Art

Comment Neïl Beloufa cure l’art contemporain

Critique d'art

Pour le Vingtième Prix de la Fondation d’entreprise Ricard, l’artiste Neïl Beloufa joue le rôle de commissaire d’exposition et profite de l’occasion pour tenter de désactiver certains des poncifs qui enclavent l’art contemporain. Fin observateur de son époque, il expose des œuvres sans les commenter et nous laisse sciemment face à notre perplexité.

La critique moderne émergea à partir du moment où l’art, affranchi du culte et de la commande, fut conceptualisé comme création du nouveau. De cette déclaration d’autonomie naquit une nouvelle forme de dépendance entre les acteurs. Artistes, critiques, commissaires, galeristes, institutions et collectionneurs reconfiguraient le monde de l’art en un système quasi fermé tournant comme un disque rayé autour de la sempiternelle valorisation du Contemporain. De nouveauté en nouveauté, l’Art Contemporain se consolidait en instance de validation ou d’exclusion, multipliant les poncifs et perdant en singularité. Les acteurs de son écosystème cherchaient sans cesse à se réinventer, tandis que l’Art Contemporain faisait de la porosité des pratiques, des rôles et des supports son terrain de jeu privilégié. Détournant ainsi l’attention de ce qui devait nous retenir, nous ne voulions pas voir que ce qui dépérissait sous nos yeux était, en réalité, l’art et son expérimentation.

Labélisé par les experts et les formats de monstration, l’Art Contemporain se mit à fonctionner comme un système international où furent imbriqués marché de l’art, institutions privées et d’États, écoles des beaux-arts et lieux des discours. Devenue un rouage de ce système, la critique artiste des spécialistes devint ces dernières années, et sous la plume de Boris Groys ou encore de Bruno Latour, l’aveu d’un essoufflement, tout du moins l’enjeu d’une perte d’autonomie menant Hal Foster à parler de «  conditions post-critiques  » (« Post-critical », October, n°139, hiver 2012). Sans cesse digérée par le système qu’elle tentait de dénoncer, la critique s’enfonçait dans des sables mouvants à mesure qu’elle s’agitait. Telle était le «  complot de l’art  », examiné par Baudrillard et la logique du nouvel esprit du capitalisme. La plus belle représentation de ce système était sa critique. Lorsqu’un même discours peut être utilisé par des pouvoirs ennemis, quelle marche de manœuvre reste-t-il à la critique ?

C’est sur la base de cette compréhension complexe des relations de dépendance et de domination, d’instrumentalisation et de collaboration, que naquit la proposition de Neïl Beloufa au Palais de Tokyo, au printemps dernier. Conscient que le musée est un lieu de légitimation d’idéologies et de propagande, auquel chacun participe de manière plus ou moins involontaire, Beloufa assume sa position de «  gagnant-gagnant  ». À l’image de Gustave Courbet qui capitalise sur son propre engagement et dont il installe un tableau en guise d’introduction et de point de sortie du parcours, l’artiste-commissaire pointe les paradoxes d’une société morale en conflit avec elle-même, au risque de reconduire, selon des perspectives rotatives, les débats houleux liés à l’appropriation culturelle, aux fake news ou aux théories du complot.

L’ennemi de mon ennemi, titre de son exposition, annonçait la couleur et le cercle vicieux dans lequel elle se lovait. «  Ici pas de méchant, pas de gentil  », avait précisé l’artiste-commissaire. «  J’avais envie que l’exposition s’autocritique, s’autodétruise, laisse le spectateur libre de choisir comment il construit  », commentait-il au micro de Marie Richeux, sur France Culture. Pour Beloufa, «  l’humanité est dressée à se positionner, ce qui a pour effet de conforter une dialectique clivante qui maintient tout en place  ». L’art est devenu une industrie régie par les mêmes codes que le monde globalisé, et chacun a désormais les moyens de s’exprimer en tant qu’artiste ou critique, en produisant un commentaire raisonné sur ce qui nous entoure. Comment dès lors reprendre en main la dimension symbolique et critique autrefois réservée à l’art  ? Comment faire pour que l’enrobage du musée ne stérilise pas la matière qui s’y installe  ?

