L’Académie de médecine ignore l’histoire des Français.e.s
Le rapport de l’Académie de Médecine sur l’ouverture de la PMA à toutes les femmes a quelque chose de stupéfiant. On s’attendait à une mise en garde face aux risques (réels, mais comme pour tout médicament ou geste médical) de l’assistance médicale à la procréation. Mais non : nos académiciens se piquent d’anthropologie. Et montrent qu’ils ignorent même l’histoire des femmes et des enfants de France.
« La conception délibérée, écrivent-ils, d’un enfant privé de père constitue une rupture anthropologique majeure » et n’est « pas sans risques » pour son « développement psychologique ». L’Académie « reconnaît la légitimité du désir de maternité chez toute femme quelle que soit sa situation », mais juge qu’« il faut aussi au titre de la même égalité des droits tenir compte du droit de tout enfant à avoir un père et une mère dans la mesure du possible (…) L’argument régulièrement avancé pour rejeter le risque pour l’enfant se fonde sur certaines évaluations, essentiellement dans quelques pays anglo-saxons et européens, faisant état de l’absence d’impact avéré sur le devenir de l’enfant. [Elle] ne juge pas très convaincantes ces données au plan méthodologique ».
Déjà le mot « majeur » est ridicule. On parle de 2000 demandes supplémentaires par an (contre 2000 PMA actuellement). Il y a 800 000 naissances par an…
Ensuite : Oui, l’égalité est une rupture anthropologique majeure, et je suis pour, et la société est mûre. C’est récent, inachevé, et ce fut difficile pour la France.
En 1945, le droit de vote est accordé aux femmes. Ça, c’est majeur : des dizaines de millions de femmes. À partir de 1967-1975, la déconnexion du plaisir sexuel et de la « fatalité de la grossesse » pour les femmes. Ça, c’est majeur : des milliards de rapports sexuels annuels. Actuellement, le droit pour les femmes de ne pas être violées, battues, importunées. Ça aussi, ce serait majeur.
Mais « la PMA pour toutes », c’est quoi ? Le droit pour une femme lesbienne (qui ne veut pas faire l’amour avec un homme) ou pour une célibataire (qui ne veut pas faire l’amour avec un inconnu) de se trouver enceinte du sperme d’un donneur inconnu, ou en tout cas non « désiré ». Or, jusqu’à la loi Veil autorisant l’avortement (1975), se trouver enceinte ou enfant d’un inconnu ou d’un homme non désiré, c’était la norme aussi « anthropologique » (depuis la plus haute antiquité) que légale, pour toutes les femmes et leurs enfants fruits d’un viol, y compris domestique.
Élever un enfant sans son père biologique était aussi la norme pour toutes le veuves (de guerre, d’accident ou de maladie). Et il y en avait jusqu’à tout récemment infiniment plus qu’il n’y aura de PMA « nouvelles ». Et ces orphelins n’étaient pas plus « sous-développés psychologiquement » que les autres, soit que la mère ait trouvé d’autres personnes avec qui les élever (pas forcément un homme), soit que l’enfant soit « surinvesti » par la mère en solo. Dans la promotion 1966 de l’École polytechnique, les orphelins de père étaient largement surreprésentés par rapport à la moyenne nationale. Élever un enfant avec un homme différent de son géniteur vivant mais divorcé est en passe de devenir la norme.
Les orphelins de père étaient certes malheureux d’avoir entendu leur maman leur expliquer un jour qu’ils ne reverraient plus leur papa, mort en Indochine ou en tombant d’une grue. Je ne sais ce qu’écrivait alors l’Académie de médecine pour culpabiliser le gouvernement ou le patronat français de cette « violation du droit des enfants à un père ». Mais nos académiciens parlent ici d’enfants dont le Papa, ou l’Autre Maman, n’est pas « le père biologique » et qui ne l’apprendront que plus tard.
