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Brésil : le laboratoire intersectionnel du néolibéralisme

Sociologue

Au Brésil, on fait aujourd’hui l’expérience d’un drôle de travestissement, où la parodie démocratique se mêle au renversement rhétorique de la hiérarchie des privilèges. Classe, sexe et race : la notion d’intersectionnalité est utilisée tout en inversant sa visée émancipatrice. C’est le moment néofasciste du néolibéralisme.

Le Brésil de Bolsonaro n’est pas une exception ; on ne peut pas le réduire à une aberration culturelle. Au contraire, il est exemplaire : il illustre une dérive populiste qui touche d’autres pays dans d’autres régions du monde – comme la Turquie d’Erdoğan, la Hongrie d’Orbán, ou les Philippines de Duterte. On parlera même, avec le philosophe brésilien Vladimir Safatle, d’un « laboratoire mondial dans lequel sont testées les nouvelles configurations du néolibéralisme autoritaire, où la démocratie libérale est réduite à une simple apparence. »

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On peut d’ailleurs faire le parallèle avec le Chili de Pinochet, qui a déjà servi de laboratoire néolibéral après le coup d’État de 1973. Dans les deux cas, il s’agit bien d’écarter un parti de gauche soutenu par les classes populaires (c’était encore le cas dans l’élection brésilienne de 2018, comme l’attestent les sondages de sortie des urnes). Celles-ci ont en effet bénéficié de sa politique : selon la Banque Mondiale, entre 2004 et 2014, la Bolsa Familia a arraché 28 millions de Brésiliens à la pauvreté. Et dans les deux cas, il s’agit pareillement de faire place aux « Chicago Boys » : le tournant néolibéral tardif de Jair Bolsonaro, que résume le choix annoncé en amont de la campagne présidentielle de confier l’économie à Paulo Guedes, aura ainsi été la condition de possibilité de son arrivée au pouvoir.

Forme et style politiques

Encore faut-il bien voir les différences, non moins significatives, entre la dictature de Pinochet et le régime de Bolsonaro, lequel s’inscrit dans ce que j’ai appelé « le moment néofasciste du néolibéralisme ». Elles tiennent d’abord à la forme et au style de la politique. Premièrement en effet, pour écarter du pouvoir le Parti des Travailleurs, il a fallu un double coup d’État : parlementaire, avec la destitution de Dilma en 2016, puis judiciaire, en interdisant à Lula, favori des sondages depuis sa prison, de concourir à l’élection présidentielle de 2018.

Toutefois, c’est bien différent des coups d’État militaires qu’on a connus au Chili en 1973, ou au Brésil même en 1964 : on ne voit plus les chars dans les rues. Au moment de la crise grecque, alors que le hashtag #ThisIsACoup dénonçait le diktat de l’Europe financière imposé au gouvernement de Syriza, une formule en expliquait la logique : « banks, not tanks ». Il en va de même au Brésil – bien que Bolsonaro, capitaine dans l’armée, revendique hautement l’héritage de la dictature militaire, jusqu’à la torture et aux assassinats, comme l’a bien souligné l’historienne française Maud Chirio. Pour ma part, en 2016, je résumais ainsi cette forme nouvelle : « Des votes et non des bottes ». Deux ans plus tard, contre Lula, c’étaient des juges et non plus des bourreaux…

Ce double coup d’État institutionnel, « fusil à deux coups », j’ai proposé de l’appeler un « coup d’État démocratique » : contre la démocratie, mais dans des formes démocratiques. L’apparence de la démocratie est importante : d’un côté, elle a pu tromper des observateurs, comme en témoigne un embarrassant éditorial du Monde en 2016 : « Brésil : ceci n’est pas un coup d’État. » De l’autre, elle signifie que les néofascistes d’aujourd’hui renversent les rhétoriques anciennes. De même qu’en France ils s’approprient le lexique de la résistance contre les « collaborateurs », de même ils peuvent, au Brésil comme ailleurs, non plus dénoncer la démocratie, mais s’en réclamer, au nom du peuple.

