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Législatives en Israël : le demos introuvable

Sociologue

Bien que le président israélien Reuven Rivlin ait décidé mercredi 25 septembre de demander au Premier ministre sortant, Benyamin Netanyahou, de former un gouvernement, aucun vainqueur net n’est sorti du nouveau scrutin législatif, le second en six mois. Si ces élections ont permis de réinvestir les relations entre nation et droits individuels, par l’émergence de voix diverses, le demos israélien reste, lui, introuvable.

Il se prépare en Israël, à la suite du scrutin du 17 septembre dernier, un nouveau gouvernement, sans doute d’union nationale, qui sera formé autour des partis sortis majoritaires des élections. Rappelons l’épisode précédent. À l’issue des élections d’avril 2019, aucune majorité ne s’étant dégagée et qui aurait permis à l’actuel Premier Ministre Benjamin Netanyahou de gouverner, celui-ci décidait de renvoyer aux urnes les électeurs.

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Étant donné les bases du système électoral israélien – reposant sur la proportionnelle intégrale à 3,5 % et produisant une multitude de partis et de microgroupes parasites –, de nouvelles recompositions ont eu lieu durant l’été, notamment dans le bloc de l’union des droites, ou encore à gauche – le parti Meretz faisant équipe avec un ex-premier Ministre faucon (Ehud Barak) et une ex-activiste du « mouvement des tentes » (Stav Shaffir) pour fonder l’Union Démocratique –, et enfin au sein des partis arabes.

Tout cela laisse perplexe quant à un réveil du pays. La vie démocratique s’est éteinte depuis des années pour céder la place à une léthargie mêlée de politique-spectacle et au clientélisme politique qui fixe les règles du jeu. L’idéal démocratique inscrit dans le sionisme originel a produit une tribalisation de la vie politique qui a englouti la communauté civique ou l’idée de peuple, tout comme les forces politiques. La campagne fut donc atone, sans nouveauté autre que les attaques réciproques et ad personam des candidats. L’argument le mieux partagé par les candidats fut le « tout sauf Bibi » (Netanyahou sur qui pèse un procès pour de nombreuses affaires de corruption).

Cependant, quelle que soit l’issue de négociations en cours pour une composition gouvernementale, deux faits importants viennent de se produire lors du scrutin de septembre. Le premier est le vote massif des Palestiniens Israéliens et le très haut score de leur liste (13%) traduisant leur demande de démocratie et de participation à la vie politique nationale. En second lieu, le bloc centriste laïque sorti en tête du scrutin et représenté par la coalition Kahol Lavan ­menée par l’ex-chef des armées Benny Gantz, apparait comme un appel à la rationalité et à sauvegarder ce qu’il est encore possible de l’État séculaire, tout en restant conforme à l’esprit national.

Le demos est en crise, mais les élections ont permis de réinvestir les relations entre nation et droits individuels, singulières en Israël.

La démocratie israélienne existe donc selon le principe wébérien du paradoxe des conséquences. Si rien ne semble vouloir stimuler un éthos citoyen – ni l’absence de programme politique des partis ou de débat, ni la conscience critique dans un pays dédié à la marchandisation et à la gouvernementalité libérale –, il existe cependant des effets politiques produits par ce scrutin, antinomiques et imprévisibles.

Le demos est en crise, mais les élections ont permis de réinvestir les relations entre nation et droits individuels, singulières en Israël. Au sein de ces dernières, le principe sécuritaire et la défense de l’identité juive sont un bien supérieur à garantir, qui prime sur la nécessaire conflictualité de la démocratie et sur la subjectivité politique. Pourtant, le résultat des élections montre que le pays ne veut pas être laissé à une classe politique, comme le Likoud et l’union des partis de droite nationalistes, alors que ceux-ci incarnent ce qui compte le plus en Israël : le peuple-nation juif et la communauté nationale à protéger.

Concrètement, des colonies aux kibboutz, comment ont voté les Israéliens ? Des localités comme Jérusalem ou celles formant les colonies de peuplement en Cisjordanie sont traditionnellement des bastions de la droite, de l’extrême droite et des partis religieux. Cette tendance est largement confirmée, comme à Jérusalem où les deux partis ultra-orthodoxes du Shas et du Judaïsme Unifié de la Torah – représentant les deux ethnies ashkénazes et orientales – imposent leur domination culturelle et politique sur les partis laïques du centre et de droite, en réunissant plus de 46% des voix. Ce sont les traits singuliers de Jérusalem : séculaire et fragile, religieuse et conquérante, sans véritable aspiration à devenir une démocratie urbaine.

