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La mémoire du persil

Romancière

Peu cher, disponible en abondance et pourvu d’effets sur les cycles menstruels, le persil est l’ami des avorteuses argentines. Il est aussi l’ennemi de leur corps, provoquant des septicémies parfois mortelles, souvent invalidantes. C’est à ces méthodes archaïques que sont réduites nombre de femmes par le non moins archaïque refus du Sénat argentin, le 9 août dernier, de légaliser l’avortement. La vague d’indignation qui s’ensuivit révèle néanmoins que l’espoir n’a pas tari.

PEREJIL (subst. masc.) : PERSIL (subst. masc.)

Liz a sans doute lu la page web que j’ai sous les yeux. A moins qu’elle ait toujours su ce qu’on y explique.

Il semblerait qu’en dehors de ses propriétés culinaires, le persil ait pour vertu de permettre d’« interrompre une grossesse de manière efficace ». Consommée à très forte dose, la plante aurait « des effets emménagogues ».

J’ai préféré chercher le terme dans le dictionnaire, je n’étais pas sûre de savoir ce qu’il signifiait exactement. D’après le Trésor de la langue française, est emménagogue tout ce qui « provoque ou facilite le flux menstruel ». Jusqu’ici, tout paraît clair.

Sur la page que je viens de lire, on explique que l’effet emménagogue du persil serait le résultat de sa forte teneur en apiol et myristicine : les auteurs du site mexicain infoaborto.org ont l’air de savoir de quoi ils parlent.

Pour avorter avec du persil, voici la marche à suivre. Tout d’abord, il convient d’en boire une décoction au réveil durant plusieurs jours consécutifs, au minimum trois. Mais la prise de persil en décoction suffit rarement à provoquer un avortement. Si l’on veut mettre plus de chances de son côté, il est conseillé d’introduire des branches de persil dans le vagin immédiatement après avoir pris la boisson et de les garder durant 12 heures. Cette opération doit être effectuée deux fois par jour, précise-t-on sur le même site. Du persil dans le vagin pendant 12 heures, deux fois par jour, il me semble bien que cela couvre entièrement les 24 heures que met la Terre à tourner sur elle-même. Autrement dit, si l’on est vraiment décidée à interrompre une grossesse en se fiant aux supposées vertus emménagogues de la plante culinaire, il faut être prête à garder des branches de persil dans le vagin durant trois jours, voire plus, sans aucune sorte de répit – même s’il convient de remplacer les tiges une fois dans la journée. Des journées qui doivent débuter par l’ingestion de la tisane évoquée plus haut. Une boisson qu’un autre site conseille d’ingurgiter plutôt trois ou quatre fois par jour. On aurait ainsi encore plus de chances de voir fonctionner la méthode dite du persil. Une recette qualifiée par ailleurs d’« ancestrale ».

En Argentine, une femme risque jusqu’à quatre ans de prison si elle avorte en dehors du cadre légal actuel.

Voilà comment de nombreuses femmes essayent d’interrompre une grossesse non désirée dans les pays latino-américains où l’avortement est encore interdit et pénalisé, à savoir la plupart d’entre eux. Lorsqu’elles sont pauvres, du moins, et qu’elles ne peuvent pas se payer un avortement qui, quoique « clandestin », peut être pratiqué dans des conditions décentes dans un grand nombre de cabinets médicaux et de cliniques privées. Dans le plus grand secret et la plus parfaite clandestinité, même si tout le monde est au courant. Mais la sécurité de cette clandestinité-là, il faut pouvoir se la payer.

En Argentine, une femme risque jusqu’à quatre ans de prison si elle avorte en dehors du cadre légal actuel qui n’autorise les femmes à interrompre une grossesse que dans trois cas : lorsque la santé de la femme est en danger, en cas de viol ou lorsque la femme souffre de « déficience mentale ». Trois situations d’« exception » que l’on respecte en réalité assez rarement, notamment la deuxième. Car pour pouvoir bénéficier d’une IVG dans le cas d’une grossesse survenue après un viol, encore faut-il prouver que l’on a été violée… La loi date de 1921.

« Si beaucoup de femmes choisissent le persil pour avorter », m’explique Marcela, « c’est que la plupart des marchands de fruits et légumes le vendent très peu cher. Certains même le donnent gratuitement du moment qu’on leur achète autre chose. »

C’est sans doute pour cela qu’il y a quinze jours à peine Liz a choisi d’interrompre sa grossesse en appliquant cette vieille recette.

Le 12 août dernier, elle a été hospitalisée à Buenos Aires, dans le quartier de Belgrano, après une tentative d’avortement « maison » qui ne s’est pas passée comme prévu. Le médecin qui l’a examinée n’a pas eu à chercher longtemps l’origine du tableau de septicémie qu’elle présentait : le vagin de Liz était plein de persil. Les méthodes ancestrales, il connaissait.

