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Les ambiguïtés européennes de la France

Ingénieur agronome

La signature le 21 janvier du traité d’Aix-la-Chapelle a suscité fantasmes et théories du complots sur le thème de la souveraineté et d’un supposé renoncement à la puissance. On serait pourtant fondé à faire le reproche strictement inverse à un texte qui n’approfondit que modérément les liens entre les deux rives du Rhin, et perpétue l’ambiguïté entretenue par la France qui cherche toujours à construire « une Europe forte avec des institutions faibles ».

Le 22 janvier 2019, dans un contexte européen préoccupant, les gouvernements allemand et français ont signé un nouveau traité portant sur la coopération et l’intégration franco-allemandes. Le terme intégration n’est pas un détail. Il ne figurait pas dans l’intitulé du précédent traité, le traité de l’Élysée signé en 1963 par de Gaulle et Adenauer, qui ne mentionnait que la coopération. Que signifie donc l’ajout de ce terme concernant la nature présente et future de la relation franco-allemande, si déterminante pour l’Europe ?

Pendant un demi-siècle, outre-Rhin, il a signifié sans équivoque un processus menant à terme la constitution d’un État européen de forme inévitablement fédérale. Mais qu’en est-il côté français ? Il faut reconnaître que durant toute la période, et sans doute encore aujourd’hui, l’ambiguïté est restée la règle. Il existe un problème structurel du positionnement de la France à l’égard du processus de construction européenne – et peut-être un problème plus fondamental de positionnement tout court de notre pays dans le monde. On peut formuler l’hypothèse que c’est là l’un des principaux écueils de la construction européenne.

Ainsi, selon une formule qui a cours outre-Rhin, la France – ce terme désigne ici son élite dirigeante – n’a cessé de vouloir contradictoirement « une Europe forte avec des institutions faibles ». Le nouveau traité franco-allemand souffre de la même ambiguïté. Tout en ambitionnant de lier toujours plus étroitement les politiques allemandes et françaises, en matière tant économique que sociale ou géopolitique, il ne propose que des institutions intergouvernementales somme toute assez faibles et dont l’efficacité sur le long terme restera tributaire des bonnes volontés réciproques. Autant dire qu’elles sont à la merci des aléas politiques et des influences étrangères.

L’Europe malade de la France ?

Affirmer que la France constitue le maillon faible du couple franco-allemand – et, à travers ce couple, de l’Europe – en fera peut être sursauter plus d’un, et notamment parmi les appuis du présent gouvernement. C’est que le décor des prochaines élections européennes semble déjà bien planté, et le script achevé. D’un côté, des anti-européens illibéraux, avec Viktor Orban ou Matteo Salvini comme figures de proue, prêts à risquer le démantèlement de l’Europe ; de l’autre, des proeuropéens progressistes, emmenés par Emmanuel Macron, prêts à une intégration poussée et piaffant d’impatience d’être rejoints par les autres gouvernements.

C’est en tout cas le récit diffusé en France à l’unisson dans pratiquement tous les médias et réseaux sociaux, qu’ils soient traditionnels ou alternatifs, violemment anti-européens ou nominalement proeuropéens, qu’ils accusent le Président de brader la souveraineté de la France ou qu’ils l’encensent pour son ouverture. Le scénario, pour être crédible, oblige par contraste à décrire une Allemagne velléitaire et égoïste, obtuse, cramponnée à l’ordolibéralisme de la Bundesbank, incapable de voir à plus long terme. Une Allemagne officiellement proeuropéenne, ce qui lui attire l’ire des nationalistes, mais incapable de faire les concessions nécessaires, au grand dam des proeuropéens – notamment français.

L’unanimité autour de ce scénario doit susciter la vigilance et même une saine réflexion critique. Le récit paraît bien simpliste. Par certains aspects, il s’agit même d’une imposture qui voile sous une bipolarité superficielle la multiplicité des fractures européennes. Dans tous les cas, il masque la responsabilité des gouvernements français successifs dans l’état de faiblesse de l’Union, auquel on doit l’incapacité à résoudre les problèmes actuels, qu’il s’agisse de la crise économique et sociale, de la crise climatique ou des défis géostratégiques.

