Musique

Rap et médias, une longue histoire de défiance

Chercheur en sciences de gestion, Chercheur en sciences de gestion

La condamnation récente de Booba et Kaaris est venue mettre un terme au fait divers surtraité de l’été. Une nouvelle fois, nombre de médias se sont délectés de faire porter au rap une responsabilité sociale bien au-delà de ses enjeux artistiques. On peut y lire le dernier épisode de la relation houleuse faite de défiance, d’utilitarisme, de lutte de pouvoir et de recherche d’indépendance qui unit rap et médias – une histoire plus complexe qu’on ne l’imagine.

Aujourd’hui, le rap est partout : à la radio bien sûr, mais également dans les génériques d’émissions télé, les jeux vidéo, dans les reportages et les films, sur les réseaux sociaux et plateformes web, dans les cités et les beaux quartiers, dans les défilés haute-couture, sur le bitume, dans les stades, les librairies, les théâtres, les musées, dans les slogans des manifestations, le langage, la gestuelle… et même dans les colloques scientifiques ! Pourtant, le traitement médiatique du rap pose encore question. L’« affaire Booba/Kaaris » apparaît, en ce sens, symptomatique de la manière dont on « parle » du rap : faits divers, illégalité, marginalité et rejet de l’ordre établi. Le fait que les deux protagonistes, parmi d’autres, soient  des artistes et entrepreneurs à succès, positionnés au cœur d’un écosystème mêlant marques de vêtements, de spiritueux, médias spécialisés et labels de musique est généralement passé sous silence. Pour le comprendre, il faut considérer le traitement médiatique du rap sur le temps long, en analyser les évolutions, les ruptures et ce qu’elles nous disent des liens complexes qu’entretiennent le monde médiatique et celui du rap.

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Les médias, notamment grand public, ont commencé par se désintéresser du rap : les grandes radios et publicitaires craignaient principalement de voir leur image associée à ce genre et à ses clichés, notamment sur la banlieue, le rejet de la société et de l’ordre en place. Quelques émissions télévisuelles ont toutefois vu le jour, et d’abord H.I.P.H.O.P., présentée par Sidney alias Patrick Duteil dès 1984 sur TF1, même si elle était davantage orientée danse que rap. On peut également citer, un peu plus tard, RapLine, animée par Olivier Cachin, et stoppée au bout de trois ans. Cette émission, diffusée après minuit et qui oscillait entre 0,5 et 0,8 point d’audience a ensuite été remplacée par Fax’O, une émission de musique généraliste à 18h toujours animée par Olivier Cachin, mais qui abordait le rap parmi d’autres styles. Assistait-on enfin à l’entrée du rap en société ? Rien n’est moins sûr.

La légalisation des radios libres en 1981, mettant fin au monopole et à la tutelle de l’État sur les ondes a, de facto, encouragé l’apparition de radios associatives, comme autant de nouveaux espaces d’expression et de liberté pour le rap : citons, par exemple, l’émission de Dee Nasty et Lionel D sur Radio Nova (à l’origine de la découverte de NTM, MC Solaar, Ministère A.M.E.R. ou Assassin), ou encore Carbone 14, démantelée quelques années plus tard. Mais ce n’est qu’au cours des émeutes des banlieues d’octobre 1990 à mai 1991 que les médias grand public se sont intéressés non pas au rap, mais aux rappeurs : ces derniers étaient invités sur les plateaux TV moins en tant qu’artistes qu’en tant que « jeunes de banlieue », porte-voix d’une jeunesse incomprise, rôle qu’ils ne souhaitaient pas forcément remplir.

Le rap n’est principalement appréhendé en France qu’à partir d’une grille de lecture sociale, la dimension artistique étant oubliée, niée, voire même méprisée.

Ce phénomène, que l’on retrouvera plus tard durant les émeutes de 2005, souligne une réalité criante : le rap n’est principalement appréhendé en France qu’à partir d’une grille de lecture sociale, la dimension artistique étant oubliée, niée, voire même méprisée. Cette réalité symptomatique est toujours d’actualité. Le rap, et ses nombreuses implications sociologiques, ne sont bien souvent analysés qu’au prisme de la morale, comme microcosme anti-social qui « se construit contre », et à qui on le reproche.

