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La nuit tombe sur Rio

Historien

Le 28 octobre prochain, Jair Bolsonaro a de grandes chances d’être élu président du Brésil. À peine déguisée en lutte contre la corruption, cette probable victoire constitue une attaque contre les institutions démocratiques et une menace pour les avancées socio-économiques aussi récentes que fragiles.

Voici ce qu’on a récemment pu entendre au Brésil : « La jaquette, fais gaffe, Bolsonaro va tuer des pédés ! » Nous n’avons pas affaire ici à des propos d’un autre temps, ces termes ont été criés dans les métro de São Paulo, Rio de Janeiro et Belo Horizonte les 8 et 9 octobre derniers par des supporters de Jair Bolsonaro, candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle brésilienne. La violence qui semble avoir gagné le pays est passée à un stade supérieur, au moment où un capoeriste de la région de Salvador, Mestre Moa do Catendê a été assassiné, poignardé à douze reprises, pour avoir critiqué Bolsonaro. Dimanche 7 octobre, les Brésiliens ont voté pour le premier tour de l’élection présidentielle. Je m’attendais à un résultat impressionnant de celui qu’un article du Figaro appelle « Le petit Hitler tropical », je n’aurais jamais pu l’envisager aussi élevé (46 %).

Ce week-end je suis allé voter, considérant mon passeport et mon titre d’électeur comme des armes que j’espérais suffisantes à combattre une candidature qui a d’importants caractères fascistes. Mon réveil n’a pas manqué de me donner un terrible sentiment de « gueule de bois ». Et pourtant, à y réfléchir, cette situation est le fruit de plusieurs années d’irrespect des lois et du fonctionnement démocratique du pays, d’entretien de la haine, de fausses informations et d’opposition des gens les uns aux autres.

À l’automne 2010, Lula quittait le palais du Planalto après deux mandats. Si quelques affaires avaient éclaboussé le PT au cours des deux mandats de l’ex-président (Mensalão, scandale de corruption ayant touché le PT en 2005), celui-ci partait dans un contexte favorable, avec plus de 80% d’opinions positives après ses deux mandats, et sa dauphine PT, Dilma Rousseff, avait été élue dans un fauteuil ; le pays semblait tenir face à la crise de 2008 et attendait la coupe du monde de football pour 2014 et les Jeux Olympiques de Rio de Janeiro pour 2016. Mais la crise a frappé de plein fouet le Brésil par la suite (dès 2011), sur fond d’affaires, de polarisation politique extrême et de volonté profonde d’une certaine droite rancunière de prendre une revanche sur ce Brésil dont le paysage ne correspond plus à leurs normes, un Brésil où des gens modestes peuvent accéder à la consommation, partir en vacances ou même simplement manger (sortie du Brésil de la carte de la faim de l’ONU), progrès exceptionnels amenés par les années au pouvoir du PT.

Cette haine radical du PT semble totalement irrationnelle : elle se fonde sur un ressenti, sans tenir compte des données socio-économiques.

Si les mouvements sociaux de 2013 étaient partis, dans le contexte de préparation de la coupe du monde de 2014, de bonnes questions (prix du ticket de transports, demande de voir les mêmes investissements dans le service public que dans la construction des stades, etc.), le mouvement a rapidement été récupéré à droite, et a donné naissance à un mouvement de haine radical du PT. Cette haine semble totalement irrationnelle : elle se fonde sur un ressenti, sans tenir compte des données socio-économiques. Ses opposants estiment que le PT a détruit le pays, ils parlent de corruption, soulignent l’attente infinie dans les hôpitaux, le sentiment de détresse dans la société, etc. Si ces sentiments sont souvent de bonne foi, ils ont atteint aujourd’hui un degré d’irrationalité tel que même les données officielles d’organismes brésiliens (IBGE, FGV, etc.) comme internationaux (ONU, FAO, etc.), plutôt favorables au PT dans l’ensemble, ne sont pas pris en compte ; seule importe actuellement cette impression par-dessus laquelle les mensonges politiques soufflent les braises.

