Société

Petite histoire d’un réfugié en France ou le charme discret de l’arbitraire administratif

Haut-fonctionnaire

Des millions de réfugiés se retrouvent dans la situation de N., réfugié dont David Guilbaud narre ici les péripéties administratives. Où il apparait qu’il est possible pour l’administration de prendre, sans que personne ne le remarque, des mesures qui restreignent considérablement les droits des réfugiés, droits clairement affirmés par les conventions internationales puis par le législateur français. Mais nos députés sont-ils seulement informés de ces mesures ? Connaissent-ils, par exemple, l’existence de cet arrêté du 9 avril 2019 qu’un obscur délégué à la sécurité routière, parce qu’il disposait d’une délégation de signature du ministre de l’Intérieur, a pu signer en toute discrétion ?

Connaissez-vous le charme discret de l’arbitraire administratif ? Laissez-moi vous raconter cette histoire. N. vient d’un pays en guerre qu’il a fui pour se réfugier en France dans les premières semaines de l’année 2017. Arrivant d’un pays lointain après bien des péripéties, N. pouvait-il se douter que l’administration française deviendrait bientôt pour lui cet adversaire aussi redoutable qu’obstiné à rythmer d’obstacles son chemin vers une existence enfin sereine ? Ah, parlons-en, de cette « administration française » ! Paradoxale unification terminologique, chimérique unité pour rendre compte de ces labyrinthes de couloirs qu’il faut parcourir, de ces torrents de formulaires à remplir et de cette jungle de textes qu’il faut défricher en dépit de leur inextricable complexité.

Mais revenons à N. N. ne veut rien de mieux que pouvoir mener en France la vie banale d’un homme qui travaille et paie ses impôts, comme tout le monde. Tandis que les molosses de la grande meute des xénophobes, de l’extrême-droite à la gauche de droite, aboient pour qui veut l’entendre qu’il faut que les réfugiés s’ « intègrent », N. leur répond qu’il ne demande que ça. Mais pour pouvoir chercher un travail et le garder, il lui faut obtenir le droit de conduire une voiture. Chance : N. sait conduire une voiture, et dispose même d’un permis de conduire délivré il y a quelques années maintenant par les autorités de son pays d’origine.

Confiant, N. s’informe sur la manière dont il peut demander la conversion de son permis étranger en un permis français. Plusieurs de ses amis, qui viennent du même pays que lui, ont déjà obtenu une telle conversion, au terme d’une procédure apparemment simple. N. n’a donc aucune raison de s’inquiéter : quelques courriers et la chose devrait être promptement réglée. D’ailleurs, N. est un homme organisé et ne traîne pas pour engager les démarches nécessaires.

Un peu plus de huit mois après son arrivée sur le territoire français, N. s’est vu reconnaître la qualité de réfugié par l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, l’OFPRA, dont c’est la mission. Le mois suivant, il contacte la préfecture de son lieu de résidence afin d’obtenir un rendez-vous pour déposer son dossier de demande de premier titre de séjour : on lui donne un rendez-vous six mois plus tard, en mai 2018. En attendant, N. sollicite un autre rendez-vous pour déposer, sans attendre, son dossier d’échange de permis de conduire. Rendez-vous est pris et, quelques semaines plus tard, N. se présente à la préfecture. Nous sommes alors au début de l’année 2018, et les difficultés commencent.

L’agent de la préfecture qui le reçoit l’informe de ce qu’il est impossible de prendre en compte sa demande, car il ne dispose pas encore d’un titre de séjour définitif – ce même titre qu’il ne pourra formellement demander que lors de son rendez-vous du mois de mai suivant. N. est donc condamné à attendre, non pas le mois de mai 2018, mais la délivrance effective du titre de séjour qu’il s’apprête à demander en mai : une procédure qui peut prendre parfois plus d’une année.

N. doit faire demi-tour et repartir avec, sous le bras, ce dossier qui ne veut pas le quitter.

N. n’a pas le choix : il prend son mal en patience. En mai 2018, il peut enfin déposer son dossier de demande de titre de séjour. Puis, plus rien. Les semaines, puis les mois passent : N. attend. Aucune nouvelle de son titre de séjour et, pendant ce temps, il ne peut toujours pas conduire. À la fin de l’année 2018, N. s’inquiète : son permis étranger arrive bientôt à expiration. Ne faudrait-il pas qu’il dépose rapidement son dossier de demande d’échange ? Il retourne à la préfecture, et se heurte une fois de plus à un refus. On l’informe cependant que la date d’expiration de son permis de conduire n’importe pas, ce qui le rassure un peu.