Deuxièmement, on constate une différence, non seulement de forme, mais aussi de style politique. Les dictateurs des années 1970 étaient sérieux, voire lugubres. Leur gravité sombre semblait annoncer des escadrons de la mort… Aujourd’hui, ce qui domine, c’est la figure du clown. On dirait que le bouffon et le roi ne font plus qu’un. Miroir grimaçant de la dignité de Dilma ou de Lula, Bolsonaro rappelle, par son style grotesque, Donald Trump, Matteo Salvini, ou Boris Johnson. Cette nouvelle esthétique populiste dit bien le mépris du peuple, comme si celui-ci était voué à la vulgarité. Surtout, c’est un geste politique. D’un côté en effet, on a une politique du dégoût : le président du Brésil n’a pas hésité à tweeter, pour discréditer le carnaval, des images montrant la performance queer d’un homme en train d’uriner sur un autre. Mais de l’autre, il s’agit d’un dégoût de la politique démocratique : cette vidéo faisait écho à un document accusant Trump d’avoir payé des prostituées à Moscou pour des golden showers pratiquées dans un lit où auraient dormi Barack Obama et sa femme…

Politique du dégoût et dégoût de la politique se confondent. On songe à l’essai sur le « ridicule politique » publié en 2017 par Márcia Tiburi. Cette philosophe brésilienne analyse la berlusconisation du discours politique qui en est, pour reprendre son néologisme, la « ridiculisation » : car il ne s’agit pas tant de mentir (fake news) que de dire n’importe quoi : « dire de la merde » (on traduira ainsi le « bullshit » du philosophe états-unien Harry Frankfurt, ou, en portugais, « falar merda »). Les dérives scatologiques d’un Trump ou d’un Bolsonaro en sont la confirmation littérale.

Ainsi, le président des États-Unis qualifie des États africains ou bien Haïti, sources d’immigration, de « pays de merde » (« shithole countries »), tandis que le président brésilien, au moment d’appeler à un « contrôle des naissances » non moins raciste, propose, en guise de mesure écologique, de « faire caca un jour sur deux »… Les deux logiques convergent, avec un langage dégoûtant pour dégoûter du langage. Ensemble, elles signifient une haine de la politique démocratique, qui s’exprime aussi dans le travestissement démocratique des coups d’État actuels.

Le ressentiment politique

Les différences entre les laboratoires brésilien et chilien, entre notre moment néofasciste et les dictatures des années 1970, ne s’arrêtent pas à la forme et au style. Elles touchent aussi au fond, c’est-à-dire au contenu du discours et des politiques qui l’accompagnent. Bien sûr, les enjeux de classe restent fondamentaux : la dérive autoritaire est une réaction contre les mobilisations politiques des classes populaires, et les transformations sociales qu’elles entraînent.

Dans le cas du Brésil, on le voit bien en 2013, au moment où une réforme étend aux domestiques le droit commun du travail, limitant ainsi les horaires effectués par les employées de maison et leur assurant le paiement d’heures supplémentaires et de tarifs nocturnes : les classes moyennes qui vivent alors ce progrès social comme un déclassement joueront un rôle décisif dans les mobilisations sociales contre le Parti des Travailleurs. Il en va de même pour l’avion, qui n’est plus réservé à la bourgeoisie, et s’ouvre aux classes populaires : la démocratisation apparaît comme une menace pour les privilèges de classe. Cela rappelle l’indignation suscitée par le programme social de Salvador Allende au Chili : tout se passe comme si les mesures en faveur des classes populaires revenaient à défavoriser, par comparaison, les classes moyennes.

Dans mon essai sur le ressentiment populiste à l’heure du néolibéralisme, j’ai essayé d’analyser cette politique d’extrême droite, fondée sur la peur de perdre ses privilèges. Car il ne s’agit pas seulement, comme c’est le cas pour les populistes de gauche, d’anti-élitisme : John B. Judis le souligne fort justement, « les populistes de droite défendent le peuple contre une élite qu’ils accusent de protéger un troisième groupe constitué d’immigrés, de musulmans, de militants noirs. Le populisme de gauche est binaire. Le populisme de droite est ternaire. Il regarde vers le haut, mais aussi vers le bas, dans la direction d’un groupe exclu. »

Ces deux colères relèvent d’affects différents : il importe de bien distinguer l’indignation que peut espérer réveiller la gauche face à l’injustice, et le ressentiment que mobilise avec succès l’extrême droite. La première est protestation contre l’injustice, qu’on la subisse personnellement ou pas. Le second est la réaction de qui redoute, seulement pour soi ou les siens, de ne pas recevoir son dû. Le ressentiment est une « passion triste », pour parler comme Spinoza, dont le véritable moteur, c’est l’idée qu’il y en a d’autres qui jouissent à ma place, et donc qui m’empêchent de jouir. Reste que cette rage impuissante devient elle-même jouissance. Autrement dit, c’est une réaction, non pas aux inégalités, mais aux progrès de l’égalité.