À partir de 1996 et jusqu’aux années 2000, le contexte a progressivement changé, et la place du rap dans les médias a ainsi logiquement évolué. En 1996, la radio Skyrock décide de consacrer 80% de sa programmation musicale au rap français, alors qu’elle diffusait encore majoritairement du rock et de la pop quelques années auparavant. Ce choix était notamment lié à un contexte légal et réglementaire en évolution : le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) avait fixé des clauses en matière de diffusion de chansons francophones (passant de 12 à 20%), dans la continuité des lois Carignon et Toubon sur la francophonie (fixant notamment à 40% le seuil de diffusion de chansons d’expression française à des heures d’écoute dites significatives). Il est complexe de déterminer quel a été le rôle de Skyrock dans la démocratisation du rap en France, ou si c’est le rap qui a permis la démocratisation de Skyrock, mais il est certain que les influences furent réciproques, l’un portant l’autre, accompagnant la progression au sein de leurs deux mondes, leur système : un pari gagnant en somme.

Parallèlement, l’intensification et la massification de l’usage d’internet a eu un impact décisif sur la diffusion et le succès du rap en France : le web a d’abord été un nouvel espace d’expression pour les rappeurs, un espace de diffusion de contenus audio et vidéo, puis d’interaction directe avec le public, jusqu’à devenir un outil promotionnel à part entière. Les canaux Soundcloud, MySpace, YouTube et le premier des réseaux sociaux Facebook ont constitué des moyens nouveaux, rapides et peu coûteux de diffusion et de promotion de leur propre musique auprès d’une large audience, sans passer par les médias grand public, symbole d’un establishment dont, déjà à l’époque, le rap se méfie.

Du côté des artistes, la démocratisation progressive des technologies d’enregistrement audio et vidéo, ainsi que celle de l’informatique musicale (avec les premiers logiciels de musique assistée par ordinateur), encouragent la création artistique et la rendent accessible. Du côté des auditeurs, les modes de consommation musicale évoluent également : la dimension participative des plateformes web ou des réseaux sociaux émergents a permis de leur « donner une voix ». Internet devient le média rap par excellence, baromètre majeur du succès (ou du non-succès) des rappeurs, court-circuitant les médias grand public, complices, suspicieux… et désuets.

Entrée du rap à l’Université, ou entrée de l’Université dans le monde du rap ?

Forte de ces succès, l’image du rap commence progressivement à évoluer auprès de ces médias : la multiplication des disques d’or à la fin des années 90 (Doc Gynéco, IAM, NTM) et des concerts à guichets fermés, puis le fait que le rap ait été le moins impacté par la baisse générale des ventes de disques suite à la disparition annoncée du « format CD » ont contribué à cette évolution. La fin du « cacher ce rap que je ne saurais voir » ? Business is business. L’apparition de plusieurs types de rap, pour tous les publics, ainsi que la diversification des milieux géographiques (voire sociaux) des rappeurs, ont également facilité ce changement. Les rappeurs sont désormais invités dans des émissions ou interviewés dans des magazines de premier plan, qui les interrogent au même titre que d’autres artistes à partir d’un réel travail d’écoute et d’analyse critique. Pour couronner le tout, en 2003, Thomas Ravier publiait dans la Nouvelle Revue Française une analyse des textes de Booba, mettant en avant la capacité du rappeur à démystifier, être lucide, ironiser ou prendre de la distance… Entrée du rap à l’Université, ou entrée de l’Université dans le monde du rap ?

Dès 2000, les premières formes d’indépendance et d’auto-production des rappeurs via des labels présentés comme indépendants fleurissent. Cette indépendance est à relativiser, puisque lesdits labels nouent généralement des contrats de licence avec des maisons de disque, pouvant assurer la promotion et/ou la distribution physique du disque. C’est ainsi qu’à cette période, la quasi-totalité des albums rap s’étant vendu à plus de 100 000 exemplaires étaient soutenus par l’une des cinq grandes maisons de disque (Universal Music, Sony Music, EMI, Warner Music et BMG). Au niveau médiatique, des créneaux dédiés et pérennes sont progressivement apparus pour la diffusion d’émissions radios spécialisées (animées par DJ Kheops, Joey Starr…), ainsi que des magazines spécialisés (L’Affiche, Radikal, R.E.R., Groove, R.A.P.) qui se vendaient entre 10 et 25 000 exemplaires à leur apogée.

