Mali, l’impossible débat sur la guerre
Ceux qui tombent en service commandé pour la France nous obligent parce qu’ils ont, au prix de leur vie, accompli ce que la République, la Nation toute entière attendait d’eux et d’eux seuls. Il y a un temps pour tout ; on peut s’interroger, c’est légitime et même nécessaire pour s’assurer que leur sacrifice ne soit pas vain. Mais les premières pensées doivent être celles de l’hommage et de la reconnaissance.
La reconnaissance leur est due comme elle doit l’être pour l’ensemble des militaires qui jours et nuits assurent la défense de notre pays. À l’occasion des mouvements sociaux dans les services publics, on ne peut qu’espérer une toujours plus grande aptitude de la société – en fait surtout une plus grande conscience politique – à se souvenir qu’à chaque instant des femmes et des hommes s’engagent au-delà du possible pour le bon fonctionnement de nos institutions : celles qui assurent l’accès aux connaissances, la sécurité sociale comme la sécurité nationale, institutions sans lesquelles la démocratie n’est pas possible.
Treize morts, treize soldats fauchés : il s’agit de la plus grande perte “instantanée” française depuis l’attentat du Drakkar au Liban le 23 octobre 1983. Ils sont tombés dans la nuit du 25 au 26 novembre. Leurs corps sont arrivés en métropole au soir du 1er et le 2 décembre, jour de la célébration d’Austerlitz, à 11h30, ils remontent le pont Alexandre III en direction des Invalides pour la cérémonie militaire d’hommage. Depuis quelques années ce chemin est devenu rituel, qui permet à ceux qui le souhaitent de se masser le long du chemin pour rendre un hommage silencieux.
Le rituel emprunte en partie à celui qui s’est discrètement mis en place au Royaume-Uni pendant les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Alors que les citoyens britanniques tentaient d’ignorer ces conflits et donc leurs morts, les habitants du petit village de Wootton Bassett – bordant la base aérienne de Lyneham dans le Wiltshire – avaient ainsi rendu hommage imperturbablement aux soldats tués dans une guerre commencée de manière discutée et finie de manière discutable. Par cet alignement aussi silencieux qu’il se voulait apolitique, émaillé de simplement quelques drapeaux, les soldats tombés au combat étaient soustraits aux débats entourant les guerres conduites par la couronne. Les citoyens de Wootton Bassett reconnaissaient alors simplement, sans discuter, la dette de ceux qui restent envers ceux qui combattent.
Deux systèmes de valeur s’opposent qui peinent à offrir l’hommage dû aux morts, et à développer la capacité nationale et sociale nécessaire à un débat politique mature sur l’armée et ses usages.
Rendre hommage aux soldats tués en mission apparaît comme un geste à la fois évident et profondément, essentiellement, politique. Ainsi, ces hommages sont presque toujours accompagnés de débats sur les causes de l’engagement militaire. Dès le 26, La France Insoumise (LFI) avait demandé la fin de ces opérations militaires, mais c’est surtout la sortie de Charlie Hebdo qui a créé une polémique entre l’institution militaire et le journal satirique. Ce dernier, caricaturant une affiche de recrutement de l’armée de Terre avait rappelé ce que chacun sait déjà : son antimilitarisme, son irrespect, surtout envers ce qui est désigné comme devant être respecté, son opposition à toute intervention internationale.
Cette Une a conduit d’abord à une réponse sur Twitter du chef d’état-major des Armées, puis à la publication d’un texte par le chef d’état-major de l’Armée de Terre. Deux systèmes de valeur s’opposent qui, dans tous les cas, peinent à offrir l’hommage dû aux morts d’une part, et à développer la capacité nationale et sociale nécessaire à un débat politique mature sur l’armée et ses usages. Or, c’est bien de cela dont il s’agit aujourd’hui et pour les années qui viennent.
En effet, ces grandes saignées ne doivent pas non plus faire oublier que les soldats français sont attaqués régulièrement dans le Sahel comme ce fut le cas pour Ronan Pointeau du régiment de spahis, le 2 novembre 2019. D’autres encore, comme les nageurs de combat Alain Bertoncello et Cedric de Pierrepont ont été tués par des terroristes qui retenaient des otages dont des français au printemps dernier. Or, ces morts nous obligent ; nous, tous les citoyens français. Ils nous rappellent que notre pays est une puissance internationale, engagée constamment à l’étranger pour permettre au pays d’assumer son statut, son rôle et son ambition politique mais surtout cela nous rappelle que cet engagement à un prix.
