Histoire

Sexe, race et colonies, l’autre histoire des empires

Historien, Historien

Largement illustré, l’ouvrage Sexe, race & colonies a fait depuis sa parution il y a quelques semaines l’objet de diverses critiques. Notamment de la part de personnes qui, pour des raisons diverses, auraient préféré que ces images demeurent invisibles estiment ici deux des co-directeurs de l’ouvrage.

Si l’histoire des sexualités aux colonies est un objet de recherche depuis plus de trente ans, à travers des travaux majeurs, il reste méconnu dans son ampleur en France et dans plusieurs pays européens, à la différence des États-Unis ou des pays d’Amérique du Sud. Depuis les travaux pionniers d’Edward W. Said (Orientalism, 1978) et de Malek Alloula (Le Harem colonial, image d’un sous-érotisme, 1981), il est devenu évident que la construction des imaginaires coloniaux s’adosse, en partie mais pas exclusivement, sur de multiples projections érotiques et pornographiques, qui témoignent à la fois d’une économie visuelle bâtie sur des stéréotypes – stéréotypes que l’on retrouve sur la totalité des supports iconographiques (photographies, cartes postales, affiches, ouvrages, peinture, cinéma, bandes dessinées, etc.) – et qui, seconde caractéristique, sont présents sur des périodes extrêmement longues.

Ce constat suppose de s’interroger à la fois sur la transversalité de ces représentations, mais aussi sur leur durée, et bien sûr sur leur masse, puisque, depuis le XVIe siècle, ces représentations sont supportées par la production de millions d’images, qui à leur manière donnent à voir une part de la réalité coloniale, mais fabrique aussi une forme de légitimation de la domination sur les corps. À l’imaginaire s’articule la réalité des sociétés de ségrégation, comme l’a démontré dans un livre fondateur Angela Davis (Women, Race and Class, 1981), que cela soit dans les espaces coloniaux mais tout autant dans les territoires de la ségrégation.

Si les travaux en France existent autour des enjeux de la sexualité, la question des espaces coloniaux est longtemps demeurée à la marge, comme en témoigne l’ouvrage pionnier de Jean-Louis Flandrin (Le Sexe et l’Occident : évolution des attitudes et des comportements, 1981). Cette marginalisation éclaire notre difficulté à appréhender et à voir les images de ce passé. Elles ne participent pas, pas encore, au regard global sur le passé colonial.

L’emprise sur les corps et la sexualité des colonisés fut l’une des matrices de la domination.

En outre, il est difficile de les voir car elles peuvent être violentes, brutales, dérangeantes ; mais aussi parce qu’elles nous montrent une histoire impériale qui touche à l’intime et s’écarte des approches usuelles de la domination territoriale et de la gestion des populations. En fin de compte ces images sont brutales parce que la domination des corps aux colonies est brutale et violente. Elles montrent que l’emprise sur les corps et la sexualité des colonisés fut l’une des matrices de la domination, articulée aux divisions socio-raciales coloniales.

Ces images dénotent les codes de cette domination, qui était alors une norme acceptée. Ce qu’elles montrent, c’est exactement ce que beaucoup veulent oublier, soit par mauvaise conscience, soit parce que ces images perpétuent justement une posture de victime. En fin de compte, beaucoup d’acteurs du présent ne veulent pas, pour des raisons diverses, regarder ce passé en face. Au final, il serait « moralement » impossible de l’appréhender, de le déconstruire. Une question demeure, comment déconstruire ce qui est invisible ?

Ces questions commencent néanmoins à trouver leur place dans l’historiographie sur la colonisation – avec par exemple le travail majeur d’Ann Laura Stoler, Carnal Knowledge and Imperial Power : Race and the Intimate in Colonial Rule (2002). Dans le même temps, la question des représentations coloniales dans leur ensemble fait l’objet de très nombreuses contributions depuis le travail fondateur d’Edward Said, ou le travail collectif sous la direction d’Alison Smith, David Brown, Carol Jacobi (Artists and Empire : Facing Britain’s Imperial Past, 2015) ; et enfin le catalogue dirigé par Sebastian Gottschalk (German Colonialism : Fragments Past and Present au Deutsches Historisches Museum de Berlin, 2016).

C’est ce mouvement historiographique qui nous a menés à travailler sur l’imaginaire et l’histoire des sexualités, en nous appuyant sur de vastes corpus iconographiques, croisés avec de nombreuses ressources archivistiques textuelles. Nous travaillons en effet depuis 25 ans sur des corpus iconographiques coloniaux et si, par exemple à l’occasion de nos recherches sur les Zoos humains (La Découverte, 2002), nous avions déjà noté la prépondérance des représentations érotiques, nous n’avions pas pris alors la mesure de ce que cela signifiait en terme de domination sur les corps et de régulation des sexualités, soit l’indicateur d’une économie visuelle qui est en vérité gigantesque par sa masse, sa durée et son extension géographique. Montrer ces images, telles qu’elles ont été vues à l’époque, c’est donner la possibilité à nos contemporains de regarder autrement ce passé, pour prendre conscience sur le temps long – six siècles – de ce qui fut une culture.

