Politique

Le syndrome « Pinocchio »

Philosophe

Pourquoi, alors que son fils était qualifié de « Pinocchio », le père de Boris Johnson a-t-il récemment réagi si vivement sur un plateau de télévision, au lieu de simplement hausser les épaules ? C’est le signe que le nom du personnage de Collodi est devenu une véritable insulte. Au risque de trop souvent confondre des actes forts différents les uns des autres.

Il y a quelques jours, à la télévision, le père de Boris Johnson, l’actuel premier ministre britannique, allant par le nom de Stanley Johnson, lui-même ancien député conservateur, réagit vivement à la lecture qu’on lui faisait d’un tweet où son fils était comparé à Pinocchio. La réaction de Stanley Johnson ne se fit pas attendre, il persifla, afin de marquer le rejet de cette opinion comme absolument nulle et non avenue. Il railla, il dit avec morgue que le grand public britannique ne savait probablement même pas écrire le nom Pinocchio. Il apostropha même l’animatrice de l’émission : « Et vous, vous savez orthographier Pinocchio ? Essayez, essayez donc. »

Cette méthode pour disqualifier le propos de l’adversaire, bien connue des discoureurs sans scrupules, est l’argument ad personam, l’« ultime stratagème » comme le caractérise Arthur Schopenhauer dans son incisif « manuel », L’Art d’avoir toujours raison : « L’attaque personnelle consiste à se détourner de l’objet du débat, pour s’en prendre à la personne du débatteur »[1]. Pourquoi Stanley Johnson devient-il à dessein vexant, blessant, grossier ? Pourquoi passe-t-il au registre de l’invective sans réfléchir ? Car il réagit d’instinct. Il y a en effet quelque chose de vital qui se joue là, comme l’a bien vu Schopenhauer : « Les facultés de l’esprit passent le relais à celles du corps, à notre côté animal ».

Cette attaque ad personam signale l’abandon soudain de toute éthique de la discussion. Le régime cognitif qui s’enclenchait-là, sur ce plateau de télévision, était donc infra-rationnel. Schopenhauer développe cette idée, non sans ironie : « Cette règle est fort populaire, car à la portée de tous, et se trouve ainsi souvent mise à contribution. Reste à savoir quelle parade s’offre à l’autre partie. En effet, en soignant le mal par le mal, le débat ne tarderait guère à tourner au pugilat, au duel ou au procès pour outrage. »

Or qu’est-ce qui provoqua cette rhétorique visant délibérément à outrager le public ? Ce fut l’accusation de mensonge qu’il reçut au moins en partie à la place de son fils, qu’il subit en quelque sorte en effigie. L’assertion qui enflamme l’esprit du père, c’est l’affirmation publique que son fils est un menteur. Et c’est exactement ce que Stanley Johnson explique quelques instants après : « Ce que je disais, et que j’essayais de dire de façon humoristique, est il y a quelque chose d’absolument absurde et qui ne va pas, dans le fait de pouvoir lire ainsi en direct un tweet d’un téléspectateur traitant le premier Ministre de menteur[2] ».

C’est l’intrusion du quolibet Pinocchio, convoquant à sa suite le qualificatif « menteur », qui rend dès lors impraticable l’échange rationnel. Le recours à ce vocabulaire signale qu’on passe à l’affrontement, à la bataille de mots, où chaque interlocuteur campe sur ses positions, n’aidant en rien la bonne tenue du « débat public » dont, se dit-on en spectateur de la séquence sus-décrite, la société dans son ensemble a pourtant besoin dans ce moment de transition politique particulièrement délicat et difficile.

 « Pinocchio », une insulte ?

Il est particulièrement frappant de voir comment Stanley Johnson ne prend pas du tout comme une boutade ce tweet sarcastique, et cela est d’autant plus manifeste que sa tentative de disqualifier ce trait satirique par l’humour échoue lamentablement, son amertume, son aigreur se dissimulant mal derrière son choix de répondre par le mépris social.