Il faut donc se déprendre d’une lecture compatissante, voire condescendante, qui confond classes populaires et populisme : les électeurs de Le Pen ou de Trump, et a fortiori de Bolsonaro, ce ne sont pas des « perdants » de la mondialisation qui mériteraient la compassion. En réalité, quelle que soit leur réussite ou leur échec, riches ou pauvres, ces néofascistes remâchent le fait que d’autres, dont ils estiment qu’ils ne les valent pas, s’en sortiraient mieux. Ainsi se comprend leur rage contre les minorités et les femmes, mais aussi contre les « assistés » : le populisme de droite ne déteste rien tant que les « undeserving poor », ces pauvres qui ne méritent que ce qu’ils ont, ou plutôt qui ne le méritent même pas – sinon les « bobos » de gauche, ces diplômés qui ont l’arrogance de ne pas se rendre compte que le capital culturel qui leur tient lieu de fortune n’a plus de valeur qu’à leurs propres yeux…

Verser dans le misérabilisme, ce n’est pas seulement réduire indûment les classes populaires au vote populiste et, symétriquement, le vote populiste aux classes populaires. C’est aussi refuser de voir celles-ci comme de véritables sujets politiques – pour le pire, parfois, mais aussi pour le meilleur. Les considérer comme de simples victimes, c’est leur dénier toute capacité d’agir (agency).

Valeurs néolibérales

Le ressentiment néolibéral, aujourd’hui, ne concerne pas uniquement les rapports de classe. Il touche aux politiques de l’identité. Au Brésil comme dans beaucoup d’autres pays, des États-Unis à la Russie et de la Hongrie à l’Italie, on voit se développer, dans les années 2010, non seulement des mouvements sociaux réactionnaires, comme en France, dans le prolongement de la croisade lancée par le Vatican, mais aussi de véritables campagnes politiques anti-genre au niveau des gouvernements et donc des politiques d’État, en Europe mais aussi en Amérique latine et ailleurs.

On voit d’ailleurs qu’en retour les « populistes de droite », que je préfère qualifier de néofascistes, font campagne sur le sexisme et l’homophobie. Trump n’avait-il pas fait la démonstration que les révélations les plus choquantes sur son sexisme (l’enregistrement où il se vante d’« attraper les femmes par la chatte » – pussy grabbing en anglais), loin de l’affaiblir, renforçaient le soutien de son électorat ? De même, Bolsonaro n’a nullement pâti des déclarations sexistes et homophobes qu’il a multipliées : elles mobilisent d’autant plus son électorat qu’elles sont plus choquantes pour les « bobos » détestés. La campagne de folles rumeurs sur le « kit gay » dans les écoles, en écho à des campagnes comparables en France entre 2010 et 2014, montre bien qu’il s’agit d’une stratégie politique délibérée.

Quel rapport avec le néolibéralisme ? On peut faire l’hypothèse que l’anti-intellectualisme qui anime les attaques contre la (supposée) « théorie-du-genre » et la défense du « sens commun » (comme le nom du mouvement catholique qui a lutté contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe en France) prennent tout leur sens dans un monde néolibéral. On peut songer par exemple aux violentes attaques contre la philosophe Judith Butler, brûlée en effigie à São Paulo en 2017. En effet, cet anti-intellectualisme permet d’orienter la haine populiste des élites vers les seules élites culturelles – comme si le véritable privilège, loin d’être économique, était avant tout culturel.

Autrement dit, au moment même où le capital culturel perd en importance relative face au capital économique, c’est une rhétorique qui permet de substituer le premier au second. Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur les libertés académiques, et au-delà sur la philosophie et les sciences sociales, confirment que le néolibéralisme s’accommode fort bien d’un anti-intellectualisme qui s’en prend à la pensée critique.

On peut même aller plus loin : en réalité, la réaction sexuelle joue aujourd’hui un rôle crucial dans le dispositif néolibéral. Que Paulo Guedes ait éprouvé le besoin de redoubler les insultes sexistes de Jair Bolsonaro contre Brigitte Macron nous donne une indication précieuse : politique sexuelle et politique économique vont actuellement de pair. C’est la thèse du livre important de Melinda Cooper sur le rapport entre le courant néolibéral et le nouveau conservatisme moral : les « valeurs familiales » (pour en reprendre le titre) sont tout autant économiques que culturelles. Penser le capitalisme néolibéral nous invite donc à dépasser la distinction entre politiques de redistribution et politiques de reconnaissance (pour reprendre le lexique de Nancy Fraser).

