Numérique

Fake public

Théoricien de l’art et des médias

Moins répéré que les fake news, un autre phénomène semble émerger à l’intersection des salles de concert et des réseaux sociaux : les fake publics. À l’heure de l’auto-médiatisation, de la mise en scène de soi, la relation artistes-spectateurs n’est pas épargnée. Résultat, le naturel et l’imprévu sont en voie d’extinction, ce qui oblige à repenser une expérience comme celle du concert.

Récemment, le chanteur français Chaton faisait la première partie du concert de Juliette Armanet à l’Olympia. Après avoir chanté trois morceaux au cours desquels des problème de balance et d’éclairage l’avaient rendu quasi inaudible et réduit à une silhouette noire, il proposa au public de reprendre sous sa « direction » le refrain de sa dernière chanson pour l’enregistrer. Il lui demanda ensuite de crier en levant les mains en l’air pendant huit mesures pour simuler une foule « en délire », simulation qu’il filma avec son smartphone. Pourquoi huit mesures ? Tout simplement pour qu’il puisse poster cette vidéo sur son compte Instagram afin de communiquer le lendemain cet instant de gloire. Cet exercice aurait pu avoir un côté touchant, celui d’un artiste qui veut partager avec ses proches et ses fans absents un moment fort de sa vie et de sa carrière, celui de quelqu’un qui n’en revient à ce point pas d’être sur une scène mythique comme celle de l’Olympia qu’il ressent le besoin d’immortaliser le moment.

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Sauf que cet enregistrement se révéla vite être l’expression scénique de cette économie du fake qui semble contaminer toujours un peu plus notre société 2.0. En effet, après le règne de la post truth et des fake news en politique, après ces faux comptes Facebook qui influencèrent les dernières élections présidentielles américaines en 2016, après ces trolls qui colonisent et sabotent les échanges sur les réseaux sociaux, après enfin ces internautes qui, à l’instar de Mehdi Meklat, déversent sur Twitter des propos haineux en se dissimulant sous un faux pseudonyme, c’est au tour donc de l’artiste de créer du faux succès et de l’enregistrer pour le partager ensuite sur Internet. En effet, si le public accueillit dans l’ensemble fort bien la prestation de ce Chaton, la transe qu’il filma pour ses abonnés ne fut en rien fidèle à ce concert. De même, après avoir obtenu de ce public les applaudissements et les cris nécessaires à sa vidéo Instagram, l’artiste entonna le susmentionné morceau… mais sans accompagner le public qui pourtant reprenait avec lui le refrain qu’il lui avait fait consciencieusement répété quelques minutes plus tôt. Une bienveillante participation qui cessa vite devant ce Chaton qui ne semblait plus l’entendre.

Cette anecdote révèle alors cette autre économie qu’est celle de l’extrait propre à notre société 2.0. Un extrait de concert dont l’extraction extrait à son tour la réalité même de ce show que la vidéo ne retranscrit que de manière partielle, mais surtout manipulée et donc mensongère. Une mise en abyme de l’extraction qui produit au final une fausse foule célébrant un faux succès. Enfin, le morceau fini, le chanteur partit alors que les enceintes diffusaient en boucle le message de remerciement qu’il venait d’adresser aux spectateurs, les laissant seuls, face à une scène vide et un artiste spectral dont la voix tournait sur elle-même, comme un esprit devenu fou et perdu dans un soliloque stérile.

Nous sommes entrés dans l’ère de l’auto-médiatisation, expression d’un désir de se gérer soi-même, de se voir soi-même, et de surtout devenir la star de sa propre série numérique.

Comme cette vidéo qui tournera sur elle-même sur son compte Instagram, à la manière d’un GIF animé, l’artiste 2.0 qu’incarna ce soir-là ce Chaton se révèle donc lui aussi tourner sur lui-même, ne regardant et ne s’adressant à l’autre que pour mieux se regarder et admirer sa propre gloire. En cela, la foule ne semble plus être cet autre qui l’oblige à et lui permet de se dépasser, mais bien au contraire un « je » utile qui se gère et se modèle pour ensuite le soumettre aux normes éditoriales des réseaux sociaux. Ce ne sont dès lors plus les médias qui font la gloire ou médiatisent le succès, ce sont maintenant les artistes, et plus généralement les internautes eux-mêmes. Car Warhol, en prédisant que chacun aurait un jour 15 minutes de célébrité, avait vu juste. À une nuance près cependant. Ces 15 minutes se sont en effet muées en 15 secondes pour mieux être partagées et visionnées sur les réseaux sociaux.

Nous sommes en effet entrés dans l’ère de l’auto-médiatisation. Un auto-reporting permanent qui se révèle être l’expression d’un désir de se gérer soi-même, de se voir soi-même, et de surtout devenir la star de sa propre série numérique. Car le web 2.0 a permis au quidam de rivaliser avec ces célébrités qu’il enviait et désirait autrefois, et qui seules colonisaient son poste de télévision, les pages de ses magazines et les écrans de cinéma. Aujourd’hui, un anonyme peut récolter des millions de vues en postant sur Youtube une vidéo de ses vacances, et des adolescents peuvent à présent avoir autant d’abonnés et de followers que certaines stars. La relation à l’autre et notre existence sont dès lors devenues une image qu’il faut contrôler, entretenir, et qui pour cette raison doit se prendre et se partager soi-même, sans faire appel à aucun tiers pour en garantir la plus grande maîtrise, efficacité et sincérité possible. Cette même sincérité qui poussa d’ailleurs très tôt les stars elles-mêmes à se prendre en selfie et à avoir des comptes Instagram et Facebook.

