Écologie

Révolutionner les sciences pour penser la transition

Sociologue

La transition vers un modèle plus écologique n’est pas que l’affaire des responsables politiques, dont on fustige souvent la lenteur. Il est indispensable de refonder entièrement la science, de repenser le découpage en disciplines pour s’affranchir d’une conception mono-disciplinaire et en silos des sciences. Un véritable enseignement du développement durable est à ce prix.

La transition écologique est à la mode et c’est à qui fera figurer cette expression dans ses discours ou ses textes le plus grand nombre de fois… Les candidat.e.s aux différentes élections rivalisent de propositions et promettent d’être les plus farouches défenseurs de l’écologie. Mais plus rares sont ceux et celles qui admettent que nous avons besoin d’une véritable révolution copernicienne dans nos disciplines, nos représentations et nos modes d’appréhension du monde pour l’engager véritablement et encore plus rares celles et ceux qui ont réfléchi aux nouveaux instruments et à la nouvelle articulation des sciences dont nous avons besoin pour la penser.

publicité

Dans un texte intensément commenté « The historical roots of our ecological crisis », l’historien américain Lynn White avait  défendu en 1967 l’idée que notre conception moderne de la science et de la technique avaient joué un rôle fondamental dans la crise écologique en permettant aux humains de mettre le plus rationnellement et le plus efficacement en œuvre l’exploitation de la nature et que c’est à la compréhension – et à la transformation – de cette relation entre humain et nature que nous devrions d’urgence nous atteler. On se souvient en effet du programme de la Modernité clairement délivré par Bacon ou Descartes : le premier dans la Nouvelle Atlantide, publié en 1627, enjoignait aux humains « de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’empire humain en vue de réaliser toutes les choses possibles » tandis que le second, dix ans plus tard, proposait dans Le Discours de la méthode de rompre avec la philosophie spéculative et de se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Selon Lynn White, le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait jamais connu

White s’emploie à démontrer que cette foi nouvelle dans la capacité de la science à connaître et à transformer, à savoir pour pouvoir, vient de très loin, et très précisément de la pensée judéo-chrétienne qui a réussi à diffuser dans l’ensemble du monde occidental sa représentation du monde. Dans celle-ci, l’homme est une créature très spéciale, supérieure aux autres parce que imago Dei, faite à l’image de Dieu, et à laquelle incombe une mission très particulière : dominer la terre. « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre » (Genèse 1.26) ; « Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre » (Genèse 1.28).

Tels sont les textes auxquels White fait référence et qui lui permettent d’affirmer que le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait jamais connu : « non seulement le christianisme, en opposition absolue à l’ancien paganisme comme aux religions d’Asie, instaure un dualisme entre l’homme et la nature, mais il insiste également sur le fait que l’exploitation de la nature par l’homme, pour satisfaire à ses fins propres, résulte de la volonté de Dieu ». En effet, rappelle White, dans l’Antiquité chaque arbre, chaque source, chaque filet d’eau, chaque colline avait son genius loci, son génie protecteur : en détruisant l’animisme païen, le judéo-christianisme a donc en même temps permis l’exploitation et la domination de la Nature et permis à l’alliance de la science et de la technique de s’y employer au mieux. C’est la raison pour laquelle White soutient que « recourir à toujours plus de science et de technique ne nous fera pas sortir de la crise actuelle ».

C’est exactement cette thèse que l’Encyclique récente du Pape Laudato Si’ « Pour la sauvegarde de la maison commune » vise à déconstruire, notamment dans son troisième chapitre intitulé « la racine humaine de la crise écologique ». La démonstration de l’Encyclique s’appuie sur l’autre représentation des relations entre humain et Nature proposée par la Bible dans Genèse 2.15. Et notamment sur la mission donnée par Dieu à l’homme dans le jardin d’Eden : celle de cultiver et garder le jardin. Mais s’il conteste l’interprétation de White, le Pape rejoint ce dernier dans la condamnation de la technique et de la technologie qu’il rend responsable – avec l’orgueil humain – de la situation actuelle : le problème fondamental écrit le pape c’est « la manière dont l’humanité a assumé la technologie et son développement avec un paradigme homogène et unidimensionnel. Une conception du sujet est mise en relief qui, progressivement, dans le processus logique et rationnel, embrasse et ainsi possède l’objet qui se trouve à l’extérieur. Ce sujet se déploie dans l’élaboration de la méthode scientifique avec son expérimentation, qui est déjà explicitement une technique de possession, de domination et de transformation. C’est comme si le sujet se trouvait devant quelque chose d’informe, totalement disponible pour la manipulation ».

L’économie mainstream a été la matrice d’une conception de la durabilité faible en postulant que le progrès technique et l’innovation permettraient de compenser les pertes de capital naturel

Ce n’est pas tant la science et la technique que condamnent White et le pape que l’usage de celles-ci, leur appropriation à des fins de domination et donc le rapport d’exploitation et de conquête que l’humain impose à la Nature. Les deux auteurs en viennent également à proposer la même solution, à cinquante ans d’intervalle : l’adoption d’une autre représentation du monde – et notamment des rapports humains/ Nature – grâce à une nouvelle religion, celle pratiquée par François d’Assise, l’homme qui considérait toutes les créatures comme égales et abolissait ainsi à sa racine la supériorité gage d’exploitation et de domination. Ils en appellent à un même changement dans les représentations : un humain membre de la communauté naturelle, une société humaine ré-encastrée dans la nature et faisant partie de celle-ci, un renoncement donc à ce que les sociologues américains Catton et Dunlap, avaient appelé « le paradigme de l’exceptionnalité humaine ».