Faiblesse de l’Union

C’est un fait que l’Union n’est en rien un État et ne dispose pas des moyens nécessaires au gouvernement d’un aussi grand ensemble que l’Europe à 27. Son Parlement – le terme est d’ailleurs trompeur – ne lève pas l’impôt, ne désigne pas vraiment la Commission, qui n’est d’ailleurs pas un gouvernement. L’Union n’a pas de politique étrangère commune, pas d’armée commune, pas de police commune, etc. C’est donc avant tout un club d’États au sein d’une union douanière dotée d’un maigre budget. Au mieux une fragile confédération.

En matière de décision, ce sont donc les relations intergouvernementales qui restent déterminantes. Même en matière de commerce, d’ailleurs, comme l’a démontré en 2016 le blocage du CETA par la seule Wallonie, dont le gouvernement belge était tributaire pour signer le traité. Dans le meilleur des cas, les relations entre États sont multilatérales. Au pire des cas, l’Europe se résume à des bras-de-fer entre une poignée de pays, voire entre deux pays. L’Europe est un véhicule avec peu de moteurs et beaucoup de freins.

Le traitement médiatique de la crise grecque, notamment dans la période 2011-2014, fut à cet égard caricatural, qui laissait croire à un face-à-face entre l’Allemagne et la Grèce. Les autres pays se gardèrent bien d’assumer leurs positionnements. Le Parlement n’y a joué pratiquement aucun rôle, alors que dans le même temps l’Union faisait appel… au FMI ! Imaginerait-on les États-Unis faisant appel aux organisations internationales pour régler la dette du Nevada ? Ceci démontre la faiblesse de l’intégration européenne. En fin de compte l’Union apparaît comme une construction hybride, baroque même, avec ses embryons – ou avortons ? – d’institutions fédérales, et une réalité confédérale : ce sont les gouvernements qui décident.

Quant à la dimension géopolitique, qui occupe une place substantielle dans le nouveau traité franco-allemand, la situation est encore plus tranchée : l’Europe est sous protectorat des États-Unis dans le cadre de l’OTAN, ce qu’ont rappelé les dernières manœuvres baptisées trident juncture du 12 septembre au 27 novembre 2018 sous commandement américain. Jusqu’à preuve du contraire, ce sont les États-Unis qui garantissent la frontière orientale de l’Union, ce que des pays comme la Pologne n’ont garde d’oublier. Rien de surprenant, donc, à ce qu’avec des institutions faibles l’Europe soit faible !

Une énigme apparente

Cette faiblesse de l’union constitue au premier abord une énigme. Durant un demi-siècle, se sont succédé à la tête des principaux pays de l’Union, et notamment en France, des gouvernements qui professaient à l’unisson des sentiments pro-européens. Au point que, pour beaucoup de nos concitoyens, voter contre l’intégration est une manière de sanctionner les « élites ». Mais alors comment expliquer que tant de sentiments n’aient pas produit plus d’effets pratiques ? Pourquoi tant d’amour pour l’Europe n’a-t-il en fin de compte permis que si peu d’Europe ? Sinon parce que tant de déclarations n’ont pas été suivies d’actes et parce que les professions de foi europhiles masquaient un solide cryptosouverainisme…

Parmi les facteurs explicatifs de cette faiblesse congénitale, la position de la France a joué un rôle déterminant. Nos gouvernements ont opposé un refus constant d’effectuer le saut vers une intégration politique poussée : un État fédéral et son parlement souverain, capable de voter des lois, de lever l’impôt, au besoin de contracter des dettes, de nommer un gouvernement et de le contrôler, de construire une armée européenne et de mener une politique étrangère. Et pourtant ses partenaires – au premier rang desquels l’Allemagne – l’ont suggéré, voire ardemment souhaité. C’était le sens du discours de Joshka Fisher en mai 2000, c’était le sens de l’appel d’Angela Merkel à renégocier les traités en 2011 et en 2013, et c’est enfin le sens de sa proposition, le 6 juin 2018, dans le cadre d’un discours au sein du Parti Populaire Européen (PPE, rassemblant les députés de droite), d’avoir une gestion européenne du siège non permanent au sein de l’ONU. La création d’une Europe politique constitue, au moins encore pour quelque temps, un objectif géopolitique de l’Allemagne.