Dans la conscience collective, le rap n’est plus cet « effet de mode voué à disparaître ». Il est devenu une industrie à part entière, qui évolue, s’adapte et se recompose. Le rôle d’internet comme média rap est confirmé durant cette décennie : la dématérialisation de la musique, via le téléchargement puis le streaming, ont largement profité au rap, ce mode de consommation musicale correspondant aux nouveaux usages de son public. Ainsi, la musique rap apparaît comme la plus streamée (86 des 200 albums les plus écoutés et achetés en 2017 appartiennent à la catégorie des « musiques urbaines » comme on nomme pudiquement le hip hop). Alors que les médias traditionnels fonctionnent historiquement en communication unilatérale, le web permet l’échange réciproque, où l’auditeur-consommateur peut écouter ET répondre, se prononcer via des commentaires, des likes ou encore partager le contenu à son réseau, devenant de fait lui-même prescripteur. La dimension participative des plateformes web telles que YouTube et leur rôle de baromètre du succès prennent ici toute leur ampleur, jusqu’à donner lieu à des suspicions d’achats de vues et/ou de likes par certains artistes…

Plus que de simples artistes, les rappeurs deviennent, pour certains, leur propre « marque média » : face au rejet, mépris et/ou incompréhension des médias traditionnels, et avec l’explosion des réseaux sociaux tels qu’Instagram, Twitter ou Snapchat, le choix de produire et d’éditer eux-mêmes leurs propres contenus et supports publicitaires s’est progressivement imposé (« Pour nous, par nous, gravé sous la peau », chantait Booba dans son titre Nougat). L’exemple de l’émission-web Rentre dans le cercle est significatif de ce mouvement : dans une démarche semblable à de la coopétition, combinant coopération et compétition, les rappeurs, sous la houlette de l’artiste Sofiane, se livrent à des performances lyriques entrecoupées d’interviews de « la crème de la crème » des experts en rap.

Certains rappeurs français créent leur propre écosystème, s’inspirant des réussites américaines telles que Dr Dre, P. Diddy ou Jay-Z.

Ce choix de devenir leur propre marque-média se traduit dans les stratégies de communication et de promotion inédites : relation directe et animation d’une communauté de fans (fanbase) engagée et partie-prenante (vues, likes, partages voire opposition avec une communauté de fans d’un rappeur concurrent), suivi quotidien via les réseaux sociaux (à partir des stories, pages dédiées ou comptes certifiés), diffusion de contenus en exclusivité, participation du public à la création artistique (choix des thèmes, des « instrus ») ou à son financement (crowfunding)… Il n’y a toutefois pas de règles en la matière, et cette relation avec les fans-consommateurs peut aller d’un Sofiane qui retweete en personne presque tous ses fans, au groupe PNL qui cultive une quasi-absence médiatique.

Plus globalement, certains rappeurs français créent leur propre écosystème, s’inspirant des réussites américaines telles que Dr Dre, P. Diddy ou Jay-Z : musique, marque de vêtements, de chaussures, parfums, produits dérivés, médias, boissons, conseil… D’autres deviennent des égéries de marques (Sofiane et S.Pri Noir pour Adidas, Youssoupha et Alonzo pour Puma ou encore Moha La Squale pour Lacoste), ce qui achève de confirmer leur nouveau rôle de prescripteurs.

Mais plus qu’un business, cette culture de l’autopromotion et de l’indépendance vis-à-vis des médias traditionnels apparaissent comme des gages de liberté et d’authenticité. Des médias web d’information propres au rap se sont développés sur les ruines de la presse papier, essentiellement créés et gérés par des passionnés : L’abcdrduson, Booska-p, HipHopReverse. Certains auditeurs passionnés ont également créé leur propre chaîne YouTube d’analyse critique des dernières nouveautés comme Amine et Hugo par exemple. Un site participatif d’interprétation et d’explication des textes rap, Rap Genius, a même vu le jour donnant naissance à une sorte d’encyclopédie du rap faite par les auditeurs eux-mêmes.