Pinocchio est un personnage de fiction, qui plus est de la littérature enfantine. On pourrait ainsi imaginer que le père d’un premier Ministre pourrait à bon droit déconsidérer tout à fait cette petite pique sarcastique. Hausser les épaules, et c’est tout. Mais précisément, ce n’est pas ce qu’il fait. Il fait même le contraire, il donne à cette saillie toute la gravité d’un jugement définitif. L’épigramme porte, touche, elle fait mouche. Elle provoque une réaction virulente parce qu’elle atterre visiblement celui qui la reçoit. C’est une audace, menaçant fierté et réputation de la figure d’autorité, audace contre laquelle on se défend en rabaissant l’adversaire.

Or quel est l’élément déclencheur de cette humeur dans le trait satirique ? La comparaison avec Pinocchio. De fait, le mot Pinocchio jeté dans l’espace de discussion change le type de discours, qui devient l’attaque ou la polémique (faire la guerre avec des paroles de polemos, guerre). Mais comment « Pinocchio » peut-il être reçu comme une injure, une insulte ? Qu’est-ce qui caractérise l’insulte ? Ce qui pourrait offenser dans ce sobriquet, c’est qu’il infantiliserait, ridiculiserait donc, tournerait en dérision la figure et la stature de Boris Johnson dont la personnalité et l’attitude, peuvent, aux yeux de certains, ne pas correspondre à la dignité de la fonction de premier Ministre, et la comparaison avec un pantin qui fait son apprentissage exprimerait assez bien cette critique.

Or, comme le précise celui-là même qui réagit avec virulence, c’est le lien sémantique entre Pinocchio et menteur qui joue ici. Pinocchio est devenu de fait une allégorie du menteur. L’émoticon-raccourci qui est proposé par nos « téléphones intelligents » quand on écrit « menteur » ou « mentir », est un visage stylisé avec un nez allongé : c’est Pinocchio. Cette lexicalisation est désormais entrée dans l’usage courant.

Mais quand on compare ce sens courant à la figure d’origine, on ne peut qu’être frappé par l’ambivalence de la référence à Pinocchio, et par la confusion conceptuelle que cette ambivalence dévoile quand on y regarde de plus près. Une chose est certaine, cette référence, malgré les apparences, ne nous entraîne pas sur le terrain des jeux d’enfants, et je dirais, bien plutôt à l’inverse, que ce personnage devenu allégorie entraîne les enfants sur le terrain « policier » des adultes, policier étant ici à entendre au sens des moyens mis en œuvre pour faire respecter l’ordre réglant la vie et les affaires d’une cité. Pinocchio devient le symbole du menteur parce qu’il est puni pour avoir menti. Sa punition caractérise son action. « Pinocchio » n’est donc pas une insulte mais une menace, la menace d’une punition.

Mensonge et châtiment

L’ajournement brutal du régime dialogique, qu’illustre bien l’échange télévisé que j’ai décrit en commençant, me paraît symptomatique des effets produits par le recours au lexique du mensonge. Le mot surgit et un malaise gagne les locuteurs ; la discussion ne va pas manquer de s’envenimer, et les réactions affectives finissent par prendre le dessus. Un : le mot surgit lui-même à la faveur d’une suspicion ; on suspecte l’autre de mensonge, on adopte donc à son égard une disposition mentale de défiance. Deux : pour en avoir le cœur net, on va adopter une attitude inquisitoire pour exposer le menteur et son mensonge. Trois : l’autre, devenu l’adversaire, pris à parti, se défend, rejette l’accusation qui est dirigée contre lui, mise en cause s’accompagnant de la peur confuse d’un châtiment. Une peur lointaine. Une peur qui vient de l’enfance, comme le permettent de le supposer l’existence, le sens et la résonance de l’histoire de Pinocchio.

La mise en garde de l’enfant contre le mensonge hérite de tout l’arrière-plan religieux diabolisant littéralement le menteur et de l’intransigeante et absolue condamnation du mensonge par la longue tradition de philosophie morale dominante de Saint-Augustin à Kant. La réception du conte de Carlo Collodi a visiblement perpétué et consolidé la mauvaise réputation du mensonge en retenant particulièrement ce qui n’est en réalité qu’un court épisode des aventures de Pinocchio.