Ces imaginaires sexuels conditionnent encore les relations entre populations occidentales du Nord et celles des ex-colonies du Sud.

S’intéresser à la généalogie et à l’histoire de longue durée des imaginaires et des sexualités coloniaux, depuis l’esclavage jusqu’à la période postcoloniale, permet d’une part d’envisager l’impact de ces imaginaires sur les sociétés colonisées comme sur les métropoles ; et d’autre part autorise d’en envisager les conséquences contemporaines. Ces imaginaires sexuels conditionnent en effet encore largement, selon nous, les relations entre populations occidentales du Nord et celles des ex-colonies du Sud.

Au temps des hashtags #BalanceTonPorc et #MeToo ces enjeux « ultramarins » ne sont pas distincts de l’histoire de la domination des hommes sur les femmes, mais ils conservent une particularité : l’inscription dans les rapports interraciaux, dans des territoires spécifiques. Dans tous les empires (européens, japonais, américain), la domination sexuelle des coloniaux sur les colonisé.e.s, comme les imaginaires auxquels elle s’adosse, se sont appuyés sur des systèmes objectivement ségrégationnistes, qu’ils soient légaux, politiques ou sociaux, mais aussi, et peut-être surtout, culturels. C’est cette configuration à laquelle s’attache le livre Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, révélée par les images – inédites pour partie, aux côtés de documents connus et structurants de nos cultures visuelles en Occident –, éclairée par la centaine d’auteurs rassemblés dans l’ouvrage. Comme le précise Catherine Coquery-Vidrovitch, dans The Conversation du 28 octobre 2018, les images sont le cœur du livre, et « la plupart sont inédites, oubliées, ou dissimulées. La masse confirme la thèse du livre : l’usage sexuel et la manipulation coloniale des femmes ont été aussi abondantes que permanentes. Le fait même que certaines aient été “fabriquées” est une preuve de la sexualisation coloniale. »

Les significations des corpus mises au jour ne peuvent être résumées ici, mais ils renvoient à une configuration de domination par nature intersectionnelle : à la domination masculine s’ajoute la domination esclavagiste puis coloniale et, dans de nombreux espaces, se prolonge dans les sociétés de migrations ou de ségrégations. Cette histoire de la sexualité ultramarine n’est pas linéaire : elle se structure siècle après siècle, croise des moments de violence et d’autres de fascination, traverse tous les courants artistiques et l’attrait pour l’ailleurs, tout en fabriquant des paradis terrestres qui sont en vérité le plus souvent des enfers pour les colonisés.

L’Occident organise, structure, fabrique un immense harem colonial dont le colonisateur est le seul à détenir les clés, et il légitime par les imaginaires cette domination, la structure par des systèmes de contrôle efficaces, s’appuie sur la loi pour rendre omniprésente la color line. Dès lors, la possession du corps de l’autre devient un droit, celui du conquérant qui peut user et abuser du corps des femmes (mais aussi des hommes). Aux colonies, la perversion, la déviance, la transgression ne sont plus une exception, elles deviennent la règle, dans la mesure où le corps de l’indigène est perçu comme une chose, et où il n’y a plus de règles morales structurantes. C’est l’instinct qui fait la règle, c’est la pulsion qui fait la norme.

Cette prise de possession du corps des femmes se double d’une humiliation des hommes, dévalorisés dans leurs propres relations matrimoniales ou sexuelles, l’homme-colon devenant l’étalon de référence. Bien entendu, cette structure est plus complexe dans les pratiques. Certaines sociétés construisent des espaces de protection. Des groupes sont sacrifiés pour protéger le collectif, des femmes deviennent des « ménagères » fixant l’ordre colonial et la prostitution se généralise partout pour contrôler les sexualités, en particulier lorsque les femmes blanches arrivent dans les colonies dans le courant du XIXe siècle.

Le colonial way of life devient, à la fois, affaire de prestige racial et de virilité blanche.

Siècle après siècle, l’appétit sexuel supposé des colonisées les constitue en « corps-machines », réservés non au plaisir « noble » de l’amour mais aux vils désirs du ventre. Ce colonial way of life devient, à la fois, affaire de prestige racial et de virilité blanche, ce qui fait partie de la mythologie de la domination, aux côtés de la peur d’un métissage trop visible. Désormais, comme l’écrit, Louis Malleret, un spécialiste de la littérature coloniale de l’entre-deux-guerres, « le sentiment du prestige de la race blanche fait que l’Européen n’envisage l’amour que comme une des formes de la domination. La possession fait partie de l’exercice de l’autorité » (L’Exotisme indochinois dans la littérature française depuis 1860, 1934).

À tous les niveaux, les rapports coloniaux se lisent au filtre du genre. Comme l’explique Martine Spensky, « les “rapports de race” sont au cœur des inquiétudes coloniales. Le contrôle de l’accès au corps des femmes, des “leurs” comme de celles des “autres”, est donc essentiel » (Le Contrôle des corps des femmes dans les empires coloniaux. Empire, genre et biopolitiques, 2015).