Le rap s’est donc affranchi progressivement des médias grand public, en réponse ces derniers essaient, du moins en façade, de « rapiser » leur image, et diffusent notamment certains tubes rap en générique ou en fond sonore, invitent des rappeurs à succès sur leurs plateaux, ou en les affichant en couverture de magazine, comme gage de leur « coolitude » : le rap comme faire-valoir, comme « moyen de » , mais jamais comme un art, comme une fin en soi, encore et toujours… Toutefois, cette tentative de rapprochement ne se fait pas sans dommages : les médias traditionnels font état d’un manque criant de « culture rap », et se ridiculisent en accueillant encore certains artistes en mimant des pistolets avec les doigts ponctués de « yo-yo », ou en se focalisant sur leur apparence ou leurs « faits divers » plus que sur leur musique. Rarement invités pour la seule sortie d’un disque, les rappeurs le sont volontiers pour la promotion d’une activité complémentaire : auteur d’un livre, acteur dans un film, comédien dans une pièce de théâtre, rédaction d’une tribune médiatique en lien avec l’actualité…

C’est désormais aux médias mainstream de convaincre les rappeurs de faire appel à eux.

Aujourd’hui, le rapport de force s’est inversé : en se développant en dehors des circuits classiques, et notamment dans une relation de défiance face aux médias traditionnels, le rap tend progressivement vers une indépendance vis-à-vis de ces acteurs qui l’ont si longtemps méprisé. C’est ainsi qu’un groupe comme PNL a pu multiplier les disques d’or et de platine sans aucune présence physique dans les médias, allant même jusqu’à envoyer un singe les représenter dans la semaine Planète Rap sur Skyrock dédiée à la sortie de leur troisième album. C’est désormais à ces médias de convaincre les rappeurs de faire appel à eux. Idem pour les journalistes rap : lors de la tristement célèbre bagarre entre les rappeurs Booba et Kaaris, de nombreux médias ont essayé, en vain, d’inviter des journalistes reconnus et réputés dans le milieu rap. Tous ont refusé, expliquant que les médias grand public ne faisaient appel à eux que pour parler du rap « en mal ».

Cette obsession pour le contrôle du terrain et le pouvoir est inhérente au monde du rap, et évoquée d’ailleurs dans la plupart des morceaux. Toutefois, l’indépendance ainsi acquise est à nuancer : le poids et le rôle des maisons de disque est toujours très important, passant principalement par des labels spécifiques, plus autonomes que véritablement indépendants. Ces derniers peuvent ainsi entrer directement en contact avec les plateformes de streaming pour mettre en avant leur(s) artiste(s), tout en s’adaptant aux demandes des rappeurs autour de leur liberté artistique, du merchandising et de la vente de produits dérivés. Les labels peuvent alors tenir le rôle de coach des rappeurs : conseil dans l’utilisation de leurs réseaux sociaux, dans leur stratégie globale, suggestion de contenus à publier, proposition d’opérations de communication, mise en place de jeux-concours. Au final, en 2016 et 2017 les principaux succès rap ont été produits et/ou distribués par des labels issus de grandes maisons de disque (Universal, Sony et Warner).

Jusqu’à présent, les médias mainstream restaient au moins garants des « succès grand public ». Mais là aussi, leur pouvoir de prescription est en déclin. Skyrock, longtemps considéré comme la seule passerelle rap vers le grand public, est aujourd’hui moqué et snobé par de nombreux rappeurs comme dans cette punchline assassine de Booba : « Tu connais rien au son comme Fred de Sky » (« Abracadabra », 2010). La station qui se dit « première sur le rap » ne propose même plus d’émissions spécialisées dans la diffusion et la promotion de nouveaux talents comme par le passé Total Kheops, Bumrush ou Couvre Feu.

Les relations entre rap et médias ont donc bien évolué, mais demeurent tumultueuses : longtemps méprisé par les médias, le rap est entré dans une quête d’indépendance et d’auto-promotion. Ces deux mondes se regardent, se testent, se toisent parfois, se rejettent souvent, mais ne peuvent totalement s’ignorer. L’un et l’autre sont, chacun à leur manière, un miroir de notre société : parfois déformant, parfois fidèle, ils disent quelque chose de notre quotidien, et plus largement de nos vies. La mise en abyme de ces deux miroirs est à l’image de leur relation : imbriquée et complexe. Pas surprenant donc, que Booba, en réaction à la publication de son portrait dans M, le magazine du Monde sous le titre « Le mauvais garçon », réagisse dès le jour de sa publication via Instagram pour critiquer ce titre « aguicheur ».

 


Tarik Chakor

Chercheur en sciences de gestion, Maitre de conférence à l'Université Savoie Mont Blanc à l'Université du Mans

Hugo Gaillard

Chercheur en sciences de gestion, doctorant à l'Université du Mans