Loin de s’opposer, comme la gauche le croit trop souvent, morale et marché font bon ménage dans le nouveau régime politique. Cela revient à privatiser l’ordre social (et sexuel), qui repose de plus en plus, plutôt que sur l’État, sur la responsabilité individuelle et familiale. Cet ouvrage vient d’ailleurs d’inspirer à la politiste Wendy Brown, pour penser « la montée des politiques antidémocratiques en Occident », une révision de ses analyses antérieures sur le « cauchemar américain », soit l’alliance contre nature entre les tenants du néolibéralisme et les défenseurs de la réaction morale : n’est-on pas là, au contraire, à l’origine même de ce projet de révision du capitalisme, comme en témoigne l’œuvre de Friedrich Hayek ?

La colère de l’homme blanc

Au Brésil, on peut donc parler d’un laboratoire sexuel du néolibéralisme. Si la destitution de Dilma en est un premier signe, il n’est donc pas surprenant que le sexisme y ait joué un rôle majeur : « chao, querida ! », scandaient ses adversaires (« ciao, chérie ! »). Encore faut-il ajouter aussitôt qu’il s’agit également d’un laboratoire racial. Le racisme a joué un rôle décisif dans la carrière de Trump : c’est en contestant la nationalité de Barack Obama, premier président noir dont il exigeait de voir l’acte de naissance, qu’il est devenu une figure politique. Cette posture a ensuite été confirmée par ses attaques contre les Mexicains violeurs, par le « Muslim ban » qui ferme la porte aux réfugiés venus de pays musulmans et par son soutien affiché aux suprémacistes blancs.

Il en va de même pour Bolsonaro. Il suffira de citer une seule de ses phrases, extraite d’un entretien : « le racisme est une chose rare au Brésil ». Par son déni radical des discriminations raciales, des inégalités économiques qui en découlent, mais aussi des violences racistes, en particulier de la police militaire, elle en dit plus long sans doute que toutes ses autres provocations. Et le président d’ajouter : « On dit que je suis homophobe, raciste, fasciste, xénophobe, mais je gagne l’élection. » De fait, la carte électorale le montre bien, le vote Bolsonaro est fort au Sud, et faible dans le Nordeste : le premier est blanc, le second ne l’est pas. Et ne parlons même pas du traitement des peuples indigènes d’Amazonie…

Classe, sexe et race : le laboratoire néolibéral est à proprement parler intersectionnel. C’est manifeste chez de nombreux populistes autoritaires, à commencer par Trump et Bolsonaro. De fait, l’assassinat de Marielle Franco, femme noire, lesbienne militante venue des favelas et engagée contre les discriminations et inégalités, qui apparaît rétrospectivement comme le signe annonciateur de l’élection six mois plus tard, en est le symbole tragique : le néofascisme met l’intersectionnalité en pratique – en inversant sa visée émancipatrice. La gauche n’aurait-elle pas intérêt à en tirer les leçons ? L’autre face de cette logique intersectionnelle dirigée contre les minorités, c’est « la revanche de l’homme blanc », pour reprendre le titre de la chercheuse Marie-Cécile Naves : là encore, de Trump à Bolsonaro (mais cela vaut aussi pour la famille Le Pen en France, et tant d’autres « populistes de droite »), il s’agit bien d’une politique du ressentiment.

Tout se passe en effet comme si ces politiques néofascistes érigeaient la figure de l’homme blanc majoritaire de classe moyenne en véritable victime, à la place des fausses victimes minoritaires. C’est promouvoir le sentiment que d’autres jouissent indûment de ce statut victimaire désirable, sous prétexte de leur pauvreté, mais aussi du racisme, du sexisme ou de l’homophobie qu’ils et elles subissent. Bref, cela revient à renverser la hiérarchie du privilège : par la magie du ressentiment, les dominants se vivent comme dominés, et les premiers peuvent se croire les derniers…

On comprend l’efficacité de cette politique néofasciste des valeurs morales, culturelles et identitaires, qui est au cœur du dispositif néolibéral actuel : pour mobiliser contre l’égalité dans une ère d’inégalités, elle fait jouer les affects inscrits dans les corps avec un discours non seulement de classe, mais aussi de sexe et de race. Sa force tient au fait d’attiser le ressentiment populiste en alimentant dans toutes les classes, populaires ou non, la crainte de perdre des privilèges, petits ou grands, relativement à d’autres, prolétaires ou minoritaires, qui n’accepteraient plus de rester à leur place, forcément inférieure.

 


Éric Fassin

Sociologue, Professeur de sociologie et d'études de genre à l’université Paris 8, membre de l'Institut Universitaire de France et chercheur au laboratoire Sophiapol