microsoft au tournant des années 2000, se trouvent démunis face aux effets sur la concurrence des nouvelles politiques d’acquisition dans le secteur.

Cette nouvelle « souveraineté fonctionnelle » finit par grignoter les attributs normalement réservés à l’État.

C’est que ces entreprises sont des organisations hybrides d’un genre nouveau, peu cernées par les catégories traditionnelles qui séparent le privé du public, l’État des entreprises, la loi de l’influence informelle. L’assise première de leur puissance, la même qui rend difficile l’application d’un droit antitrust centré sur le consommateur et l’effet prix des concentrations, c’est la concentration inédite d’une masse immense et inconnaissable de données sur tout le monde. Mais ce facteur déterminant est loin d’être le seul. Ils combinent un ensemble de pouvoirs, d’attributs et d’externalités sous une forme inédite, aussi inédite que les effets qu’elles produisent dans la sphère politique et sociale.

Frank Pasquale, professeur de droit à l’Université du Maryland, désigne cette combinaison de pouvoirs par le terme de « souveraineté fonctionnelle », par opposition à la « souveraineté territoriale » d’un État. Organisée d’abord autour d’une fonction économique ou industrielle, elle finit par grignoter les attributs normalement réservés à l’État, qui ne manque pas de les y aider en désertant des pans entiers de la société – services publics, sécurité sociale, régulation économique, etc. Ou, si l’on préfère, l’effet de cette souveraineté fonctionnelle fait penser à celle de la Mafia qui, comme le montre Federico Varese dans son ouvrage Mafias on the Move – How Organized Crime Conquers New Territories, pose les piliers de son pouvoir en se substituant aux pouvoirs publics dans les communautés qu’ils ont laissées en déshérence. Évitons tout complotisme : dans le cadre des géants tech cette substitution n’est pas intentionnelle, mais le résultat d’un processus long et complexe, mêlant dérégulation, réduction des services publics et mondialisation. Elle n’en est pas moins réelle.

Comment définir ce nouveau pouvoir quasi gouvernemental des GAFAM ? D’abord par son irréductibilité territoriale et spatiale : leur pouvoir intimement lié à la matrice structurelle qu’est Internet, et se trouve bâtie sur un entrelacs d’interactions qu’il est impossible de cerner. Ensuite, par leur impénétrabilité : personne ne sait vraiment ce qui se passe dans l’antre algorithmique d’un Facebook ou dans les laboratoires R&D de la Boring Company d’Elon Musk. Par le débordement des normes et des idéologies définies d’abord comme internes à ces organisations au-delà de leurs frontières, dans le monde qu’elles partagent avec nous et qu’elles ne devraient pas régir.

Cette combinaison de pouvoirs n’est pas suffisante pour leur conférer le monopole de la violence légitime, critère distinctif d’un État par rapport à toute autre organisation. Néanmoins, les géants tech ont une emprise immense, non seulement sur notre vie virtuelle individuelle mais aussi sur la société réelle, emprise légitimée tacitement par la poursuite de l’utilisation des services qu’ils proposent et le consentement par défaut à se plier aux règles du jeu à la définition desquelles nous n’avons pas participé. Sinon du monopole de la violence légitime, on pourrait parler du monopole de l’influence tacitement consentie.

Pratiquement chaque géant tech véhicule une idéologie plus ou moins affirmée, doublée du culte du chef visionnaire.

Dans une enquête magistrale qui a fait grand bruit, notamment pour son image représentant Marc Zuckerberg flanqué de son impénétrable rictus et d’éraflures sanglantes (« Les deux ans qui ont fait trembler Facebook – et le monde »), le magazine Wired a révélé, entre autres faits marquants, la culture quasi religieuse qui a cours au sein de l’organisation : le culte de la vision de Mark. La contradiction n’y est pas vue d’un œil favorable : quiconque ne s’y retrouve pas est prié de s’éclipser. La verticale du pouvoir – terme à l’origine forgé par Vladimir Poutine pour désigner sa doctrine centralisatrice – y est si forte qu’il a fallu deux années de grondement interne et de chute vertigineuse de « Zuck » dans les sondages pour que le leader daigne reconnaître que Facebook n’est plus un réseau social, mais le filtre de représentation principal via lequel un milliard et demi de personnes envisagent le monde où ils vivent.

Le modèle « facebookien » est loin d’être isolé : pratiquement chaque géant tech véhicule une idéologie plus ou moins affirmée, doublée du culte du chef visionnaire. La plupart d’entre elles fonctionnent en huis-clos (Le Monde diplomatique a enquêté, par exemple, sur l’écosystème totalisant créé par Microsoft et Amazon dans la ville de Seattle) et concentrent de plus en plus de fonctions sociales et culturelles. Crèche, cantine, salle de sport, loisirs, mais aussi, plus insidieusement, accomplissement personnel allant jusqu’au plus intime, comme l’illustrent les multiplications de chiefs happiness officers, ces « commissaires au bonheur ». En cela, et pour reprendre le concept du sociologue Erving Goffman, elles agissent en interne comme des institutions quasi totales, à l’image des universités américaines dont elles sont proches – tant culturellement que physiquement.

