Société

À l’homme qui n’aimait pas les femmes de cinquante ans

Philosophe

En déclarant être « incapable d’aimer une femme de 50 ans », Yann Moix n’a pas fait état d’un désir singulier, il a commis un acte politique. Si l’injustice de la hiérarchisation des corps et la dévalorisation des femmes de plus de cinquante ans est largement enracinée socialement, cette déclaration révèle un processus de mise de côté, voire l’invisibilisation de ces femmes à travers l’un des derniers tabous de notre temps, celui de la ménopause.

Dans ce qu’il faut bien appeler désormais « l’affaire Yann Moix », le plus choquant ne réside pas là où l’on croit. Qu’un homme affiche son goût pour les femmes jeunes, qu’il aille jusqu’à déprécier explicitement les plus âgées, qu’ils se permettent une comparaison odieuse entre les corps des unes et des autres, tout cela relève finalement d’une logique bien connue et, pour tout dire, aussi vieille que le monde : sur le marché de la conjugalité et du sexe, les plus jeunes, qui sont aussi les plus fermes, les plus lisses, les moins expérimentées, ont toujours été et continuent d’être prisées. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de nos sociétés de l’émancipation que d’articuler ainsi une liberté nouvelle et, pour tout dire, assez inouïe, relativement à ce que les femmes font de leurs corps, et un ensemble de sommations esthétiques toujours plus pressantes.

Yann Moix est en quelque sorte le symbole incarné de ce système de représentations profondément inégalitaires qui voit le corps masculin considéré au double prisme de la permanence et de l’activité, valorisé tant qu’il reste agissant par-delà les stigmates du vieillissement, quand le corps féminin se conçoit dans le registre de la décrépitude et de la passivité comme devant demeurer toujours attirant et « à disposition ». Voilà pourquoi les pattes d’oie, bedaines et autres tonsures sont jugées comme de séduisants signes de maturité quand leurs équivalents féminins, rides, culottes de cheval et cheveux blancs, font l’objet d’une traque implacable.

On peut s’en indigner mais l’essentiel est pourtant ailleurs, il se condense dans ce chiffre fatal : cinquante. « Je suis incapable d’aimer une femme de 50 ans », écrit le séducteur impénitent qui ajoute, quelques lignes plus loin, « Un corps de femme de 25 ans, c’est extraordinaire. Le corps d’une femme de 50 ans n’est pas extraordinaire du tout ». La franchise ne sera pas pardonnée, les réseaux sociaux se couvrant d’images de quinquagénaires resplendissantes censées faire ravaler au goujat ses propos (je passe sur sa préférence pour les Asiatiques, c’est un autre sujet). Outre le fait d’évidence que les visages et les corps exceptionnels des actrices montrées en exemple  sont bien éloignés de ceux du commun des mortelles, on regrettera cette curieuse erreur tactique consistant à redoubler la logique objectivante : c’est encore et toujours en fonction de leur apparence que les femmes sont jugées. Surtout, en s’échinant à lapider l’infâme, le cœur problématique de l’affaire est laissé de côté. Or il s’agit de l’un des derniers tabous de notre temps en même temps que d’un vrai sujet féministe : la ménopause[1].

Ce dont il est ici question, ce n’est pas de la femme-objet-de-désir mais de la femme-sujet-de-désir.

De quoi parle cette affaire si ce n’est de ce tournant simultanément physique, existentiel et social auquel aucune femme ne peut échapper et qui la condamne à l’invisibilité (Moix le dit sans détours, « elles sont invisibles ») ? Malgré le tapage suscité, le mot n’est pas prononcé une seule fois, témoignant du déni profond qui continue d’entourer la question. Celle-ci est pourtant le nœud du problème. À la ménopause, il ne s’agit pas tant de renoncer à avoir un enfant, car il n’en est déjà plus question depuis un moment quand les règles s’arrêtent, il s’agit d’accepter de se trouver désormais en dehors du groupe des femmes procréatrices, c’est-à-dire aussi en dehors du groupe des femmes désirantes. Et je dis bien « désirantes » pas « désirables ». Car ce dont il est ici question, ce n’est pas de la femme-objet-de-désir mais de la femme-sujet-de-désir. Aux yeux du monde, la ménopause fonctionne comme une interdiction : elle marque la fin du désir légitime. Que dit-on d’une quinquagénaire en couple avec un homme plus jeune quand on la qualifie de cougar ? On la bestialise, on laisse entendre qu’elle est dangereuse. La vie sexuelle de la femme mûre fait peur. C’est la raison pour laquelle, sans doute, tout est fait pour l’exclure.