Au travers de ce large panorama, extrait très parcellaire du travail mené pendant quatre années dans Sexe, race & colonies aux côtés des 95 auteurs de cet ouvrage collectif, on découvre que le XIXe siècle fut bien un moteur majeur des fantasmes, des dominations et des désirs des colonisateurs sur les colonisés, devenant une matrice structurante du pouvoir colonial. La Grande Guerre, avec l’arrivée massive de soldats colonisés puis des premières migrations coloniales, a brisé ce récit, provoquant une rencontre bien involontaire des deux côtés de la color line.

On entre alors dans un long et complexe XXe siècle, fait de combats politiques pour la fin de la domination coloniale, de métissages, mais aussi de banalisation du fantasme colonial, comme si les stéréotypes initiés dès le XVIe siècle avaient fixé, en partie, les représentations corporelles et sexuelles des dominés.

L’objectification des corps durant de longs siècles, et notamment depuis 1830 après le temps des humiliations liées à l’esclavage, laisse de lourds héritages dans le présent, encore très incomplètement déconstruits. Ceux-ci pèsent encore sur les relations interraciales, la géographie de la prostitution ou l’industrie du tourisme sexuel dans les pays du Sud comme de la pornographie sur le web. Comme nous l’écrivions au début de cette contribution, les enjeux des investigations sur des tels objets ne sont pas seulement historiographiques, ils engagent une réflexion sur notre présent.

Il faut accepter les réactions de rejet face à la violence de ces images, mais il faut aussi poursuivre la déconstruction engagée.

Nous avons pleinement conscience de la violence de ces images, et qu’elles peuvent être de ce fait rejetées par certains lecteurs et certaines lectrices – pour des raisons diverses. Il faut accepter d’entendre ces réactions, mais il faut aussi de manière incessante poursuivre la déconstruction engagée. Comme nous l’écrivions par ailleurs, il n’y avait que deux solutions : montrer ces images ou les cacher. Nous avons choisi de les montrer, en travaillant sur les liens intertextuels entre images et grands textes, en consacrant plus de 40 notices du livre à l’objectivation de ces représentations, en travaillant également à développer les légendes explicatives d’images emblématiques.

Pour certains, il y aura toujours trop d’images, et pour d’autres pas assez pour montrer les multiples spécificités territoriales ou des typologies de chaque empire. Nous acceptons ces critiques et peut-être aurions-nous pu développer plus encore l’appareil critique et mieux éclairer, par exemple, les circuits transnationaux des images.

Que cela fasse débat est finalement un signe que notre société prend conscience que ce livre et les images qu’il contient parlent aussi du (et au) présent. Tout cela était en fin de compte inévitable. Plusieurs colloques autour de cet ouvrage sont même programmés en France et à l’étranger, et notamment le 16 novembre prochain à Columbia Paris.

Un tel sujet ne peut recevoir un écho neutre ou unanime, nous en avons pleinement conscience. C’est pourquoi nous avons programmé sur plusieurs années les prolongements de ce travail, que cela soit à l’occasion d’éditions étrangères (le prochain ouvrage, différent dans sa structure et compte tenu des auteurs associés, sera édité aux États-Unis fin 2019), d’ouvrages exclusivement textuels (pour rendre plus accessible nos écrits au plus grand nombre, en langue française, fin 2019, avec une cinquantaine de contributions dont une trentaine inédites), de documentaires et, in fine, sous la forme d’une exposition comme pour celle sur les zoos humains au Quai Branly (Exhibitions. L’invention du sauvage au musée, 2011).

C’est un processus qui ne peut qu’être lent, comme en témoigne la trajectoire de l’ouvrage sur le lynchage publié en 2000 par James Allen, sous le titre Without Sanctuary, Lynching Photography in America, contenant des images souvent insoutenables de lynchages aux États-Unis et qui, petit à petit, est devenu un classique après avoir été critiqué lors de sa publication, et a ensuite fait l’objet d’une exposition itinérante (comme à Arles en 2009), et enfin est devenu un livre-référence sur un sujet qui jusqu’alors était marginal dans l’historiographie de la société américaine, auquel Spike Lee rend d’ailleurs hommage dans son dernier film BlacKkKlansman.

Nous croyons ainsi qu’il est temps de se saisir de ces objets à bras le corps, pour déconstruire nos imaginaires. Nous en sommes encore, nous Français, à nous demander si nous pouvons regarder en face ce passé qui ne passe pas. Comme Achille Mbembe, dont la préface à notre livre a été publiée en août dans AOC, il nous semble qu’il est temps de « déconstruire ce qui contribue à l’ensauvagement de l’Autre. Demain, on ne pourra plus enseigner l’histoire de la colonisation en ignorant son aspect sexuel » (Jeune Afrique le 28 octobre 2018.)

NDLR : Pascal Blanchard et Nicolas Bancel ont coordonné Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, La Découverte, septembre 2018.

 


Nicolas Bancel

Historien, Professeur ordinaire à l'Université de Lausanne

Pascal Blanchard

Historien, Chercheur associé au CRHIM (UNIL)

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