Au fond, écrivent nos académiciens, la « rupture anthropologique majeure » est que cette situation peut maintenant être « délibérée » (comme depuis 1967 on peut délibérément faire l’amour sans risquer une grossesse). Et ils considèrent cette évolution comme négative pour les enfants. Autrement dit : pour les enfants, c’était mieux avant, quand une célibataire ou une lesbienne se trouvait contre son gré enceinte d’un viol et devait garder l’enfant, ou mère accidentelle d’un.e orphelin.e de père. Et non demain, quand ces enfants auront été désirés, dans cette situation anticipée et préparée par d’autres liens affectifs, en connaissance de cause.
À messieurs les académiciens de le prouver ! Et il ne leur suffira pas, eux qui dans leurs travaux citent 90 % d’articles en anglais, de recourir à la critique franchouillarde des « anglo-saxons » qui n’ont rien compris, c’est connu, à la Vie et à la République. Ce que les mères françaises savent depuis longtemps c’est qu’en effet, pour l’enfant, mieux vaut être élevé dans un « triangle parental », hétéro ou homo, entre des adultes qui s’aiment et qui l’aiment que dans un couple hétéro qui se déchire.
Et il faudra aussi que messieurs les évêques s’expliquent, eux qui refusent à une lesbienne violée le droit d’avorter et prétendent lui imposer de « garder l’enfant au nom de la Vie », mais refusent à une lesbienne vivant un amour heureux le droit de donner la vie volontairement pour élever son enfant avec sa compagne, sauf à être « infidèle » à cette compagne en allant coucher avec un homme.
L’extension d’un droit des femmes sur leur propre corps qui ne dépende plus du bon vouloir d’un homme.
Si rupture anthropologique il y a, elle ne consiste pas dans ce passage du « subi » au « délibéré » : c’est toute l’histoire de la modernité, depuis au moins la Renaissance et, selon certains, depuis le christianisme, qui a fait sortir les destins individuels d’une place assignée dans des structures sociales immuables, libéré le « choix » et imposé la « responsabilité de ses actes ». Elle ne consiste pas non plus dans l’irruption de la médecine au plus intime de la vie. Depuis l’antiquité, la médecine vise à retarder la mort ; depuis des siècles, elle assiste aussi les femmes qui cherchent à donner la vie, par les progrès de la diététique, de l’obstétrique et de la procréation médicalement assistée ; depuis des décennies, par la contraception, elle leur permet de ne pas la donner n’importe quand.
Bien sûr, et c’est là qu’on attendait l’Académie de médecine, cette extension du domaine de la médecine (non à la PMA, qui existe depuis longtemps, mais aux célibataires et lesbiennes) présente de nouveaux risques. Risques de toute intervention médicale sur le corps des femmes (mais n’oublions pas que la PMA pratiquée sur les hétérosexuelles s’exerce presque exclusivement sur des femmes dont l’appareil reproducteur présente déjà des problèmes, ce qui ne sera pas le cas sur la plupart des lesbiennes et célibataires). Risques aussi de « marchandisation du sperme » : inégalité possible dans l’accès à ce nouveau droit aggravant l’inégalité générales des richesses, fantasme – et escroqueries – de pouvoir choisir dans une banque (forcément anglo-saxonne !) la couleur des yeux de son enfant, comme si les lois de Mendel n’étaient pas statistiques, comme si les femmes n’avaient jamais choisi les futurs pères de leurs enfants en fonction de leur force et de leur beauté…
Très clairement, l’extension de la PMA aux célibataires et lesbiennes s’inscrit dans l’immense mouvement anthropologique, séculaire et planétaire, vers l’égalité des femmes et des hommes, et plus exactement : l’extension d’un droit des femmes sur leur propre corps qui ne dépende plus du bon vouloir d’un homme. C’en est une facette quantitativement mineure, elle ne concernera chaque année que quelques milliers de femmes voulant se « réaliser » aussi par la maternité. Mais il y a des scories du passé qui causent moins de souffrances.