La ménopause a été historiquement construite comme une pathologie[2], associée à une série de désagréments : bouffées de chaleur, problèmes de sommeil, fragilité osseuse, variations de l’humeur, dépression. Cette définition négative a traversé le temps jusqu’à nous, enfermant les femmes dans une « rhétorique de la fatalité »[3] : leurs os vont devenir fragiles, leurs vagins secs, leur peau déshydratée, leur moral bas. À l’approche du tournant fatal, il ne leur reste plus qu’à se désoler, la tête entre les mains, à prendre des hormones de substitution en espérant ne pas se défaire trop vite. Car c’est aujourd’hui ce qui leur est conseillé : faire disparaître les maux associés à la baisse du taux d’œstrogènes en ingérant un substitut chimique. Des traitements hormonaux à l’annonce d’une greffe ovarienne permettant de faire durer les cycles éternellement, en passant par la prise de la pilule qui les maintient artificiellement, tout est fait pour que s’évanouisse la ménopause, quasi maladie dont on guérit en quelque sorte par effacement de ses symptômes. Sur ce point comme sur tous ceux qui concernent ce que les femmes font de leurs corps, c’est une question de choix et nulle option n’est blâmable, mais il faut toutefois interroger le sens que revêt cette volonté d’occultation.

Qui dira l’injustice d’un désir masculin sans limites quand celui des femmes s’annonce d’emblée circonscrit ?

Tout se passe en effet comme si la société tendait aux femmes ménopausées un miroir dans lequel elle ne peuvent plus se reconnaître, ni en tant que sujet sexué ni en tant qu’individu. Sur le versant intime de l’aspiration à une vie amoureuse et sexuelle heureuse, l’opération est quasi magique : d’un coup de baguette fatal, les quinquagénaires se voient propulsées hors du champ.  Qui dira l’injustice d’un désir masculin sans limites quand celui des femmes s’annonce d’emblée circonscrit ? Dans son roman Celle que vous croyez (Gallimard, 2016), Camille Laurens écrit : « la différence, c’est que tous les hommes ont un avenir. Toujours. Un à-venir. Un avenir sans nous. Les hommes meurent plus jeunes. Peut-être. Mais ils vivent plus longtemps ». Et d’ajouter, pour que tout soit bien clair : « sur les sites de rencontres, la frontière entre quarante-neuf et cinquante ans est pour les femmes le gouffre où elles s’abîment. À quarante-neuf ans, elles ont en moyenne quarante visites par semaine, à cinquante ans, elles n’en ont plus que trois. Et pourtant rien n’a changé, elles sont les mêmes avec un an de plus ». Et c’est ainsi que la courbe des femmes célibataires augmente deux fois plus vite que celle des hommes passé le cap fatidique.

Bien au-delà des relations amoureuses et sexuelles, c’est dans tous les domaines de la vie sociale que les femmes ménopausées doivent peu à peu s’effacer. Sur le marché du travail, il ne fait pas bon être au chômage quand on est quinquagénaire. Dans le monde de l’entreprise, le plafond de verre se fissure à peine pour celles qui cherchent à obtenir les promotions que leurs collègues masculins obtiennent avec facilité. On le sait, l’apparence physique est un critère de recrutement et donc un facteur d’inégalités ; comment ne pas concevoir que le vieillissement puisse jouer en défaveur des femmes quand il s’agit de retrouver un emploi ou de briguer un poste de direction ? Autre espace de discriminations, le domaine de la santé où l’on néglige, quand on n’ignore pas tout bonnement, les problématiques concernant les femmes de plus de cinquante ans. Pour résumer, en empruntant à nouveau ses mots à Camille Laurens, dans la sphère sociale comme dans la sphère intime, « que ce soit par la force ou par le mépris, [les femmes de 50 ans] sont vouées à la disparition ».

De cela, elles prennent acte et s’accommodent. C’est la journaliste qui, quoique choquée par les propos de Yann Moix, en convient : « Mon corps devient moche parce que je vieillis et que j’aime trop les glaces Berthillon. J’oscille entre regarder cette lente déchéance en face et me dire que je m’en fous et qu’il y a toujours la littérature ». La posture peut heurter, elle est hélas très répandue, les femmes ayant intériorisé le couperet fatal qui coupe leur existence en deux. Déjà en son temps, Simone de Beauvoir se désolait : « Souvent je m’arrête, éberluée, devant cette chose incroyable qui me sert de visage. (…) Rien ne va plus. Je déteste mon image : au-dessus des yeux, la casquette, les poches en dessous, la face trop pleine, et cet air de tristesse autour de la bouche que donnent les rides. Peut-être les gens voient-ils simplement une quinquagénaire qui n’est ni bien ni mal, qui a l’âge qu’elle a. Mais moi, je vois mon ancienne tête où une vérole s’est mise dont je ne guérirai pas ». Et elle ajoutait, « aux yeux des autres, soit ; mais pour soi-même, passé un certain seuil, le miroir reflète une femme défigurée »[4]. Il faut ces mots de la part de celle que l’on aurait pu s’imaginer prémunie contre ce type d’angoisse pour saisir la brutalité existentielle du tournant de la cinquantaine.