En 2014, Dilma Rousseff, la présidente qui succédait à Lula depuis 2010, ancienne opposante aux militaires sous la dictature, a été réélue, mais avec une majorité assez faible pour que le parti de droite (PSDB) de son adversaire, Aecio Neves, refuse dans un premier temps de reconnaitre sa défaite. Dilma Rousseff a par ailleurs eu à faire face, lors de la même élection, au congrès le plus conservateur depuis la fin de la dictature et à une situation économique toujours extrêmement fragile. Depuis mars 2014, par ailleurs, une opération anti-corruption de grande ampleur, l’opération Lava Jato (Kärcher) explore la corruption d’une bonne partie de la classe politique brésilienne. Le PT, pourtant le parti le plus médiatisé dans ces affaires, n’y est pas le plus mouillé. Dilma Rousseff est particulièrement affaiblie au début de ce nouveau mandat et, dès mars 2015, d’importantes manifestations des restes du mouvement de 2013 organisé sous le nom de Movimento Brasil Livre (MBL) exigent notamment sa destitution. Fin 2015, une demande d’impeachment est déposée contre la présidente et signale des pédalages fiscaux (une manœuvre comptable visant à faire reposer sur des banques publiques un ensemble de dépenses incombant au gouvernement durant l’année 2014).

Si cette manœuvre est hautement contestable, elle ne constitue pas un crime de responsabilité, condition sine qua non pour engager une procédure en destitution. Perdant peu à peu le soutien de tous les partis centristes liés à sa coalition (PMDB, PP, PRB, PSD), Dilma Rousseff voit une procédure d’impeachment largement anticonstitutionnelle s’ouvrir contre elle. Le 17 avril, la chambre des députés vote cette procédure, malgré son caractère anticonstitutionnel, au cours d’une séance d’assemblée ayant trait à un cirque où les députés favorables à l’impeachment ont dédié leur vote à la famille, aux travailleurs, à la patrie, aux enfants, aux animaux de compagnie…

Dans un pays aussi polarisé et aux institutions aussi fragiles que le Brésil, le non-respect de la Constitution est la porte ouverte à toutes les turpitudes.

Si les partis de droite et de centre-droit ont cru se défaire durablement du PT et ont souhaité pouvoir, lors des prochaines élections prévues pour 2018, en récolter les fruits, il faut cependant souligner ici un précédent particulièrement grave : dans un pays aussi polarisé et aux institutions aussi fragiles que le Brésil, le non-respect de la Constitution est la porte ouverte à toutes les turpitudes, ce que n’ont pas manqué de nous apprendre ces dernières années. Plus que toute chose, la tentation du pire existait sans doute depuis des années ; l’affaiblissement de l’État comme du PT et l’irrespect du fondement de la Nova Republica allait ouvrir la porte au pire. Le vice-président a pris la succession de Dilma Rousseff et lancé des politiques d’austérité propres à détruire une bonne part des acquis des années de pouvoir du PT. Il quitte aujourd’hui le Planalto avec plus de 95 % d’insatisfaction populaire et après le premier tour de la présidentielle, le 7 octobre dernier, il semble que le centre et la droite démocrate sont les tendances politiques les plus discréditées, au profit d’une autre droite, dans une classique optique « plutôt Hitler que Jaurès ».

Parmi les députés qui ont démis Dilma Rousseff en dédiant leur vote à tout leur entourage, l’un d’entre eux s’est fait connaitre de manière particulièrement ignoble en dédiant son vote à la mémoire de Carlos Alberto Brilhante Ustra, un des principaux tortionnaires de la dictature brésilienne qui avait lui-même supervisé la torture de Dilma Rousseff. Comme tout Brésilien doté d’un semblant de culture historique, ce nom n’a pas manqué de me mettre très mal à l’aise. Dans un contexte d’irrespect total de la Constitution de 1988, le rappel de ce nom renvoie aux heures les plus noires de la dictature militaire brésilienne qui a sévi au Brésil entre 1964 et 1985, comme à la révolte profonde que provoque toujours en moi le fait que cette dictature n’a, contrairement à celles qu’ont vécu l’Argentine et le Chili, jamais connu de véritable purge judiciaire (si l’on excepte le travail sans conséquence pour les militaires de la Commission Nationale de la Vérité). Ustra, responsable du DOI CODI de São Paulo (Département des opérations de l’information – Centre des opérations de défense internationale) où de nombreux opposants à la dictature ont été torturés et sont décédés, est lui-même mort en 2015 sans avoir été inquiété. Parmi les torturés, Dilma Rousseff.