Près de dix-huit mois après avoir déposé sa demande, alors que l’hiver 2018-2019 touche à sa fin, il reçoit son titre de séjour définitif. Victoire ! N. pense alors être proche du but. Il contacte la préfecture pour demander un nouveau rendez-vous qui lui permettra de déposer sa demande de permis de conduire : le premier rendez-vous disponible est quatre mois plus tard. Attendre, encore.

L’été 2019 arrive, et avec lui le rendez-vous tant espéré. Le dossier est fin prêt, toutes les pièces ont été vérifiées plusieurs fois, tout y est : cette fois, rien ne peut plus l’empêcher de déposer son dossier – croit-il.

Mais c’est mal connaître l’administration, qui a plus d’une surprise dans son sac. Arrivé à la préfecture, N. se voit répondre que « Non, désolé monsieur, mais nous ne prenons plus de demandes d’échanges de permis de conduire pour les personnes venant de votre pays ». Il s’étonne, insiste en disant que d’autres réfugiés de ses amis, qui viennent du même pays que lui, ont obtenu l’échange de leur permis, mais rien n’y fait. Il doit faire demi-tour et repartir avec, sous le bras, ce dossier qui ne veut pas le quitter.

Nous découvrons alors que l’arrêté du 12 janvier 2012 qui fixe les conditions d’échange des permis de conduire délivrés par des Etats n’appartenant ni à l’Union européenne ni à l’Espace économique européen a été subrepticement modifié par un autre arrêté le 9 avril 2019, soit quelques semaines à peine avant ce rendez-vous.

L’arrêté du 9 avril 2019 est très bref : il se contente d’apporter une modification, apparemment anodine, à l’article 11 de cet arrêté. Comparons donc cet article 11 avant et après cette modification.  Jusqu’en avril 2019, s’être vu reconnaître la qualité de réfugié permettait d’échapper à l’une des exigences applicables aux conducteurs de droit commun : celle qui n’autorise un échange de permis de conduire étranger contre un permis français que lorsqu’un accord de réciprocité, c’est-à-dire de reconnaissance mutuelle des permis de conduire, existe entre la France et l’Etat concerné. Lever cette condition pour les réfugiés répondait à une logique évidente : s’agissant de pays dont la situation intérieure est chaotique au point de justifier la reconnaissance du statut de réfugié, l’existence d’un tel accord de réciprocité avec la France est fort improbable.

Dans ce contexte, poser une telle exigence serait absurde et n’aboutirait qu’à entraver la bonne installation en France des réfugiés concernés. C’est pourtant ce qu’a décidé l’auteur de l’arrêté du 9 avril 2019 : désormais, un réfugié ne pourra obtenir l’échange de son permis de conduire que si un tel accord de réciprocité existe. Autant dire que l’immense majorité des réfugiés n’a plus qu’à se résigner : seuls quelques-uns dont le pays a la chance de figurer dans cette liste pourront demander l’échange de leur permis. À ce petit jeu, les Soudanais ou les Maliens gagnent ; les Pakistanais, les Afghans ou encore les Sri Lankais perdent…

Mais que les Soudanais et les Maliens ne se réjouissent pas trop vite : l’administration a pris soin de créer un second obstacle pour s’assurer qu’ils ne soient pas trop nombreux à obtenir l’échange de leur permis. L’arrêté d’avril 2019 réaffirme, en la reformulant encore plus clairement, une disposition qui concerne le délai dans lequel la demande d’échange doit être présentée. Alors que les étrangers de droit commun disposent, pour déposer leur demande, d’un délai d’un an à compter de la date de début de validité de leur titre de séjour ou de leur visa, les réfugiés bénéficient du même délai d’un an… mais ce dernier est calculé à compter de la date de début de validité de leur « titre de séjour provisoire » c’est-à-dire, comme l’affirme désormais clairement l’article 11, du récépissé émis par la préfecture et qui constate la reconnaissance d’une protection internationale.

La différence est de taille : le récépissé n’est qu’un document temporaire, renouvelé jusqu’à délivrance du « vrai » titre de séjour. Et c’est ce « vrai » titre de séjour qui reste exigé pour pouvoir déposer son dossier : l’article 5 (qui s’applique aux réfugiés dès lors que l’article 11 n’a prévu aucune dérogation à ses dispositions) dispose bien que le dossier de demande d’échange doit être accompagné de la preuve de ce que le demandeur a « acquis sa résidence normale en France », c’est-à-dire, comme l’explicite bien l’article 4 (qui lui aussi s’applique aux réfugiés faute de dérogation spécifique) du titre de séjour définitif. Or, faut-il le rappeler, le délai entre le premier récépissé et la délivrance effective du titre de séjour approche ou dépasse bien souvent un an…

Les stipulations de la convention de Genève s’appliquent pleinement dans notre pays.