Au contraire, des métropoles créatives comme Tel-Aviv et Haïfa (située au nord) et depuis longtemps affiliées à la gauche socialiste, mais également les kibboutz qui ont été fondés par les pionniers socialistes voire communistes, maintiennent cet ancrage et ont voté pour des partis de gauche. Cependant les kibboutzim non religieux qui représentent la quasi-totalité des résidents des kibboutz ont également opté pour le parti du centre et ont donc recentré leur vote en faveur du réalisme. À Tel-Aviv au contraire, le vote a eu lieu en faveur de l’Union démocratique et du parti Meretz (gauche), qui compte des représentants druzes. Mais le parti Meretz, obtenant 14% des voix contre 9 % en avril, porte des valeurs libérales basées sur les droits individuels, davantage que sur la réduction des inégalités criantes. Les villes du Sud, où résident en grande partie l’électorat russophone confirme le vote communautaire en faveur du parti laïc, nationaliste et droitier de l’ex-Ministre Liebermann, qui dans sa bataille épidermique contre les religieux et contre Netanyahou, a su gagner des électeurs non russes et jeunes.

Le vote de raison se confirme à l’autre bout de l’échiquier par le refus de voir siéger le parti d’extrême droite Otzma Yehudit fondé par le rabbin raciste Meir Kahane – dont le parti Kach a été banni de la Knesset il y a plus de 30 anset qui ne parvient pas à franchir le seuil de la Knesset. Mais le parti d’extrême droite recueille jusqu’à 50% des voix dans les colonies radicales autour de Hébron et au nord de la Cisjordanie, dans les enclaves où se logent les idéologies suprématistes aiguisées par la présence des voisins Palestiniens.

Enfin, le tournant religieux est une réalité. Le score élevé des partis ultra-orthodoxes – Shas et Judaïsme unifié de la Torah auprès des populations orientales (17 sièges) –, traduit les rapports incestueux entre politique et religion ; les deux partis, alliés du Likoud, ayant abordé la campagne électorale sous l’angle de la prière afin de défendre la place des rabbins comme représentants de la vie politique.

Les Israéliens ancrés à droite, sans véritable conscience civile, semblent exprimer le désir d’équilibre entre nationalisme et « libéralisme ». Ce dernier est souvent un étiquetage désignant la liberté individuelle et notamment celle des séculaires (et leur détestation des ultra-orthodoxes), des homosexuels, sans véritable préoccupation sociale, ni pour le règlement du sort des Palestiniens de l’autre côté de la ligne verte. À cet égard, le désir de voir être protégée une société libérale minimale, c’est-à-dire respectant les droits individuels, notamment en matière de religion apparait vital.

Les élections ont permis de qualifier et d’évaluer la relation complexe entre État et religion en Israël.

Ainsi, le candidat de la droite nationaliste et anti-religieux Lieberman (9 sièges) se réjouit d’un « libéralisme » qu’il réduit au marché, autrement dit à la culture du centre commercial et de l’entreprise, qui suffit selon lui à garantir le maintien de la sécularisation de l’espace public. Il a pu ainsi être soutenu par un électorat d’un nouveau type, jeune et dépolitisé, craignant de nouvelles lois de dé-sécularisation – comme la fermeture des quartiers non religieux et des commerces durant le week-end, la séparation sexuelle dans les transports – demandées par les ultra-orthodoxes alliés au Likoud de Netanyahou ; ce dernier étant délaissé par la jeunesse non religieuse, car trop docile vis-à-vis de ses alliés fondamentalistes, ou trop identitaire.

De cette manière, les élections ont permis de qualifier et d’évaluer la relation complexe entre État et religion en Israël. Qu’il s’agisse du débat sur le mariage civil, l’ouverture des commerces durant le week-end, la conscription des ultra-orthodoxes actuellement en étude et exemptés d’armée, ces questions seront inéluctables notamment parce les religieux, qu’ils soient dans une coalition ou dans l’opposition, sont solidement installés dans la vie politique.

La menace permanente imposée par les fondamentalistes pour déséculariser le domaine public, leur haine des formes de vie modernes sont craints par une partie de la population. Leurs messages ambigus pour appliquer dans tous les domaines de la vie la loi de la Torah entrainent donc une prise de conscience de la nécessité d’une lutte laïque contre une possible « théocratie ». Les ultra-orthodoxes ne revendiquent cependant pas une telle organisation de vie et se limitent à vouloir le maintien du statu-quo historique de 1947, garantissant le concordat et la représentation de tous les juifs, qui leur permet de mieux conquérir le pouvoir.

La société israélienne se réveille-t-elle donc un peu moins apathique et plus inclusive ? La démocratie israélienne, signifiant vide, semble se ressaisir par son centre, à travers l’avance donnée au parti Kahol Lavan, non par idéologie ou par politisation, mais à partir d’un sursaut rationnel et moral. Elle défend autant le peuple-nation qu’une définition pragmatique et raisonnable de la politique qui consiste à changer de style politique et à exprimer un besoin de rationalité.

C’est ainsi que le souhait d’un gouvernement d’union nationale, allant des séculaires centristes à la droite nationale, alliée aux religieux, est plébiscité en Israël. Il traduit en effet les paradoxes de la société : une demande de resécularisation combinée au conservatisme, une affirmation des droits subjectifs en dehors d’un contrat social, l’expression de la haine des religieux et à la fois celle des citoyens Arabes. Ces injonctions paradoxales sont parfaitement incarnées par Yair Lapid, ex-présentateur de télé, ex-membre du Likoud et actuel membre de la coalition centriste Kahol Lavan sortie en tête des élections, elle-même peu portée sur l’inclusivité des minorités non juives.