Qui avait pu remuer à ce moment de manière aussi sale un des pires souvenirs de la dictature brésilienne ? C’est ainsi que s’est fait connaitre du brésilien moyen le député Jaïr Bolsonaro, insignifiant député d’extrême droite depuis 25 ans, capitaine de réserve ayant servi pour la dernière fois dans les années 1980. C’est par le biais de cette outrance que le personnage est devenu célèbre au-delà d’un cercle assez restreint de connaisseurs de la politique brésilienne. Il lui a suffi d’embrayer sur des thèmes qui plaisent dans la société brésilienne : un discours de sécurité, fût-il violent et autoritaire, la stigmatisation systématique de communautés entières de la société brésilienne (LGBT, Noirs), couplée à un discours bien souvent machiste qui réduit le féminisme à une image presque toujours caricaturale.

La demande de définition de ce qu’est ce « citoyen de bien » aboutit toujours à la même chose : un essai de définition inclusive visant à se concilier son interlocuteur.

Au temps des crises et des colères, Bolsonaro n’a eu qu’à attiser les problèmes d’une société brésilienne plus clivée que jamais et où la criminalité est en hausse pour proposer sa mesure phare : l’armement libre du « citoyen de bien ». La demande de définition de ce qu’est ce « citoyen de bien » auprès des électeurs de Bolsonaro aboutit toujours à la même chose : un essai de définition inclusive visant à se concilier son interlocuteur, « des gens comme toi ou moi », puis affichage des dangers de la société brésilienne avant de conclure qu’ « un bon bandit est un bandit mort », nouveau slogan des bolsonaristes, pour enfin, s’ils n’ont réussi à nous convaincre, nous insulter en se disant que définitivement, il faut des armes contre les gens comme nous.

Et pendant le temps d’émergence de ce nouveau candidat, les Brésiliens se sont rendus compte qu’il avait un passé qu’il assumait. Si en 28 ans dans sa fonction de député, Bolsonaro n’a été force de proposition législative qu’à deux occasions, il n’a cependant pas manqué de faire des déclarations au fil des années, déclarations qu’il semble pour la plupart assumer : en faveur de la torture, en faveur d’un coup d’État ou d’une guerre civile, contre la communauté LGBT, exprimant son mépris des afro-descendants, reconnaissant qu’il est normal que les femmes soient moins payées (car elles tombent enceintes) ou encore, récemment, soulignant que la dictature avait fait une grave erreur : elle avait certes torturé mais pas assez tué. Et cette outrance séduisait de plus en plus d’électeurs.

En deux ans et demi, Bolsonaro a su mettre en place des propositions dangereuses comme le libre armement des citoyens (autour duquel il communique régulièrement en mimant avec ses doigts un pistolet, signe désormais repris par ses électeurs), instiller dans la société un discours de profonde haine certes basé sur le « Tous pourri » mais visant plus particulièrement le PT, et induire l’idée qu’il était l’homme providentiel face au risque communiste. En effet, le communisme semble être devenu le grand repoussoir de cette campagne Bolsonaro. Le PT est réputé vouloir mettre en place le communisme au Brésil et faire du pays un nouveau Venezuela ou un nouveau Cuba. Et pas uniquement le PT : il semble que toute opposition au candidat d’extrême droite ne peut venir que de communistes mal intentionnés. Ce discours semble avoir atteint son plus haut point de ridicule lorsque Francis Fukuyama, le chantre du néo-libéralisme des années 1990, qui considérait que la fin du communisme en URSS et en Europe de l’Est signait la fin de l’Histoire, s’est vu décrit, pour avoir critiqué les électeurs de Bolsonaro, comme un dangereux communiste.

Dans le prolongement du coup d’État institutionnel de 2016, on a réussi à rendre Lula inéligible.