Sans jugement, ni morale, ni même posture d’autorité, la proposition de Beloufa et du commissaire d’exposition Guillaume Desanges installait la matrice instable par laquelle la critique se réinventait sans craindre d’être phagocytée en retour. L’exposition était profuse et dynamique, sans cesse réactualisée par des robots qui déplaçaient toutes sortes de «  forces-formes  » réalisées de bric et de broc. Jouant des représentations de la guerre et des logiques de propagande, elle mimait et minait le monde de flux avec lequel on négocie chaque jour. Ouverte par les bords, elle interdisait toute réduction binaire et tentait d’embrasser la complexité en assumant sa part de contradiction et de contre-vérité. L’exposition était en cela «  indominable  » et ne pouvait, dans le même temps, dominer la pensée du spectateur, car elle générait ses propres outils conceptuels. S’inclure dans la position de dominant que l’on critique, le retournement était malin et inattaquable : «  l’ennemi de mon ennemi  », c’est moi.

Beloufa, en fin observateur de son époque, met en scène les nouvelles coordonnées du contemporain.

Après avoir décortiqué les mécanismes de représentation du pouvoir, avec autant d’éléments appartenant au champ de l’art institutionnalisé que du quotidien, de la politique à la publicité, des réseaux de communication à l’histoire, Neïl Beloufa profite de sa nouvelle invitation par la Fondation d’entreprise Ricard pour tirer les fils d’un autre aspect de l’art contemporain autocentré, dans le vœu non avoué de désactiver les poncifs qui l’enclavent.

Dans le monde réellement renversé, la porosité des postures et des fonctions atteint son paroxysme. Depuis longtemps l’exposition était devenue le lieu d’une pensée en acte : Marcel Broodthaers avait prouvé que le musée pouvait devenir un matériau de réflexions plastiques, et Buren avait dénoncé l’abus de pouvoir du commissaire qui instrumentalisait les artistes au service de sa méta-œuvre. Le temps était passé et la question de savoir si le curateur était un artiste n’intéressait guère que les conservateurs. Aux grands discours se substituait un désir de compagnonnage qui renforçait la coopération entre les acteurs, au profit parfois d’institutions en attente de création relevant d’une invention à la puissance deux. Le format de l’exposition se dilatait. Celle-ci n’était plus simplement un espace de jeu et de circulation dans les mains d’un curateur, elle était un temps de recherche et de création. Ainsi se dynamitait le médium exposition vers l’instauration de plateformes, se dynamitaient également les instances de validation pour une expérimentation sans finalité, dont le projet incarnait une forme d’art en soi et dont le modèle controversé s’exportait à toutes les sphères de la société.

Beloufa, en fin observateur de son époque, met en scène les nouvelles coordonnées du contemporain. Il les expose sans les commenter et nous laisse face à notre perplexité, si ce n’est face aux œuvres. Et pour cela, rien de tel que de boucler l’exposition par une aporie. Le Vingtième Prix de la Fondation d’entreprise Ricard, titre de l’exposition éponyme de l’artiste-commissaire, réfléchit sa condition en même temps qu’il l’annule.

L’art était autocentré, comme ses sujets de prédilection. Il se pensait par les marges mais ne cessait de les élever au rang de nouveaux centres. L’opposition renforçait ce qu’elle dénonçait, et l’institution consolidait un calibrage estampillé «  AC ». Neil Beloufa fait partie de ces artistes-saboteurs qui ont compris que pour sortir d’un espace enclavé, il suffisait d’opérer des brèches et de vite les abandonner pour éviter qu’elles ne deviennent de nouveaux paradigmes. Aussi est-ce par la volonté d’effacer sa position de dominant et sa dimension auctoriale que s’affirme un parti pris nonchalant mais néanmoins vindicatif. On attendait certainement de Beloufa une exposition manifeste, un choix d’artistes de sa génération, ou flirtant avec ses horizons artistiques. Rien de tel. « Décevoir est un plaisir  », écrivait Deleuze. Lorsque les attentes déterminent à l’avance ce à quoi doit ressembler l’art contemporain, dans une institution réputée pour son caractère prospectif, le risque est que cela n’intéresse plus personne. D’où le choix de pièces qui ne construisent pas un ensemble, mais qui posent des questions de réévaluation culturelle de manière positive, afin de régénérer de l’art.

