Eddy Merckx à la trace : archéologie du geste parfait
On appelle mains négatives, les peintures de mains trouvées dans les grottes magdaléniennes de l’Europe SubAtlantique. Le contour de ces mains – posées grandes ouvertes sur la pierre – était enduit de couleur. Le plus souvent de bleu, de noir. Parfois de rouge. Aucune explication n’a été trouvée à cette pratique.
Marguerite Duras
Le 06 juillet 2019, le Tour de France démarre de Bruxelles qui n’est pas une ville de France, en hommage au plus grand champion cycliste de tous les temps qui n’est pas français non plus – cinquante ans après sa première victoire dans l’épreuve, qu’il remporte en 1969 avec 17’54’’ d’avance sur le second, Roger Pingeon, coureur français d’une équipe française.
En dix ans, sur tous les terrains et dans tous les pays, du mois de janvier au mois de décembre, le champion belge a gagné 625 courses parmi lesquelles 5 Tours de France, 5 Tours d’Italie, 7 Milan-San Remo, 5 Liège-Bastogne-Liège, 3 Paris-Roubaix, 4 championnats du monde sur route… Cet hommage qui lui sera rendu en sa présence pose deux questions fortement liées : quel est l’objet, exactement, de la commémoration ? Qu’est-ce que corollairement un sportif laisse derrière lui – autrement dit sur ces routes du monde qui sont à tout le monde quelles traces a-t-il laissées ? Même si des toiles, des bobines ou des manuscrits se perdent, un peintre, un cinéaste ou un écrivain laisse à la postérité un matériau à traiter – à oublier, reprendre, interpréter. Qu’en est-il d’un sportif – a fortiori d’un cycliste dont les millions de kilomètres parcourus laissent si peu d’archives ? L’hommage du 06 juillet obéit à l’intuition que quelque chose d’autre qu’un palmarès, que quelque chose de vivant résiste de cette œuvre immense – et ce sont les fondements de cette intuition que nous aimerions examiner ici.
À partir du presque rien que l’on sait, les chroniqueurs et les écrivains, les réalisateurs et les monteurs inventent presque tout pour broder la légende sur la trame invisible des événements.
D’une course cycliste aujourd’hui encore, quand même elle est filmée du premier au dernier kilomètre, on ne voit presque rien : sur les six heures d’action, cent-cinquante personnages se mêlent et se démêlent dans l’espace et dans le temps dont ne seront restitués que d’infimes détails – qu’il n’y aura pas besoin de raconter. Ce fractionnement de l’action est évidemment décisif dans l’élaboration des mythologies : à partir du presque rien que l’on sait, les chroniqueurs et les écrivains, les réalisateurs et les monteurs inventent presque tout pour broder la légende sur la trame invisible des événements.
Pourtant la carrière d’Eddy Merckx (professionnel de 1965 à 1977) est strictement contemporaine du développement des magazines spécialisés dans le sport[1] et des évolutions techniques de la télévision, qui commence au début des années soixante-dix à couvrir plus longuement les courses. Désormais sortant du bain graphique, photographique et vidéographique, on pourra voir les segments s’articuler, la syntaxe trouver son rythme, la rotation se faire. La carrière d’Eddy Merckx raconte la révélation progressive d’une écriture – la splendeur du geste et la possibilité simultanée d’en comprendre la langue et l’œuvre.
Mais qu’en est-il de ce geste, qui fait l’œuvre ?
Sur la dimension physiologique de la création, passons rapidement mais soyons précis. Mis en action à une époque où les performances ressemblaient encore au corps qui les performait[2], le corps d’Eddy Merckx était constitué, surface et profondeur, pour faire du vélo : capacités pulmonaires, muscle cardiaque, hématocrite, fibre musculaire, gestion de l’acide lactique, répartition des masses et des segments, tous les curseurs de ces paramètres étaient naturellement poussés au maximum, et leur assortiment idéalement configuré. Cette dotation initiale s’appuyait sur une psychologie inflexible – et indéchiffrable : la voracité du Cannibale[3] ne s’explique pas, comme souvent chez les grands personnages, par un projet de revanche ou de compensation. Contrairement à Edmond Dantès (Le Comte de Monte-Cristo), L’Harmonica (Il était une fois dans l’ouest) ou Lance Armstrong (vainqueur de 7 Tours de France avant d’être déchu de ses titres pour dopage), son histoire ne s’est pas écrite sur un scénario de vengeance – et cette anomalie a fait d’Eddy Merckx une sorte d’oxymore : certaines caricatures de René Pellos le dessinent d’ailleurs en géant élégant et sympathique, ingurgitant des poignées de coureurs-miniatures qu’il a cuisinés lui-même – mais qu’est-ce qu’un tueur bienveillant, ou un ogre gentil ?
Sans jamais respecter les consignes de ses directeurs sportifs ni les règles de composition dramatique, Eddy Merckx a remporté 625 courses : autant dire que ses succès sont vite devenus… prévisibles.
Supériorité physique et opacité psychique lui donnaient un avantage considérable sur ses adversaires, générant une forme nouvelle d’écriture – sans précurseur, elle restera sans successeur : appliquée systématiquement, « la course en tête » est la figure principale d’un style qui épuisera le peloton pendant dix ans, sans ruiner ses propres forces ni ses propres chances, éblouissant les spectateurs au passage. Il n’est pas exagéré de dire que sur cette période, Eddy Merckx a aspiré continument tout l’effectif dans son sillage…[4] Configuration naturelle du squelette et science du placement lui conféraient en machine une position idéale (conjuguant puissance et aérodynamisme de manière optimale), indissociable de la beauté du geste. Dans le cas d’Eddy Merckx, outre le profilage parfait de l’homme-machine, cette beauté du geste vient sans doute d’une sorte d’évitement du point mort haut et du point mort bas dans la rotation de la pédale : une esquive technique des deux points d’inertie du pédalage[5]. On s’accorde en général sur le fait qu’un grand artiste est un créateur de gestes ou de formes : on s’en souvient devant certaines vidéos d’époque, où la puissance et l’harmonie du geste d’Eddy Merckx s’imposent avec une évidence qui se passe de commentaires.