La hiérarchisation des corps masculin (en haut) et féminin (en bas) est l’une des dernières grandes inégalités genrées.

Est-ce pour autant une fatalité ? Sommes-nous vraiment obligées d’accepter les règles d’un jeu phallocentré qui, tout en décrétant un âge de péremption pour les femmes, s’assure que les hommes puissent toujours séduire les femmes jeunes et leur faire l’amour (que de milliards dépensés par l’industrie pharmaceutique pour leur épargner les défaillances et autres molles bandaisons…) ? Cette hiérarchisation des corps masculin (en haut) et féminin (en bas) est l’une des dernières grandes inégalités genrées. On demande aux femmes ménopausées de s’effacer, les contraignant à accepter ce drame ordinaire que constitue leur invisibilisation intime et sociale, quand on glorifie les hommes pour leur vitalité sexuelle et professionnelle, les encourageant dans le fantasme de leur permanence, voire de leur éternité.

Ce que révèle toutefois la bronca soulevée par les affirmations éhontées du fier écrivain (qui jamais ne doute de son pouvoir de séduction), c’est que nous sommes arrivés à un moment charnière quant à ce que nous pouvons tolérer de ces mécanismes perpétués de l’objectivation du corps des femmes. Le temps est venu pour celles qui ont aujourd’hui autour de cinquante ans de se débarrasser de ce carcan de représentations dévalorisantes qui les étouffent. L’écart entre les injonctions héritées du passé et les aspirations éprouvées au présent est devenu intenable : avoir 50 ans, ce n’est pas franchir un point de non retour, c’est ajouter une journée à son existence et continuer de la vivre, tout simplement. Car la cinquantaine, ce peut être aussi un moment de libération, quand un certain nombre d’obligations s’envolent, celles notamment qui sont liées aux enfants, et que l’on peut choisir de (re)commencer quelque chose. Ce peut être aussi un âge d’épanouissement sexuel : on se connaît parfaitement, on peut jouer avec son désir, l’approfondir, élargir ses horizons. Reste à le revendiquer et à changer les mentalités pour qu’enfin les quinquagénaires d’aujourd’hui soient considérées pour ce qu’elles sont, des femmes actives et désirantes. À nous donc de réinventer notre âge !

 


[1] Il faut signaler la publication prochaine de la première étude sociologique consacrée à la ménopause, par Cécile Charlap, La fabrique de la ménopause (CNRS éditions, février 2019). Notons aussi la parution du premier dossier consacré au sujet (à ma connaissance), dans le Causette daté de décembre 2018, « Ménopause. Cessons de nous cacher ! ».

[2] Au début du XIXe siècle, le médecin Charles Pierre Louis de Gardanne publie De la ménopause ou de l’âge critique des femmes, inventant le terme en même temps qu’il pose les fondements d’une interprétation négative et angoissante de la ménopause. Voir Daniel Delanoë, « Les troubles psychiques attribués à la ménopause et le regard des hommes », in Pascale Bélot-Fourcade, Diane Winaver , La ménopause, Érès, 2004.

[3] L’expression est de Michèle Kérisit et Simone Pennec dans « La ‘mise en science’ de la ménopause », in Les cahiers du genre, n° 31, 2001/2.

[4] Simone de Beauvoir, La force des choses, Gallimard, NRF, 1963, p. 684-685.

 

Camille Froidevaux-Metterie

Philosophe, Professeure de science politique et chargée de mission égalité à l’Université de Reims Champagne-Ardenne

Notes

[1] Il faut signaler la publication prochaine de la première étude sociologique consacrée à la ménopause, par Cécile Charlap, La fabrique de la ménopause (CNRS éditions, février 2019). Notons aussi la parution du premier dossier consacré au sujet (à ma connaissance), dans le Causette daté de décembre 2018, « Ménopause. Cessons de nous cacher ! ».

[2] Au début du XIXe siècle, le médecin Charles Pierre Louis de Gardanne publie De la ménopause ou de l’âge critique des femmes, inventant le terme en même temps qu’il pose les fondements d’une interprétation négative et angoissante de la ménopause. Voir Daniel Delanoë, « Les troubles psychiques attribués à la ménopause et le regard des hommes », in Pascale Bélot-Fourcade, Diane Winaver , La ménopause, Érès, 2004.

[3] L’expression est de Michèle Kérisit et Simone Pennec dans « La ‘mise en science’ de la ménopause », in Les cahiers du genre, n° 31, 2001/2.

[4] Simone de Beauvoir, La force des choses, Gallimard, NRF, 1963, p. 684-685.