Le message est clair : les réfugiés et bénéficiaires de la protection subsidiaire n’ont plus qu’à se résigner à devoir repasser le code et la conduite, avec les délais et les coûts financiers que cela implique, s’ils veulent pouvoir conduire en France pour travailler et mener une vie normale.

Prenons à présent de la hauteur et revenons aux textes fondamentaux qui doivent guider notre approche de la situation des réfugiés. En la matière, la référence est la convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, dite convention de Genève, à laquelle la France est partie. Comme on le sait, l’article 55 de notre Constitution dispose que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois » : les stipulations de la convention de Genève s’appliquent donc pleinement dans notre pays.

Cette convention stipule notamment, en son article 26 relatif à la liberté de circulation, que chaque Etat partie à la convention « accordera aux réfugiés se trouvant régulièrement sur son territoire le droit […] d’y circuler librement sous les réserves instituées par la réglementation applicable aux étrangers en général dans les mêmes circonstances. » La portée de l’expression « dans les mêmes circonstances » est explicitée à l’article 6, qui stipule que ces termes « impliquent que toutes les conditions […] que l’intéressé devrait remplir, pour pouvoir exercer le droit en question, s’il n’était pas un réfugié, doivent être remplies par lui à l’exception des conditions qui, en raison de leur nature, ne peuvent être remplies par un réfugié ».

On comprend ainsi que la France doit traiter les réfugiés au moins aussi favorablement que les autres étrangers : faire courir le délai d’un an à compter de la date du premier récépissé, alors même que le dépôt effectif du dossier de demande d’échange reste conditionné à l’obtention du titre de séjour définitif, va clairement à l’encontre de ce principe.

On comprend aussi que la France doit réserver un traitement plus favorable aux réfugiés lorsque certaines conditions applicables aux étrangers de droit commun ne peuvent pas être remplies par eux : c’est ce qui justifiait, notamment, que la condition tenant à l’existence d’un accord de réciprocité ne leur soit pas applicable pour obtenir l’échange de leur permis de conduire.

Relevons aussi qu’à son article 3, la convention affirme un principe de non-discrimination entre les réfugiés selon leur pays d’origine : on pourrait à cet égard estimer que soumettre les réfugiés à un régime d’échange de permis différent selon que leur pays dispose ou non d’un accord de réciprocité avec la France est contraire à ce principe.

À travers notre exemple, il est possible de prendre la mesure de cet arbitraire administratif qui peut, discrètement et sans que personne ne le remarque, prendre des mesures qui restreignent considérablement les droits dont devraient bénéficier les réfugiés, droits qui ont été clairement affirmés par les conventions internationales puis par le législateur français. Mais nos députés sont-ils seulement informés de ces mesures ? Connaissent-ils l’existence de cet arrêté du 9 avril 2019, perdu parmi la masse des textes réglementaires signés chaque jour et qu’un obscur délégué à la sécurité routière, parce qu’il disposait d’une délégation de signature du ministre de l’Intérieur, a pu signer en toute discrétion ?

Pour déjouer cet arbitraire de l’administration, deux possibilités existent. La première supposerait qu’un réfugié s’étant vu refuser l’échange de son permis de conduire saisisse le juge administratif pour que ce dernier examine la conformité de l’arrêté du 12 janvier 2012, tel que modifié en avril 2019, avec la convention de Genève, et que le juge administratif donne raison au réfugié. La seconde verrait le législateur adopter des dispositions beaucoup plus contraignantes, qui restreignent bien davantage les marges de manœuvre de l’administration pour éviter de telles dérives.

Revenons à l’histoire de N. pour conclure sur cette ironie amère : la modification de l’arrêté est intervenue en avril 2019, quelques semaines après qu’il ait obtenu son titre de séjour définitif. Ainsi, à la date de délivrance de son titre de séjour, N. remplissait enfin toutes les conditions pour demander l’échange de son permis de conduire : il n’était pas (encore) exigé que son pays d’origine dispose d’un accord de réciprocité avec la France. Mais le manque de disponibilité de l’administration, qui faute de moyens disponibles n’a pu lui proposer un rendez-vous que plusieurs mois après, l’a obligé à attendre : bientôt, la fenêtre d’opportunité s’était refermée – pour de bon.


David Guilbaud

Haut-fonctionnaire

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