Jusqu’au mois d’août, Bolsonaro n’avait que des chances très réduites d’être élu : il n’était que second dans les sondages et à une grande distance du premier classé, l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva, qui devait représenter le PT cette année, mais que dans le prolongement du coup d’État institutionnel de 2016, ou du moins dans la même logique, on a réussi à rendre inéligible. Les procès pour corruption qui le poursuivent et lui valent d’être emprisonné depuis le mois d’avril dernier n’ont toujours pas vu l’accusation présenter de vraies preuves, mais il semble que malgré tout, une bonne partie de la classe politique et un système judiciaire brésilien fort politisé s’entendent pour maintenir le président à distance de la présidentielle (et ce malgré l’avis du comité des droits de l’homme de l’ONU qui le jugeait en droit de se présenter).

Une fois Lula sorti du jeu et remplacé par celui qui devait être son vice-président, Fernando Haddad, il semble que Bolsonaro ait pu accéder à la première place dans les sondages (le report des voix en faveur de Lula n’a pas été l’évidence) car Haddad a eu peu de temps pour faire campagne et l’extrême droite s’est sentie plus forte que jamais. Un des nouveaux éléments du côté de la campagne de Bolsonaro est lié à l’usage massif de fake news, de montages malhonnêtes ou de mensonges politiques qui bien qu’énormes trouvent leur public lors de leur diffusion sur internet. Bolsonaro a ainsi brandi la traduction de la BD française Le Guide du zizi sexuel d’Hélène Bruller et Zep, prétendant que l’ouvrage faisait partie d’un « kit gay » distribué dans les écoles à l’époque où Haddad était ministre de l’Éducation (2005-2012) et visant à inciter les enfants à l’homosexualité. Si dans les faits tout ceci est une manipulation, que le programme mis en place par Haddad était un programme de lutte contre les discriminations, que ce livre n’en a jamais fait partie et qu’il est bien innocent et lu par une bonne part des adolescents en France, il semble que les supporters de Bolsonaro aient diffusé en boucle cette affaire de « kit gay », jusqu’à ce que le Tribunal Supérieur électoral finisse par interdire cette fausse information.

Dans le même esprit ont circulé sur internet des montages photos de la candidate à la vice-présidence qui serait devenue commandante d’une guérilla de « femens brésiliennes » envahissant les églises en tenue d’Eve ou aurait, tatoués sur tout le corps, des visages de Fidel Castro et Che Guevara. Pendant ce temps, Jaïr Bolsonaro, poignardé lors d’un meeting le 6 septembre dernier, en profite pour faire campagne a minima et refuser tout débat présidentiel en présentant des certificats médicaux. La chose pourrait être compréhensible si celui-ci n’avait pas eu le cynisme de donner deux heures d’interview à des journalistes complices sur une chaine concurrente à l’heure exacte du débat du premier tour de la présidentielle. Voici donc une situation où un candidat aux forts accents fascistes est arrivé au second tour d’une présidentielle sans débattre et semble particulièrement bien positionné pour le second.

Depuis le 7 octobre en effet, la course au second tour est lancée, la violence des supporters de Bolsonaro semble ne connaitre aucune limite : des déclarations de haine envers les LGBT (nombre d’entre eux ont été molestés et on a vu récemment les premiers crimes homophobes commis par des supporters de Bolsonaro) aux meurtres de soutiens de Fernando Haddad, comme Mestre Moa do Catendê, lardé de douze coups de couteau. Au moment où l’on découvre que des entrepreneurs auraient financé des diffusions massives de fake news en faveur de Bolsonaro sur Whats’app, la haine dans la société semble avoir atteint des proportions inédites (ce que Bolsonaro refuse de condamner et dit ne pas contrôler). Le pays marche à nouveau en équilibriste au bord de l’abime. La nuit tombe sur Rio, São Paulo, Porto Alegre, Salvador, Recife, sur ce pays auquel je tiens tant, et je crains fort que dans une semaine il faille se dire en repensant aux quinze dernières années, avec une pointe de nostalgie, que c’était bien et que malheureusement il y a peu de chances que les prochaines soient aussi réjouissantes.


Etienne Sauthier

Historien, Professeur d'histoire-géographie en lycée