Contrairement à ce que soutiennent White et le pape, nous n’avons pas besoin d’une religion particulière pour organiser ce basculement mais ce réencastrement est en revanche essentiel pour organiser la véritable révolution dont nos sciences ont besoin pour penser la transition. En effet, elles restent organisées autour de la grande séparation entre sciences de la nature et sciences de l’homme alors que nous avons désormais absolument besoin qu’elles soient capables de s’intéresser ensemble aux « systèmes socio‐écologiques complexes ». C’est ce que démontre magistralement le rapport publié il y a maintenant plus de cinq ans par un collectif mené par le philosophe Tom Dedeurwaerdere, qui n’a pas pris une ride. Il s’intitule « Les sciences du développement durable pour régir la transition vers la durabilité forte » et passe en revue l’ensemble des transformations que les sciences devraient connaître pour aborder efficacement la lutte contre les défis écologiques qui se présentent.

Le rapport s’inscrit délibérément dans le cadre de la « durabilité forte » c’est-à-dire reconnaît que certaines fonctions du capital naturel ne peuvent pas être remplacées par du capital technologique et qu’il existe des niveaux critiques au‐delà desquels la substituabilité n’est plus possible. Il montre aussi comment l’économie mainstream a été la matrice d’une conception de la durabilité faible en postulant que le progrès technique et l’innovation permettraient de compenser les pertes de capital naturel et de transmettre aux générations futures un capital les rendant sans aucun doute plus riches. Il rappelle combien les études économiques actuelles continuent de s’appuyer sur des modèles mathématiques ou théoriques simples qui relèvent de conceptions mono disciplinaires et se révèlent donc complètement incapables de penser les interactions entre phénomènes biophysiques et sociaux.

Il est nécessaire, démontre le rapport, de rompre avec cette conception mono-disciplinaire et en silos des sciences et d’évoluer vers une perspective intégrée des systèmes socio-économiques et biophysiques, dans des cadres théoriques tels que ceux proposés par exemple par Oström ou Daly, dans lesquels le système socio-économique est un sous-système du système biophysique et où les interactions entre systèmes biophysiques et systèmes sociaux et de gouvernance sont prises en compte.

La réalisation de maquettes d’enseignement du développement durable semble une opération très simple : elle met pourtant en jeu toute notre conception des sciences

Les constats du rapport conduisent à plusieurs propositions d’importance. Il nous faut d’abord engager une révision des fondements de chacune de nos disciplines, notamment l’anthropologie sur laquelle chacune s’appuie – par exemple les conceptions mono dimensionnelles et réduites de l’homo oeconomicus mais aussi de l’homo sociologicus et de l’homo politicus, qui doivent être ré-encastrés dans leur univers physiques et biologiques – et adopter une perspective interdisciplinaire combinant la conception analytico-descriptive des systèmes socio-écologiques complexes avec l’analyse des pratiques sociales et des voies de la transition.

Il s’agit de promouvoir des pratiques interdisciplinaires « capables de combiner la recherche économique, l’analyse des pratiques sociales et la discussion explicite des orientations éthiques », permettant notamment de donner aux sciences sociales un rôle autre qu’ancillaire – alors qu’elles sont souvent mobilisées uniquement pour organiser l’acceptabilité sociale d’une réforme. Les sciences du développement durable doivent également assurer une forme de transdisciplinarité en combinant les contributions des parties prenantes scientifiques et extrascientifiques dans l’organisation de la recherche scientifique.

Interdisciplinarité, transdisciplinarité, orientation éthique : une telle conception de la science se heurte de plein fouet aux pratiques actuelles, et notamment à l’organisation de plus en plus spécialisée des disciplines ainsi qu’aux modalités d’évaluation des chercheurs. Le rapport fait une série de propositions très concrètes pour y remédier et décrit les réorganisations en cours dans certaines universités qui ont bouleversé leur fonctionnement pour organiser des centres de recherche et des enseignements interdisciplinaires pour promouvoir les sciences du développement durable.

L’actualité de ce rapport est d’autant plus grande que sont aujourd’hui lancés des appels – d’institutions mais aussi d’étudiants – à renforcer les enseignements en développement durable, et notamment à « former tous les étudiants du supérieur aux enjeux climatiques et écologiques » pour reprendre l’intitulé d’un appel lancé par le Shift project. Les réflexions autour de ces enjeux s’organise comme le montre une autre initiative de l’Université virtuelle de l’environnement et du développement durable, qui a consacré son dernier colloque le 4 juillet à la question concrète de savoir comment aider les établissements d’enseignement supérieur qui ont la tâche de construire les maquettes d’enseignement, à intégrer la formation aux enjeux environnementaux dans tous les enseignements.

La réalisation de maquettes d’enseignement du développement durable semble une opération très simple : elle met pourtant en jeu toute notre conception des sciences, de leur articulation et de la recherche. Il s’agit d’un enjeu considérable pour le traitement duquel une réflexion mêlant universitaires, représentants des établissements d’enseignement supérieur et ONG serait particulièrement bienvenue.


Dominique Méda

Sociologue, Professeure à l'université Paris-Dauphine

Rayonnages

Écologie Savoirs Sciences