C’est au chapitre 17 des Aventures de Pinocchio que les effets néfastes du mensonge s’illustrent : miroir à peine déformant d’un petit garçon, la pauvre marionnette, qui n’a pas agi comme lui avait enjoint de le faire la fée, se retrouve dans une chambre, interrogé par elle sur ce qu’il a fait, ne parvenant pas à dire toute la vérité. Alors son nez s’allonge par étape, bientôt démesuré, au point que la marionnette ne peut plus bouger, situation terrorisante.

L’allégorie littéraire matérialise l’idée que le mensonge, quels que soient sa gravité et son objet, sans du tout prendre en compte sa cause (ou sa motivation dans un vocabulaire psychologique), nuit gravement à celui qui s’en rend coupable. L’image prend la place de l’idée et se met au service du point de vue moral, subjuguant les esprits, particulièrement quand ils sont jeunes, les faisant craindre d’être découverts et punis s’ils sont convaincus de mensonge. Or ce qui est frappant, c’est le contraste entre la formidable réception de ces pages, d’une efficacité redoutable parce qu’elle catalyse et s’appuie sur tout l’arrière-plan multiséculaire religieux et moral de rejet et d’absolue condamnation du mensonge, en son fond diabolique (le mensonge, c’est le mal radical), et le fait que c’est une fiction : car l’effet Pinocchio n’existe pas, dans les faits, le mensonge en tant que tel n’est pas détectable[3].

La peur du menteur

En revanche, la peur de mentir, la peur du châtiment réservé au menteur convaincu de sa culpabilité, est un phénomène réel, il a une histoire. Cette peur est liée à la peur du menteur, cette figure diabolique dont on fantasme la puissance cognitive et l’habilité manipulatrice. La peur du menteur joue ainsi dans les deux sens : il y a la peur qu’inspire la personne que l’on soupçonne ou que l’on imagine mentir, et il y a la peur que la personne soupçonnée ou accusée de mensonge anime.

C’est le fait que l’accusation de mensonge provoque cet engrenage peu épanouissant et tout à fait contraire, au fond, aux procédures d’une pensée à la recherche de la vérité, qui m’a incitée à m’intéresser au mensonge dans mon dernier livre. Alors même que la dénonciation du mensonge peut passer pour une arme aidant à nous prémunir contre les nouveaux potentats avides de pouvoir et d’argent, qui manipulent, falsifient, affirment des choses fausses, font de multiples usages du faux, au détriment du bien du plus grand nombre, il me paraît au contraire, paradoxalement, nécessaire d’insister sur le caractère inadéquat de la notion de mensonge, si l’enjeu est la connaissance et la recherche de la vérité.

La référence au mensonge comporte une ambivalence pratique fondamentale et une ambiguïté théorique foncière qui rendent son maniement glissant et à double tranchant. Qu’un tel ne dise pas la vérité, cela est vérifiable, mais qu’il mente ou ne mente pas, cela est invérifiable, mais il va cependant continuer à craindre le qualificatif de menteur, comme l’étonnante réaction de Stanley Johnson l’illustre.

La notion d’« alternative fact », surgie dans le « débat mondial » début 2017, a exactement cette origine : c’est une manière de répondre par l’esquive à l’accusation « vous mentez quand vous alléguez que tel nombre de personnes sont venues assister à l’investiture de Donald Trump ». Si le mensonge était « décomplexé », pourquoi imaginer des faits alternatifs ? On répondrait sans détour, sans crainte « oui ce sont des mensonges, et alors ? » Juridiquement, cela ne poserait aucun problème puisque le mensonge n’est ni un délit ni un crime. Juridiquement, le mensonge n’existe pas. Mais il a un sens moral encore très puissant. Ainsi si l’effet Pinocchio n’existe pas, le syndrome Pinocchio, lui, existe bel et bien et il se définit par la crainte puissante des effets (possiblement désastreux) entraînés par le fait d’être convaincu d’avoir menti. L’effet est inhibiteur et cause la dénégation si courante : « non, je ne mens pas ».

De la méthode sémasiologique en philosophie

Dire « Tu mens » ne signifie pas la même chose que dire « Tu ne dis pas la vérité ». Cette différence invite à analyser le contenu du concept de mensonge, et à vérifier la réalité d’un acte spécifique nommé mentir, dont on ne ferait pas que présupposer l’existence à partir d’un usage conditionné par l’histoire des mentalités religieuses et morales. Cette nuance invite à s’interroger également sur l’extension de ce « concept » que l’on ne passe jamais au crible. Car n’est-il pas étonnant qu’un unique terme recouvre tant de réalités différentes ?

Or, à force de mener l’enquête sur un acte spécifique de mentir, différent de ne pas dire la vérité, de dissimuler, d’exagérer, d’extravaguer, d’autres mots et expressions sont ainsi venus mieux décrire les situations concrètes où surgit pourtant le lexique du mensonge. Des expressions sont apparues meilleures au sens où elles permettent la discussion, là où la qualification de mensonge ou de menteur l’arrête, changeant le type et le registre de l’interaction verbale et affective tout d’un coup polarisée ou écartelée entre une attaque et une défense.

Le recours à des expressions comme « tu me caches quelque chose », « tu ne dis pas la vérité », « tu ne me dis pas tout », paraît préférable dans la mesure où ces expressions facilitent une analyse plus approfondie de la situation qui sera plutôt vue dans son ensemble, avec un peu de perspective ou de distance, là où le surgissement du vocabulaire accusateur du mensonge met plutôt en jeu des mécanismes affectifs d’attaque et de défense, qui conduisent droit à l’affrontement ou à l’esquive, à la fuite, et non à la collaboration, la consultation, l’analyse en commun des réalités, des faits, analyse en commun qui permet un dépassement des points de vue personnels.

« Si c’est une tâche de la philosophie que de briser l’empire du verbe sur l’esprit humain », comme le formule Frege[4], il faut alors partir du « verbe », c’est-à-dire du mot exact et interroger le sens qu’il véhicule et diffuse au gré de toutes ses apparitions, et non pas partir d’un concept présupposé objectif. Partir du mot pour en caractériser le sens, et ainsi saisir la signification de son usage, cela a un nom en linguistique : sémasiologie. Cela me paraît particulièrement indiqué de faire cela (partir des mots eux-mêmes, des discours dans lesquels ces mots s’imposent), quand on s’interroge sur le sens et la valeur du mensonge.

Et j’observerai pour finir deux faits dont la corrélation est frappante. D’une part, l’usage univoque des mots mentir et mensonge masque des écarts incommensurables entre les cas concrets, recouvre une variabilité extrême de situations où l’on va pourtant parler de « mensonge » comme s’il s’agissait à chaque fois du même phénomène humain alors que dans un cas il s’agit d’exagération, dans un autre de faux témoignage, dans un autre encore de plaisanterie. Et cependant, d’autre part, l’apposition de la terminologie du mensonge à chacun de ces cas les teinte d’une gravité morale qui nuit aux conditions de neutralité morale conditionnant la liberté intellectuelle et politique.

NDLR : Mériam Korichi a récemment publié Mentir, la vie et son double aux éditions Autrement


[1]. L’Art d’avoir toujours raison, Librio, 2014, p. 43.

[2]. Je traduis et je souligne.

[3]. Je développe ainsi ce point, et l’étaye dans Mentir. La vie et son double, Autrement, 2019, pp. 43-44.

[4]. Cité par Jacques Bouveresse, « Langage ordinaire et philosophie », in Philosophie du langage, Langages, vol. 21, mars 1971, p. 38.

Mériam Korichi

Philosophe, Dramaturge, metteure en scène

Notes

[1]. L’Art d’avoir toujours raison, Librio, 2014, p. 43.

[2]. Je traduis et je souligne.

[3]. Je développe ainsi ce point, et l’étaye dans Mentir. La vie et son double, Autrement, 2019, pp. 43-44.

[4]. Cité par Jacques Bouveresse, « Langage ordinaire et philosophie », in Philosophie du langage, Langages, vol. 21, mars 1971, p. 38.