Chaque année, au moment du budget, on débat du prix à payer pour notre défense mais le prix, le vrai, la France le payera toujours avec le sang de ses enfants, c’est la loi fondamentale de la guerre. On se souvient ainsi qu’au XXe siècle quand notre pays a décidé par avance de ne pas payer ce prix ce fut l’échec militaire et par conséquent une catastrophe politique. C’est donc bien pour cela, pour ces sacrifices, pour ce prix qu’il importe de réfléchir non pas tant à cette opération en particulier – d’autres le font ou le feront – mais au fait de mener des opérations dans un monde qui connaît une période de brutalisation des relations internationales.
Six officiers, six sous-officiers, un caporal-chef. Ils étaient pilotes et hommes d’équipage des deux hélicoptères, ils étaient des commandos de montagne. Les équipages appartenaient au 5ème régiment d’hélicoptères de combats qui fournit aux soldats français des moyens de transport héliporté, des capacités de reconnaissance et de renseignement ainsi qu’une capacité d’appui des troupes au sol au moyen des hélicoptères tigres. Les commandos appartenaient au groupement commando de la 27ème brigade d’infanterie de montagne. Ils venaient du régiment de cavalerie de la brigade, le 4ème régiment de chasseurs mais aussi 93ème régiment d’artillerie de montagne et du 2ème régiment étranger de génie, deux autres unités de la brigade alpine. Tous étaient déjà des soldats aguerris, représentant l’élite de l’armée de terre française ; quand bien même ils n’appartenait aux forces spéciales, ils en partageaient de nombreuses qualités et capacités.
Ils opéraient dans le Liptako qui est aujourd’hui le cœur d’action et de vie des mouvements terroristes qui tourmentent le Sahel. Depuis le printemps 2019, cette région stratégique fait l’objet d’un effort particulier et les forces françaises qui y concentrent hommes et moyens. L’état-major des armées par la voix de son chef, le général Lecointre, a tenu à souligner clairement les conditions précises qui ont conduit à la collision. Il est certain que ces morts ont eu lieu alors que les hélicoptères et les commandos allaient soutenir une unité déjà engagée au combat, de nuit. Le combat avait commencé depuis le 22 novembre quand une équipe de commandos parachutistes avait engagé un groupe armé terroriste. Le 25, un hélicoptère de transport avec des commandos et deux hélicoptère tigre d’appui venaient renforcer le dispositif. C’est là que la collision a eu lieu.
Des commandos au sol, d’autres embarqués, des hélicoptères de manœuvre pour le transport, des tigres pour l’appui feu, la recherche de colonne de pick-up dans le désert : une guerre de traque sur des distances immenses. On trouve dans cet événement tous les éléments des opérations de guerre que la France conduit dans le Sahel depuis six ans. Cela fait six années que la France a engagé ses troupes d’abord au début de l’année 2013 pour venir soutenir, à sa demande et avec le soutien de l’ONU, l’État malien qui faisait face à l’arrivée de groupes armées terroristes alliés à des indépendantistes du nord du pays. Le conflit s’est ensuite étendu aux pays riverains.
La région où le combat a eu lieu, le Liptako-Gourma, se situe précisément autour de la ville de Gao à la frontière entre le Mali et le Burkina Faso ce qui illustre bien le caractère transfrontalier de la situation. Ce conflit met au défit les capacités militaires et anti terroristes des pays riverains. Cette guerre ne peut être conduite sans moyens considérables comme les circonstances du 25 novembre le rappellent. Dans le même temps, il n’y aura pas de réelle victoire militaire définitive en dehors de profonds processus de transformation politique de la part des États locaux. C’est ce constat qui fait dire à la ministre des armées, Florence Parly, dans un entretien au journal du dimanche le 1er décembre, qu’il s’agit d’un combat de longue durée.
Parce que nous faisons la guerre loin de nous, parce qu’elle est moins meurtrière pour nos soldats que les conflits du XXe siècle qui ont forgé nos représentations, nous oublions son prix et ses dangers.
Tout de suite, le général Lecointre a insisté sur les conditions de cette collision : il ne s’agit donc pas d’un accident mais du produit des conditions du combat mené contre les groupes armées. Cette insistance vise à rappeler à tous que faire la guerre n’est pas une activité anodine et surtout inoffensive au delà même de l’échange de tirs auquel les représentations collectives du danger sont parfois réduites. En effet, tout dans l’environnement de guerre est dangereux et parvenir à faire voler un hélicoptère la nuit, dans le sable, a et aura toujours quelque chose de miraculeux.