« Il n’est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. » Nos gouvernements se gardent bien de répondre, quand ils n’opposent pas une fin de non-recevoir comme le fit devant le Bundestag en 2000 le président Jacques Chirac à la proposition de Joshka Fisher, préférant « un mécanisme de coordination souple » au fédéralisme. Il n’y a guère qu’en matière économique et budgétaire que la France se réclame du fédéralisme. Il est vrai qu’il s’agit là de mutualiser – notamment avec l’Allemagne ! – les dettes et les déficits. Bref, la France verrait bien une mutualisation des coûts sans mutualisation des décisions ! Un sourd bras-de-fer oppose donc depuis un demi-siècle la France et l’Allemagne. À l’occasion de chaque crise, la France espère que l’Allemagne fléchira la première et acceptera une mutualisation économique sans mutualisation politique, et la seconde espère que la France fléchira et consentira à la double union économique et politique.

L’Europe ou l’empire

Pourquoi nos gouvernements sont-ils si réticents à l’union politique ? Après tout, les Français s’en porteraient probablement mieux. La réponse tient en deux mots : Françafrique et nucléaire. Ces deux termes incarnent l’ambition française de demeurer une grande puissance autonome au XXIe siècle. En 1978, dans son appel de Cochin, Jacques Chirac déclarait : « La politique européenne du gouvernement ne peut en aucun cas dispenser la France d’une politique étrangère qui lui soit propre […]. Nous récusons une politique étrangère qui cesse de répondre à la vocation d’une grande puissance, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et investie de ce fait de responsabilités particulières dans l’ordre international. »

Sur le fond, Hubert Védrine, inlassable pourfendeur des européistes, ne dit pas autre chose quarante ans après. L’Europe ou la grandeur, donc, grandeur incarnée par l’Empire ou ses succédanés, et l’arme nucléaire. Voici les termes de l’alternative qui se pose à la France depuis 1945 et à laquelle elle semble incapable de répondre. L’historien sénégalais Cheik Anta Diop l’avait compris dès 1954 quand il écrivait : « [L’Europe] se fera sans retard et sur des bases réellement démocratique le jour où elle sera persuadée de la perte définitive de l’Afrique ; alors une fédération européenne apparaîtra comme l’unique solution à tous ceux qui, jusqu’alors, se demandaient ce que deviendrait leur pays sans ses colonies. »

Si l’on voulait encore une preuve de ce poids de la politique africaine de la France, il suffit de mentionner le fait que, dans le récent traité franco-allemand, l’Afrique est le seul espace géographique en dehors de l’Europe faisant l’objet d’un article : l’article 7. Il n’est pas certain cependant que cet article autorisera l’exécutif allemand à engager ses forces armées sans passer devant son parlement, comme cela est coutumier en France.

Si la question fait si peu débat, c’est, d’une part, parce que les opinions publiques s’intéressent peu à la politique étrangère – à leur grand détriment d’ailleurs, compte tenu de son impact sur la vie intérieure – et, d’autre part, parce que nos dirigeants se gardent bien d’en expliciter les tenants et les aboutissants. Or, avons-nous vraiment le choix ? Notre politique néo-impériale n’est-elle pas une chimère ?  Selon tous les pronostics, la guerre d’Afrique de l’Ouest sera perdue. La Françafrique et la filière nucléaire qui lui est inséparable sont en train de devenir deux vortex budgétaires qui menacent d’engloutir notre économie et notre société. Nos gouvernements verraient d’un bon œil que l’Europe reprenne ces fardeaux budgétaires, Paris restant aux commandes. C’est prendre nos partenaires pour des dupes. Et ce n’est pas la couleur politique – illibérale, libérale ou socialiste – du prochain parlement qui changera quoi que ce soit.

Désormais le choix déterminant pour l’avenir est bien entre le fédéralisme et la dislocation ; soit, pour la France, entre l’avenir européen et l’impossible passé impérial. La seule manière d’être européen est d’être fédéraliste et d’en tirer les conséquences. Les Français qui souhaitent éviter à leur pays une banqueroute militaire, politique, économique et finalement sociale feraient bien de garder en tête cette grille de lecture en allant voter aux prochaines élections européennes. L’aventure impériale est passée, au mieux pouvons-nous parvenir à faire de l’Europe une « grande Suisse ». Un État-nation multiculturel jouant dans le monde un rôle de recours et de médiation entre les grandes puissances qui vont lutter pour l’hégémonie au XXIe siècle. Le plus vite sera le mieux.

(NDLR : Mathieu Calame vient de publier La France contre l’Europe aux éditions Les Petits Matins).

 


Matthieu Calame

Ingénieur agronome, Directeur de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme.