Société

L’antisémitisme est un racisme

écrivaine

« Entre autres incroyances, je ne crois pas au récit que l’on me fait en ce moment de la montée irrésistible de l’antisémitisme. Je crois que cette montée est éminemment résistible, mais qu’il n’est rien fait, aujourd’hui en France, pour la contrer. L’histoire des Juifs et de l’antisémitisme est bien une histoire spécifique ; cependant, en termes de stratégie politique, faire des Juifs un cas à part du racisme, c’est employer de mauvais moyens pour la combattre. »

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Le contexte antisémite en France a nourri chez moi un mélange d’inquiétude et de colère inédit, ces dernières semaines. L’ambiance actuelle, que je trouve incroyablement poisseuse, encourage les assignations identitaires et met à mal une forme de liberté, d’anonymat culturel dont je fais une force dans ma vie de romancière. Elle entrave la joie de la fiction qui est de pouvoir parler de soi par des biais détournés, des métamorphoses, des voyages existentiels permettant de s’intéresser aux autres, de rêver d’autres vies en y mettant de soi des éclats transformés.

Cette atmosphère est le résultat des violences antisémites mais aussi de certaines réponses politiques et médiatiques censées protéger les Juifs mais en fait les caricaturant, refusant la complexité inhérente à ce groupe social, et enfin elle est le résultat de certains impensés, notamment l’urgence de lutter contre le racisme sous toutes ses formes, d’assumer le fait que la haine des Juifs se nourrit plus généralement des mentalités racistes.

Les cimetières profanés cet hiver en Alsace, ceux de Herlisheim et de Quatzenheim, abritent les tombes de mes ancêtres maternels ; quant à mes ancêtres paternels, des Juifs polonais, ils n’ont pour une grande part pas eu de tombe, ou ces tombes sont inconnues de leurs arrière-petits enfants, nés après des migrations précipitées loin des massacres. Des deux côtés, maternel et paternel, absence également de tombes pour tous ceux, adultes et enfants, qui furent déportés par l’État français entre 1942 et 1944. À mesure que je dis ces mots, je pense avec effroi aux avertissements très justes du rabbin Delphine Horvilleur : il ne faudrait pas qu’avoir une telle biographie familiale soit une condition pour exprimer son inquiétude, et ceux qui n’ont pas cette histoire devraient à présent plus que jamais rejoindre les Juifs dans leur cri d’alarme.

J’ai toujours été attachée à parler de la judéité en évoquant la vie d’autres exilés.

D’autres que soi : c’est aussi dans cet horizon que je travaille en tant qu’écrivaine et enseignante en Seine-Saint-Denis. Lutter contre le racisme à travers des ateliers d’écriture, en donnant de la visibilité et des espaces d’expressions à des jeunes de banlieue fait partie de ma façon d’être juive. De même dans mes romans, depuis Les Hommes-couleurs où je faisais se rencontrer la trajectoire désertique des migrants mexicains vers les États-Unis et l’imaginaire de l’exode dans l’Ancien Testament.

J’ai toujours été attachée à parler de la judéité en évoquant la vie d’autres exilés. Dans l’entretien qu’il a donné à AOC, l’historien israëlien Zeev Sternhell insistait sur le fait que le destin des Juifs, intégrés à la nation française à la Révolution, avait été l’acte de constitution de la nation moderne : la nation devenait, en actes, une communauté politique constituée de groupes de diverses origines. C’est ainsi que mes ancêtres alsaciens sont devenus français. Ainsi également, fait remarquer Sternhell, que les Noirs des colonies sont devenus français.

J’aime beaucoup ce parallèle. Il rompt avec l’idée de la spécificité juive. Je voudrais qu’on puisse concevoir « la condition juive » comme « la condition noire », selon le terme forgé par l’historien Pap Ndiaye : une situation dont on ne décide pas, qui est largement informée par le regard d’autrui.

Quand est-ce que je me sens juive ? Rarement. Mais en ce moment de violence, je ressens cette identité comme horriblement négative, choisie par d’autres que moi qui m’assignent une mémoire endolorie qui se résumerait à la Shoah, ou des alliances que je ne souhaite pas avec le gouvernement d’Israël, pays où je n’ai jamais mis les pieds, ou encore avec des intellectuels pompiers-pyromanes comme l’est à mes yeux Alain Finkielkraut, toujours présent dans la lutte contre l’antisémitisme, et rarement à la hauteur dans la lutte contre les autres racismes.

Si je devais résumer ce qu’est pour moi « être juive », c’est grâce à un mot que je me murmure avec un sentiment de liberté, de provocation, de joie : le mot incrédule. Le fait que le peuple Juif de la Bible (que je regarde ici simplement avec mes yeux d’athée, en tant qu’œuvre polyphonique, et narration fondatrice) n’ait pas reconnu la venue du Messie, et persisté à ne pas reconnaître sa venue malgré les autorités qui exigeaient cette croyance, c’est une attitude que je trouve intéressante vis-à-vis de toute forme d’autorité ou d’institution. C’est ce refus de m’en laisser conter que je ressens vis-à-vis de l’État français, qui n’a pas protégé ma famille il y a seulement soixante ans. Sous des formes diverses, je ressens aussi de l’incrédulité vis-à-vis des discours des médias ou des partis politiques.

Cela n’a rien de triste, au contraire… Ma capacité à admirer, à m’enthousiasmer, est toujours liée à ce sentiment qui est source de rire, de liberté. Tel un Juif de l’an zéro ou de l’an mille, un Juif de comédie qu’on pourrait trouver dans un film des Monty Python, je ne crois pas ce qu’on me dit, pas d’emblée, pas sans avoir réfléchi, interprété, et repoussé à plus tard mon engagement.

La racialisation des Juifs est aussi le fait de ces décisions soi-disant amicales.

Et entre autres incroyances, je ne crois pas au récit que l’on me fait en ce moment de la montée irrésistible de l’antisémitisme. Je crois que cette montée est éminemment résistible, mais qu’il n’est rien fait, aujourd’hui en France, pour la contrer. L’histoire des Juifs et de l’antisémitisme est bien une histoire spécifique ; cependant, en termes de stratégie politique, faire des Juifs un cas à part du racisme, c’est employer de mauvais moyens pour la combattre.

C’est pourtant ce qui est fait par de nombreux représentants de la communauté juive quand ils réunissent l’adhésion à l’État d’Israël avec l’identité juive ; ce qui est fait par nos représentants politiques, quand ils invitent le premier ministre israélien aux commémorations de la rafle du Vel’ d’Hiv, ou se hâtent de vouloir faire interdire par la loi le qualificatif de « sioniste » – même en tant qu’injure antisémite déguisée, ce qu’il est, ce mot a aussi d’autres sens qui permettent notamment de critiquer la politique raciste de l’État d’Israël, et son interdiction est une forme de radicalité que je trouve vaine et dangereuse.

Car la racialisation des Juifs est aussi le fait de ces décisions soi-disant amicales. Et c’est une racialisation en creux, qui se greffe sur une racialisation plus profonde de la société : la haine de l’autre devient banale. Les députés et les médias s’en prennent régulièrement aux femmes musulmanes. Les « jeunes de banlieue » sont devenus une catégorie sociale moquée et haïe, que personne ne pleure ou ne soutient quand ils sont victimes de bavures policières. Les cadres politiques, médiatiques, économiques restent largement fermés aux ascensions sociales, la mise en œuvre de politiques de promotion de la diversité étant jugée « anglo-saxonne », naïve, antirépublicaine.

Il y aurait pourtant beaucoup à gagner en pensant la lutte contre l’antisémitisme comme partie intégrante des luttes contre les discriminations. Pourquoi la lutte contre l’antisémitisme ne prendrait-elle pas sa place dans la réflexion actuelle sur l’intersectionnalité des discriminations ? Ce qui n’est pas du tout le cas…

Pourtant, un exemple : des jeunes femmes juives, dans certains quartiers populaires, peinent à s’émanciper, elles sont perruquées et empêchées de travailler, elles sont vouées au foyer exclusivement. Ces femmes n’auraient-elles pas le droit qu’on leur donne les moyens de se libérer si elles le souhaitent, aujourd’hui en France ? Ont-elles plus de désir de se soumettre à l’autorité d’un mari et à la seule éducation de leurs enfants que des femmes musulmanes ?

La faiblesse des luttes antiracistes pourrit la politique française, elle est entretenue par ceux qui refusent de penser la race comme construction sociale et qui privilégient une lecture raciale plutôt que sociale de certaines violences, avec une haine de classes et un mépris invraisemblables.

L’antisémitisme est représenté comme le fait des pauvres, des pauvres Arabes, des pauvres Blancs, alors que l’extrême-droite riche et blanche n’a jamais été aussi puissante, finançant la Manif pour tous, finançant l’essor des titres médiatiques tels Causeur, créé en 2007 ou Valeurs Actuelles, qui a décollé en bénéficiant d’un énorme budget de diffusion à partir de 2012.

De même qu’au XIXe siècle, les caricatures de Juifs dans la presse populaire étaient rendues possibles par les publications coloniales où l’on comparait les grosseurs de crânes et les prétendus signes physiques extérieurs entre les différentes races, l’antisémitisme actuel bénéficie des autres racismes.

La séparation de l’antisémitisme des autres racismes est juste d’un point de vue historique, juste du point de vue de la description de ces actes de haine, mais elle est sans effet pour le combattre car elle contribue à créer la judéité comme une condition qui isole, qui rend minoritaire.

Le ghetto est pavé de bonnes intentions et nous pourrions bientôt y rester si nous persistons à refuser les solidarités, au lieu de s’attaquer aux murs qui y nous enferment.


Cloé Korman

écrivaine