Parce que nous faisons la guerre loin de nous, parce qu’elle est moins meurtrière pour nos soldats que les conflits du XXe siècle qui ont forgé nos représentations, nous oublions son prix et ses dangers. Ces derniers mois, et même ces dernières années, des généraux, des intellectuels et experts de la question tentent de rappeler que nous assistons à une remontée en puissance de la guerre comme un instrument d’action des États et à une perte de l’influence des institutions régulatrices à l’échelle mondiale. Face à cette situation, il nous faut penser à ce qui nous attend pour conserver déjà notre capacité à faire des choix politiques.
L’hommage aux soldats domine aujourd’hui l’expression publique. Seule la LFI a souligné dans son communiqué le besoin de partir du Mali, ce qui a pu être vu par certains comme une sérieuse preuve d’irrespect. Mercredi 27novembre au soir, Laurent Joffrin s’interrogeait à son tour dans Libération sur “l’impossible retrait” des forces de l’opération Barkhane. Plus tôt le même jour, dans un entretien au Figaro, le colonel Michel Goya – qui est l’un des grands experts français des guerres contemporaines – alertait quant à lui sur les conséquences d’un éventuel départ du Mali qui créerait un vide capacitaire régional en termes de sécurité, et serait la porte ouverte à des crises politiques et sociales qu’il résume en un mot : « le chaos ».
Ces débats sont importants et sérieux tant il est certain que l’action de la France au Sahel pour lutter contre le terrorisme ne peut exister que dans la longue durée auprès d’État où notre présence n’est pas une évidence du fait même de son lien historique avec les pays de la région. S’engager dans ces combats nécessite donc une profonde délibération politique ; c’est dans la profondeur même de cette délibération qu’il est possible de trouver la justification à l’engagement de la vie des soldats français.
Or, force est de constater que ces derniers mois, l’engagement militaire français a été reconnu comme nécessaire. Ainsi, l’abandon américain du Levant a laissé les Kurdes dans les mains des soldats turcs. Face à cette situation, nous avons dû suivre le mouvement américain faute d’appui militaire suffisant. Suite à ce constat de la difficulté à agir militairement, nous avons été saisis d’une sensation d’impuissance. Dans les vides laissés par les Américains surgissent les interrogations sur nos capacités militaires, et plus encore sur notre volonté de peser sur la scène internationale où agir militairement redevient une capacité critique. On constate en effet ces derniers temps la perte progressive d’influence des institutions régulatrices mondiales.
Depuis le 11 septembre 2001, nous assistons à une forme de lente déconfiture du projet d’ordre international rêvé au sortir de la guerre froide. Il n’appartient pas à cette contribution de déterminer les causes de ce déclin du rêve régulateur, il faut simplement le constater quand bien il ne s’agit de souhaiter sa fin, au contraire. Les grandes puissances, États-unis en tête, renouvellent un credo international fondé sur l’exercice toujours plus brutal du rapport de force. Pour les puissances intermédiaires cela peut apparaît en fait comme un droit à ne rien faire faute, précisément de pouvoir exercer ce rapport de force.
Ainsi, il semble n’y avoir plus comme règle d’action que la capacité du moment à agir, à produire un effet direct et à retirer un profit pour celui qui agit. Cette politique est celle que nous voyons déployée par la Chine, par la Russie, mais qui va sans aucun doute être, plus modestement, celle du Royaume-Uni. Par inertie, toutes les puissances, grandes ou petites vont devoir s’aligner sur ce mode de raisonnement.
La conséquence de cette situation est le nécessaire renforcement de notre capacité à agir qui est aussi notre capacité à dissuader les autres d’agir. Cette situation emporte donc un retour du principe de dissuasion, non plus seulement nucléaire, mais aussi classique. Être capable d’agir, même marginalement va devenir un instrument de dissuasion contre l’action des autres. La Russie, présente en Syrie, mais aussi – paraît-il – au Venezuela ou encore dans des pays d’Afrique, utilise ses forces, souvent des mercenaires para publics, pour dissuader des États d’une action contre ces pays ou même dans ces pays.
L’avènement d’une telle situation, fondée sur le rapport de force, emporte la possibilité de la fin de l’imaginaire d’une guerre juste d’un point de vue universel. La source de justification de la guerre va être alors encore plus la décision politique. Par conséquent, la capacité collective à débattre des sujets militaires va, plus que jamais, être une nécessité si nous souhaitons réellement exercer non seulement notre place dans le monde, mais aussi notre souveraineté.