Désireuse de rompre avec le caractère trop mainstream des images produites par les médias officiels, la star du XXIe siècle se montre alors sous toutes ses coutures, pas maquillée, au réveil ou aux toilettes. Elle affirme sa normalité en s’affichant détendue et en faisant fi des étiquettes et postures qui étaient les siennes auparavant. Hommes et femmes d’État, artistes, sportifs, tous veulent à présent garantir leur proximité avec l’électeur ou le fan. Bruno Le Maire se fait ainsi prendre en photo en train de chasser les Pokémon à la gare Saint-Charles de Marseille en pleine campagne pour les primaires à l’élection présidentielle de 2016, Miley Cyrus se prend en selfie sur les cabinets et Katy Perry alimente régulièrement son compte Instagram de stories, ces petites vidéos qui la montrent en voiture, en train de câliner son chien ou en peignoir.

Entre nous et l’artiste s’érigent et se clament désormais les réseaux sociaux, dont notamment Instagram.

L’ « extimité » avec laquelle le psychanalyste Serge Tisseron désigna cet intime qui finit par se confondre avec le public, d’abord dans les programmes de télé-réalité puis avec l’émergence et le développement des réseaux sociaux, a pu également produire des pratiques artistiques. Récemment, les jumelles Kaplan sont devenues un véritable phénomène viral en alimentant leur compte Instagram de photos et de vidéos où l’on ne sait plus, à l’instar de Warhol, ce qui est de l’ordre de l’intime, de la performance artistique ou de la communication.

Entre nous et l’artiste s’érigent et se clament donc désormais les réseaux sociaux, dont notamment Instagram. Le concert ou l’exposition deviennent autant d’occasions pour l’artiste d’alimenter son compte, comme ils seront le lendemain la raison de le consulter pour les spectateurs et amateurs. Des réseaux sociaux qui sont d’autant plus présents et envahissants que, dans le cas d’un concert, nous devons à présent tendre le cou et nous mouvoir pour pouvoir apercevoir une scène face à laquelle se dressent une armée de portables qui filment ou photographient un spectacle que nous sommes devenus incapables de seulement regarder sans nous munir de ces prothèses mnésiques et sociales. Et lorsque l’artiste lui-même filme son public, son mobile répond alors aux portables de la foule, bloquant cette relation du chanteur avec son auditoire qui est pourtant l’essence même d’un live. À tel point que d’autres artistes se sont récemment emportés contre ces portables dressés, comme la chanteuse Adèle. Dernièrement, Alicia Keys et Jack White ont interdit tout smartphone à leurs concerts, utilisant une sacoche fabriquée par l’entreprise Yondr dans laquelle le spectateur a l’obligation désormais de placer son précieux mobile et qui se verrouille lorsqu’il rentre dans la salle.

Nous ne chantons et n’assistons à un concert que pour mieux communiquer sur notre propre gloire, sur la qualité et le likeable de nos loisirs ou de notre vie en général. Nous vivons en cela dans une réelle « tech-sistence », une existence assistée par la technologie qui nous rend aussi monstrueux que les réseaux sociaux qui ne cessent de s’infiltrer dans tous les interstices de notre réalité et coloniser chaque seconde de notre vie. Nous sommes devenus des êtres hybrides, entre une réalité virtualisée par notre mobile et ces virtualités qui réalisent notre obsession de nous-mêmes, une duplicité qui tend à rendre chaque jour plus problématique notre contact à l’autre, réduit au statut de follower ou de followable.

Nous sommes devenus un nouveau type d’entrepreneur et conduisons notre existence comme d’autres gèrent une entreprise, soucieux d’efficacité et de productivité.

Si la révolution industrielle avait eu pour conséquence un rapport matérialiste au monde, la révolution numérique que nous vivons tend pour sa part à le rendre cette fois résolument utilitariste. Nous sommes en cela devenus un nouveau type d’entrepreneur et conduisons notre existence comme d’autres gèrent une entreprise, soucieux d’efficacité et de productivité. Cette gestion de nous-mêmes, Francis O’Gorman la voit comme une caractéristique de notre contemporanéité, qu’il qualifie d’amnésique dans son ouvrage Forgetfulness. Pour l’auteur, le passé étant depuis la Révolution française devenu ce qu’il faut dépasser pour un à-venir en constante réactualisation, nous avons fini par trouver le présent d’un ennui mortel. Raison pour laquelle nous nous étourdissons de tâches à réaliser, de posts à écrire, de commentaires à liker et de loisirs à partager. Car le futur est lui aussi devenu décevant. Alors, ne nous reste plus qu’une sorte de présent « futuré » qui nous rend toujours plus impatients de « ce-qui-va-juste-arriver ». Et si la langue anglaise a le present perfect pour désigner une action en train de se faire, il semble que nous vivions quant à nous un present imperfect où ce qui est « en-train-de » se vivre se trouve instantanément « en-voie » d’être envoyé, commenté et renvoyé.

Ce sont alors le naturel et l’imprévu qui sont à présent en voie d’extinction. Tout se calcule, se profile, se filtre via des algorithmes. Tout se « taggue », se fait voir et se fait savoir, se met en scène, s’évalue. Le journal intime du XIXe siècle a cédé la place au mur Facebook. Quant à l’artiste, il est devenu communicant professionnel. Chaton a donc eu raison de demander ce soir-là au public de refaire la prise sur laquelle ses followers pourront l’écouter reprendre en chœur son refrain. Car à l’ère Facebook, l’approximatif n’est plus permis. De quoi s’interroger sur ce que seront les live de demain. Comprenez les concerts autant que les « vivre »…

 


Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, Chercheur associé au laboratoire Art des images et art contemporain (AIAC) et enseigne à l’Université Paris-8