Quand Liz est arrivée à l’hôpital de Belgrano, l’infection avait déjà gagné tout son corps. Les médicaments qu’on lui a administrés n’ont pas réussi à améliorer son état, pas plus que l’ablation de l’utérus qu’elle a immédiatement subie. Pourtant, à Belgrano, on ne l’a pas gardée après l’opération. Faute de lit, à peine quelques heures après l’intervention, Liz a été transférée à l’hôpital de Pacheco, à 25 kilomètres de là. Elle y est morte dans la nuit du 13 au 14 août 2018. Liz avait 34 ans et était mère d’un enfant de deux ans.

Le 14 août dernier : cela faisait moins d’une semaine que le Sénat argentin avait rejeté le projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse proposant la dépénalisation de l’avortement et l’accès gratuit à l’IVG pour toutes les femmes jusqu’à la 14semaine de gestation.

On a pu entendre durant les travaux parlementaires qui ont précédé le vote des députés quelques exposés mêlant les positions catholiques les plus traditionnelles à des développements hostiles au lobby pharmaceutique, aux grands groupes internationaux et à leurs intérêts.

Les députés avaient pourtant voté favorablement très exactement deux mois plus tôt, le 14 juin. La nouvelle avait alors suscité des cris et des larmes de joie aux abords du Congreso où près d’un million de manifestantes avaient veillé en attendant le résultat du vote des députés. Quelques hommes étaient aussi présents. Mais c’est l’écrasante majorité de très jeunes femmes qui a frappé les esprits. Beaucoup d’entre elles étaient de toutes jeunes filles, à peine entrées dans l’adolescence. Elles arboraient des foulards verts et leur visage était souvent décoré de paillettes – vertes également. Le vert : c’est la couleur qu’elles ont choisie pour dire leur espoir. Quant au choix du foulard, il est loin d’être anodin. Il renvoie à d’autres luttes menées en Argentine, à des mobilisations, si ce n’est féministes, du moins féminines, également portées et incarnées par des femmes : celles des Mères et des Grands-Mères de la Place de Mai qui ont choisi, il y a quarante ans de cela, le foulard blanc pour emblème. C’est que les femmes de la vague verte se revendiquent volontiers comme leurs filles, leurs petites-filles, voire leurs arrière-petites-filles. Ces dernières, on les appelle las chicas. C’est indéniable : le mouvement actuel est d’abord le leur. Elles l’ont investi, elles en ont pris possession. Elles le rendent joyeux, aussi, incroyablement ludique et festif.

Le 14 juin, de l’autre côté du Congreso, on manifestait aussi. Avec des foulards également, mais cette fois ils étaient bleus, une couleur qui résonne côté drapeau et côté Vierge. Les manifestants hostiles à la dépénalisation de l’avortement étaient moins nombreux, leurs rangs étaient moins féminins et, de toute évidence, beaucoup moins jeunes. Rien d’étonnant à cela : le camp des anti-avortement rassemble essentiellement l’Argentine catholique et traditionnelle dont le socle historique est davantage dans les provinces du nord du pays qu’à Buenos Aires. Mais le projet de loi a révélé des lignes de fracture parfois complexes, divisant à la fois les partis de la majorité et de l’opposition – d’ailleurs, on a pu entendre durant les travaux parlementaires qui ont précédé le vote des députés quelques exposés mêlant les positions catholiques les plus traditionnelles à des développements hostiles au lobby pharmaceutique, aux grands groupes internationaux et à leurs intérêts. Un cocktail assez bergoglien, quand on y pense. Le camp du non a bien failli l’emporter dès le 14 juin. Mais, créant la surprise ce jour-là, les députés indécis ont finalement opté pour la dépénalisation qui a été adoptée par le Congreso à 129 voix contre 125.

Le système bicaméral a pourtant donné le temps aux opposants à la loi de s’organiser afin d’empêcher son adoption par le Sénat. Quelques jours à peine après ce premier vote, en qualifiant l’avortement de « pratique digne des nazis » et de leurs méthodes visant à « purifier la race » – des déclarations assez peu relayées en Europe mais qui ont fait grand bruit en Argentine – le pape François faisait bien plus qu’afficher sa couleur à lui : la guerre que l’Église mènerait pour éviter l’adoption définitive de la loi serait totale. Violente. Abjecte. La sortie du pape intervenait après le référendum irlandais organisé au mois de mai dernier. En s’exprimant en ces termes le 17 juin, après le vote des députés mais avant celui des sénateurs argentins, c’était très clairement sur eux que le pape voulait faire pression. Le vote négatif du Sénat le 9 août dernier a marqué la victoire des foulards bleus. Pour le moment, du moins.