L’effet totalisant et uniformisant ne s’arrête pas à leur structure interne. À l’opposé d’industries traditionnelles, les géants tech ont pour effet de transformer les structures mêmes de leur environnement : économiques, sociales, politiques.

Ces dynamiques sont bien connues : Amazon, en devenant « le centre commercial virtuel pour tout et n’importe quoi » a modifié durablement les règles du jeu de tous les acteurs de la distribution, leur clients, leurs fournisseurs, leurs employés et même les régulateurs. Uber et la plateformisation des rapports d’employeur à employé ont probablement plus fait pour la remise en cause symbolique et réelle du salariat que n’importe quel autre phénomène récent.

Regardons plutôt du côté des deux extrêmes qui circonscrivent le pouvoir des géants tech : la borne infinitésimale d’un côté et la borne quasi politique de l’autre.

Toutes les analyses dans le sillage du concept de micro-pouvoirs développé par Michel Foucault, et en premier lieu l’économie de l’attention, s’intéressent aux mille et une manières dont la technologie, qui est tout sauf neutre, influence nos choix sans même qu’on s’en aperçoive. Dans un article-prélude à son prochain livre paru dans The Atlantic, Jean M. Twenge s’interroge sur les changements profonds de sociabilité et des modes de vie de la génération smartphone dont elle tire un « portrait statistique », prenant garde à ne pas affirmer de liens de causalité définitifs aux phénomènes observés : moins de sortie, moins de rapports sexuels, plus d’isolement et d’enfermement, apathie, sentiments dépressifs…

Du côté de la borne quasi politique, non seulement les géants tech participent à l’exécution du service public, mais elles en fixent les règles. Virginia Eubanks, dans son ouvrage Automating Inequality, étudie les conséquences désastreuses pour les usagers du contrat passé entre l’État d’Indiana avec IBM pour automatiser un ensemble de services publics : les aides ont reculé de 54 % en un an, l’exclusion des demandeurs s’effectuant à la moindre omission, encodée sous le terme de « manque de coopération ». Du côté des politiques publiques de sécurité, les États dépendent depuis longtemps des compagnies privées, majoritairement américaines, sous prétexte de l’absence de compétences ad hoc en interne : l’État français a quant à lui signé un contrat avec Palantir en 2016 pour le traitement des données. Les conséquences auto-réalisatrices de ce néo-féodalisme de la sécurité sont que la capacité d’agir technique de l’État recule pendant que celle des entreprises tech, nourries par la donnée et l’expérience de collaboration, s’étend.

Conséquence de ce mouvement de « mise en règles du jeu » par les géants tech de notre monde : lorsque les États et les institutions, et même les individus, en prennent conscience, il est trop tard. L’entrelacs d’externalités a eu des effets irréversibles sur la structure même de l’espace public. Nos relations sociales, notre vision du champ politique, nos manières de travailler et d’appréhender notre devenir, individuel ou commun, ne seront plus jamais les mêmes.

C’est encore la fiction qui parvient le mieux à saisir cette inversion des rapports de force : le changement du monde est envisagé dans le film de Denis Villeneuve Blade Runner 2049, comme la résultante d’un effacement de la forme du monde et de la mémoire de l’humanité suite à une impulsion électromagnétique, qui a pour effet de mettre à bas toute l’infrastructure technologique. Si l’œuvre inspirée de Philip K. Dick paraît si juste dans la peinture qu’elle fait de son monde dont l’étrangeté est plus réelle que le réel, c’est que les intentions n’y sont jamais saisissables à l’œil nu, les liens de causalité par nature cachés et trompeurs, l’intentionnalité des individus étant toujours contrariée par celle, invisible, fourbe, et in fine inconnaissable de forces qui nous dépassent.

Dans ce contexte, les États ne peuvent plus compter sur leurs attributs de puissance traditionnels, qu’il s’agisse de la carotte – négociations formelles et informelles – ou du bâton – droit de la concurrence ou politique fiscale. Pour l’un comme pour l’autre, il leur faut mettre à jour leur puissance d’agir à la mesure de la puissance singulière de ceux qu’ils ont en face d’eux, en investissant de plain-pied un terrain glissant, complexe et inconnu, celui qui constitue le fondement de leur puissance et le levier de leur développement : le terrain des données personnelles.


Diana Filippova

Écrivain et Entrepreneur, Co-fondatrice de l'agence éditoriale Stroïka