Les œuvres affirment leur autonomie, elles ne cherchent pas à faire de l’art qui ressemble à de l’art

À la mise sous curatelle du curating et aux discours pontifiants sur le care, Beloufa préfère «  curer  », gratter, nettoyer, racler la couche de sédiments venus se déposer ces dernières années sur les formes de l’art. Mettre à l’épreuve nos jugements et sortir de notre zone de confort. Si l’artiste est invité à « commissarier  » et des commissaires à «  artistiquer  », en creux de ce programme, qui ne s’en veut pas un, Beloufa cherche les moyens de saper la chaîne de réception.

Pour ce faire, Beloufa invite des collectifs qui n’en sont pas – à l’image de Has been, hélas qui ouvre le parcours par une première exposition dans l’exposition signée à plusieurs mains (Camille Besson, Raphaël Rossi, Maxime Testu et Victor Vaysse) – ou encore un duo de commissaires South Way Studio, qui présente un ensemble d’artistes dont le nom s’efface au profit d’une vision commune et mystique.

La plupart des œuvres sélectionnées sont celles d’artistes émergents, mais ont surtout en commun quelque chose de décalé, voire d’inapproprié. Les vidéos disséminées dans l’espace de Liv Schulman construisent des thèses qui s’autodétruisent. Les monologues des détectives incarnent des situations, parfois absurdes ou paranoïaques, dont la critique semble se retourner contre eux. Meriem Bennani, dans sa vidéo Fly, suit le point de vue d’une mouche en intégrant une pluralité de régime d’images issus de la sphère audiovisuelle. Tout comme dans les épisodes de Shulman, se lit ici une prise en considération des formes mineures de la vidéo, des telenovelas à la télé-réalité, du document aux clips, en passant par l’univers anarchique des images sur le web et de la téléphonie mobile. Anne le Troter fait des pièces sonores dont l’installation semble le prolongement, voire le prétexte. Ludovic Boulard Le Fur développe une production quotidienne et excédentaire dans laquelle se mélange ce qui appartient à l’ordre du déchet et à celui de l’œuvre. Victor Yudaev suit ses propres obsessions, ici l’envie d’arrêter la cigarette, et installe un ensemble de sculptures et d’objets semblant tout droit sortir de son atelier. Le bon goût ne fait plus loi et le baromètre du kitsch est de retour, ainsi qu’en témoigne l’œuvre d’inspiration rococo de Lucile Littot, dont «  le positionnement sans mise à distance nous déroute  ». Enfin, Guillaume Maraud propose une pièce dont la vocation est de financer de l’art, le sien comme ceux de projets émanant d’autres artistes.

Au fond, les œuvres affirment leur autonomie, elles ne cherchent pas à faire de l’art qui ressemble à de l’art, mais à trouver des solutions pour pouvoir faire de l’art. L’exposition Le Vingtième Prix de la Fondation d’entreprise Ricard a dérouté la critique comme les spectateurs, certains y auront vu une évocation du personnage de Bartleby, d’autres des œuvres antagonistes, d’autres encore des pièces à l’état de projet. Que l’anniversaire du 20e prix corresponde, ainsi que le soulève Beloufa, à la dernière coupe du monde de football et à la naissance de Google, laissait augurer de l’artiste-commissaire un statement fort qui ferait office de grand discours à l’heure de l’anthropocène, des études postcoloniales ou des sociétés de flux. Heureusement, il n’en fut rien.

Le Vingtième Prix de la Fondation d’Entreprise Ricard, une proposition de Neïl Beloufa, jusqu’au 27 octobre.


Marion Zilio

Critique d'art, Commissaire d’exposition indépendante

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