Le mouvement est né autour d’une réalité terrifiante : une femme meurt en Argentine toutes les 30 heures, victime de violences.

On estime qu’une cinquantaine de femmes meurent en Argentine chaque année des suites d’un avortement clandestin. Les avortements provoquent 80.000 hospitalisations par an, plusieurs dizaines de milliers de femmes en gardent chaque année des séquelles définitives. Ces avortements qui blessent et qui tuent sont rarement ceux qui ont lieu dans le secret des cliniques privées. Ce sont ceux qui se font avec du persil, des aiguilles à tricoter ou bien encore des cintres. Des recettes que l’on trouve sur internet mais qui sont anciennes. Ce sont de très anciennes manières de mourir, quand on est femme. Ancestrales, en effet. Tout le monde le sait, tout le monde l’a toujours su, mais il y a encore peu de temps, en Argentine, on n’en parlait que dans quelques cercles très restreints.

La parole s’est libérée ces dernières années, à une vitesse étonnante et salutaire. Le collectif « Ni una menos » dénonçant les violences faites aux femmes a marqué de ce point de vue-là un tournant. Le mouvement est né autour d’une réalité terrifiante : une femme meurt en Argentine toutes les 30 heures, victime de violences. La dénonciation de cette situation effroyable menée par le collectif féministe a très vite gagné la société toute entière. Médias, débats, scène artistique : soudain, la question du féminicide en Argentine était partout. Des artistes ont pris le sujet à bras le corps, comme la romancière Selva Almada dont le livre Chicas muertas (Les Jeunes Mortes, Métailié, 2015) est emblématique à la fois d’une prise de conscience collective et d’un sentiment d’urgence. Au mois de juin 2015, 300 000 personnes descendaient dans les rues de Buenos Aires autour du slogan « ni una menos », pas une de moins, une manifestation massive qui a surpris le collectif lui-même. Pour les femmes, plus rien ne serait comme avant.

Alors, oui : la loi sur l’avortement vient d’être rejetée par le Sénat. Pourtant je suis persuadée qu’elle finira par être adoptée. Dans un an, dans deux ans peut-être. Mais elle le sera car la société argentine a connu ces dernières années des mutations profondes. Surtout, parce que c’est la jeunesse qui les a portées et qui les porte. Tout le monde s’accorde sur un point : depuis le vote du Sénat, le foulard vert est encore plus présent qu’avant. On l’arbore autour du cou, au poignet ou noué à son sac-à-dos pour aller au lycée, même quand il est catholique. Et si quelques établissements ont opté pour l’interdiction du foulard, on affiche le vert autrement, avec une barrette, un ruban ou un bandeau. Sur la toile, les foulards verts se multiplient comme des petits pains et donnent lieu à toute sorte de montages photos : on le fait porter aux Beatles, à Evita comme à Mona Lisa. Une application permet de l’ajouter à son profil sur les réseaux sociaux.

Le foulard vert est de plus en plus souvent associé au foulard orange qui symbolise la demande de séparation de l’Église et de l’État, qui n’a toujours pas eu lieu en Argentine. En attendant qu’on sépare enfin les registres, beaucoup d’Argentins ont choisi de rompre à titre individuel avec l’Église catholique en se faisant débaptiser. Plus de 2 000 personnes s’étaient fait débaptiser au lendemain du vote négatif du Sénat. Plus de 3 000 nouvelles apostasies ont été enregistrées vendredi dernier. L’initiative est prise par des femmes et des hommes de tous les âges. Mais ce qu’on entend souvent dans les rangs des futurs apostats qui font la queue devant l’archevêché pour renoncer à leur baptême, c’est qu’à l’origine de leur décision, il y a la revolución de las chicas. Et leur indignation face à la pression exercée par l’Église pour étouffer leurs revendications.

L’ancien monde et ses traditions ancestrales faites de silence, de sinistres recettes et de mort n’auront pas le dernier mot. On est bien face à une vague. Le mouvement de las chicas en a la puissance déferlante. C’est pour ça qu’elles gagneront, en Argentine comme ailleurs en Amérique latine. « Nous sommes ensemble et décidées. C’est quelque chose qui nous emporte, qui nous traverse », dit Malvina, 19 ans. « Une fois que tu as vu et que tu sais, une fois que tu as compris ce qui est en jeu, tu ne peux plus faire comme si de rien n’était. Tu dois être là, avec toutes les autres, tu comprends ? » Oui. J’aimerais appeler cette détermination-là la memoria del perejil, la mémoire du persil.


Laura Alcoba

Romancière, Romancière, traductrice, maître de conférences à Paris Nanterre

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