En revanche la créativité du scénariste appelle quelques observations. Sans jamais respecter les consignes de ses directeurs sportifs ni les règles de composition dramatique (peu de références à Aristote, Boileau ou Bertold Brecht dans les entretiens), Eddy Merckx a remporté 625 courses : autant dire que ses succès sont vite devenus… prévisibles. Le cas de Milan-San Remo est intéressant d’un point de vue statistique et dramaturgique : sur dix participations, il a remporté sept fois la première classique de la saison.
Dans un effectif de près de 200 coureurs, il se trouvait donc chaque fois en position de faire presque la même chose (gagner), mais sommé chaque fois de le faire d’une façon un peu différente : sur un parcours sans difficulté sérieuse, la puissance ne suffisant pas à se soustraire au groupe devait être complétée par des initiatives surprenantes, mettons des péripéties. Introduire de l’imprévisible dans le prévisible, de la différence dans la répétition : profitant d’une côte sans grande pente mais longue de 4 km et dont le sommet est placé à 6 km de l’arrivée, il a construit la plupart de ses victoires dans les dix derniers kilomètres très sinueux de cette course qui en comptait 288. Il s’agissait donc d’apporter de petites variations à un scénario qui s’est achevé sept fois sur dix de la même façon.[6]
Dans les grandes courses par étapes de trois semaines comme le Tour de France, la succession des jours lissant les impondérables qui affectent les courses d’un jour, Eddy Merckx se retrouvait – presque – sans adversaires, le scénariste sans péripéties, et l’acteur principal sans exploits à accomplir. Il se trouve qu’un des plus grands exploits de l’histoire du cyclisme s’est accompli un jour où Eddy Merckx avait choisi de s’inventer un adversaire. Au départ de la 17ème étape du Tour de France 1969, comptant 8’21’’ d’avance sur le second au classement général, le champion belge a course gagnée depuis longtemps. Au sommet du Tourmalet, impatienté par un équipier qui lui a fait savoir la veille qu’il voulait quitter l’équipe, le leader sprinte pour l’empêcher de passer en tête du col le plus prestigieux de l’épreuve. Isolé au début de la descente, le maillot jaune décide de poursuivre son effort : 140 km restent à parcourir, qu’il finira avec 7’57’’ sur le second de l’étape. Privé d’opposant dans le jeu normal de la compétition, Eddy Merckx s’en est donc inventé un dans sa propre équipe pour pouvoir se donner l’impulsion d’une action légendaire et sans mobile apparent – pour la beauté du geste. Dans l’ordre de la création, on abandonne alors l’épopée et le roman pour la poésie pure, Homère et Alexandre Dumas pour Stéphane Mallarmé.
Notons que cette quête sans objet est à l’origine de la photographie la plus célèbre de l’histoire du cyclisme : faite au sommet de l’Aubisque par Henri Besson, publiée dans Miroir Sprint deux jours après le décollage du lanceur Saturn V, et deux jours avant que le module Eagle se pose sur la lune, on y voit la tache claire de l’homme-machine, le visage blanchi et le front griffé par l’effort, s’extraire d’une double farandole de spectateurs, et couronné par la silhouette-sémaphore d’un commissaire de course à moto écartant les bras juste derrière lui. Prise dans la pente et d’une beauté vertigineuse, l’image est titrée par le magazine : « Quand l’Aigle déploie ses ailes ».
De véritables adversaires, Eddy Merckx en a connu quelques-uns. Défaillant sur la route d’Orcières-Merlette dans la 11ème étape du Tour de France 1971, il perd 8’41’’ sur Luis Ocaña – sans jamais demander ni recevoir un relai des rescapés de ce peloton qu’il domine depuis plusieurs années. Repoussé à bonne distance au classement général, il surprend tout le monde en attaquant au kilomètre zéro de l’étape suivante – pour une échappée de 251 kilomètres de haut héroïsme et de faible acclamation : ayant pris une heure et demie d’avance sur l’horaire prévisionnel le plus rapide, les neuf audacieux traversent, désertes, les garrigues surchauffées… Il n’a perdu que 2’11’’, mais voilà Luis Ocaña prévenu : les jours suivants, il subira un harcèlement sportif de chaque instant, jusqu’à la fameuse étape Revel-Luchon.
Après avoir attaqué cinq fois dans l’ascension du col de Mente, Eddy Merckx attaque encore dans la descente transformée par l’orage en coulée de boue : tombé dans un virage, il se relève et repart. Tombé dans le même virage, Luis Ocaña se relève et retombe, percuté par un autre coureur : à bout de forces et à bout de nerfs l’Espagnol pleure, appelle sa mère et abandonne. À l’arrivée de cette étape qualifiée de « dantesque » et « apocalyptique » par les journalistes, le nouveau leader répond pour la télévision française aux questions d’un journaliste : « Aujourd’hui vous avez gagné le Tour de France, Eddy Merckx ? » Désormais privé de son principal adversaire, le champion répond laconique et dépité : « Je crois qu’aujourd’hui je l’ai perdu, tout au contraire. »
(NDLR : Jean Cléder vient de publier Eddie Merckx. Analyse d’une légende aux éditions Mareuil)