Il faut enfin prendre en compte un fait majeur de ces élections : le vote en faveur de la Liste Unie Arabe par les Palestiniens Israéliens. Leur participation a été élevée, passant de 49% en avril (déjà à un niveau record) à près de 60% lors de ces élections, incluant l’électorat bédouin. Elle ne s’explique pas seulement par l’atmosphère politique qui consiste à stigmatiser cette part de la population. Plusieurs raisons expliquent le succès de la liste arabe : d’abord la réunification politique, circonstancielle de plusieurs partis qui étaient dispersés (les antisionistes de Balad-Ta’al et les citoyennistes de Hadash-Ra’am), mais plus vraisemblablement une demande de justice sociale et le refus de voir grandir la périphérisation des citoyens Palestiniens.

Ce changement de stratégie avait été amorcé lors des élections municipales de Jérusalem en novembre 2018, qui avaient vu se présenter deux éphémères candidats Palestiniens des Territoires. Il est amplifié aujourd’hui par le chef de la Liste Arabe Unie porté par une vague de fond lors de cette élection.

Faire reculer la criminalité endogamique dans les villages et parallèlement défendre l’égalité des droits des Palestiniens, faire reconnaitre les Palestiniens de Cisjordanie : ces exigences se traduisent de façon inédite par un appel à soutenir un gouvernement, pour la première fois depuis la création d’Israël. Ce post-idéologisme à nouveau corrélé au réalisme semble interrompre le pessimisme historique des Palestiniens d’Israël et trouve un écho favorable au sein de la population juive et palestinienne, même si les principaux partis rejettent toute participation des Palestiniens d’Israël à un gouvernement. Au fond, les minorités électorales les moins favorisées pèsent de leur poids symbolique et politique sans qu’un débouché institutionnel et gouvernemental ne soit assuré.

Si la cooptation domine, des voix diverses veulent désormais compter pour donner à la communauté politique, voire à la démocratie des espaces de respiration ou une robustesse.

Au final, l’élection permet de distinguer des figures sociologiques. Une d’entre elles correspond à une communauté civique avec des pratiques démocratiques et de solidarité sociale, présente dans les villes, et qui ne veut pas voir la religion occuper tout son espace. La seconde est une communauté nationaliste non inclusive, post moderne, soucieuse de son indépendance et de sa liberté sans inscription dans un contrat sociétal. La troisième figure est celle des subalternes fédérés par l’identité arabe remettant en cause la communauté politique dans son ensemble. La quatrième figure est celle des religieux juifs mus par un éthos radical, solidement installés, faisant du statu-quo national et du concordat un principe permettant de sauvegarder le pluralisme des juifs, mais ne cessant de grignoter l’espace public.

Mais il serait trop simple de céder au schématisme et de découper Israël en trois ou quatre groupes (laïques, religieux et Palestiniens). La fragmentation de l’identité collective israélienne amorcée depuis les années 90, liée à l’immigration massive des Juifs de l’ex-URSS, des Juifs orientaux et à l’essor du sionisme messianique, a eu pour conséquence de tribaliser la société mais également la vie politique. Plusieurs communautés : ashkénazes laïques, sionistes religieux, ultra-orthodoxes ashkénazes, Mizrahim (juifs des pays arabes et musulmans), juifs de l’ex-Union soviétique, arabes et éthiopiens la composent, avec des alliances affinitaires, quelquefois antinomiques.

Cette fragmentation doit être considérée, moins comme la « fin de l’idéologie sioniste » que comme la source de nombreux dilemmes, qui explique sans doute que le pays n’a jamais endossé le processus de la démocratie réelle. Les tribus d’Israël révèlent l’inachèvement d’une nation complexe, où les citoyens, sont peu conscients de leur interdépendance en dehors de leur cercle primaire.

La fragmentation sociale et électorale découle d’un ordre ethnico-identitaire et de l’absence d’un contrat social par laquelle l’individu prend de la valeur dans les rapports sociaux qui l’enrichissent. L’air de famille entre communauté et nation fait d’Israël une démocratie incertaine mais surtout inachevée, où l’ordre marchand peut aisément se loger, en l’absence d’une véritable conflictualité propre à définir une politique du peuple.

Sur ce point, la situation israélienne, certes atypique, n’est pas éloignée à d’autres contextes où des sociétés conformistes sont réglées sur les attentes de leur groupe ou du groupe dominant et hégémonique, qui leur permettent de s’ajuster selon leurs affects, leurs imaginaires ou leurs croyances. Pour ce qui concerne le cas israélien, il y a du jeu dans la démocratie. Même si la cooptation domine, des voix diverses veulent désormais compter pour donner à la communauté politique, voire à la démocratie des espaces de respiration ou une robustesse. Les différentes « tribus » électorales seront alors sans doute amenées à repenser leurs rapports les unes par rapport aux autres.


Sylvaine Bulle

Sociologue, Professeure à l'ENSA de Paris Diderot