Politique

Retraites : la victoire de la mécanique numérique sur la logique politique

Sociologue

Alors qu’une nouvelle manifestation est prévue ce jeudi 9 janvier, et que le gouvernement a entamé cette semaine des consultations avec les organisations syndicales, l’âge pivot continue de cristalliser le débat sur la réforme des retraites. À l’ère de la numérisation de l’action publique, cette question de l’âge pivot trouve ses racines dans la reconfiguration d’États écartelés entre mécaniques de quantification et logiques proprement politiques.

Depuis le 5 décembre de l’an dernier, le débat sur la réforme du système de retraites s’est installé dans la rue, les sections syndicales, les médias, les organisations politiques, les assemblées de Gilets jaunes, les salons de Matignon et les arrière-cours du pouvoir. Et lorsque, la semaine suivante, le Premier ministre s’est finalement résolu à rendre public le contenu du projet, l’entente entre les syndicats dits réformistes et le gouvernement a volé en éclats en raison de l’annonce de l’instauration d’un âge pivot pour avoir droit à une retraite complète.

Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, a immédiatement livré l’explication de ce geste inattendu et hostile : une disposition purement budgétaire a été introduite pour « pourrir » le changement de nature proprement politique qu’est le passage au système de répartition par points. Sans oublier de désigner les responsables de ce méfait : de sombres comptables qui imposent leur loi à des ministres et des parlementaires tétanisés devant les données statistiques qui leur sont présentées sous un jour dramatique – à l’exemple du sort réservé au rapport du Conseil d’Orientation des Retraites (COR) opportunément exposé pour rappeler l’obligation de combler un déficit de financement. Le camp des réformistes a subitement rallié celui des opposants, en appelant à rejoindre la protestation avec pour seule revendication le retrait de cette disposition. Il faut prendre cette revendication au sérieux, sans la ravaler à un mouvement d’humeur ou à l’expression d’un orgueil froissé.

Les réformistes reprennent le combat pour le retrait de l’âge pivot. Ils entendent attaquer sur deux fronts : disqualifier l’interprétation obligeamment alarmiste du rapport du COR pour ne pas se laisser entraîner sur le terrain miné de l’objectivité du chiffre ; et faire comprendre que la mesure gestionnaire adoptée vise à ruiner l’esprit de justice sociale contenu dans le système de retraites par points.

Le plus surprenant dans cette stratégie est qu’elle se tourne vers les parlementaires de la formation politique majoritaire pour les convaincre de contrer le projet du gouvernement. Ce qui rend cette démarche plausible est le fait qu’elle prend pour cible un phénomène dont les milieux de la politique savent qu’il est devenu déterminant dans la manière dont les décisions sont prises : la numérisation de l’action publique, c’est-à-dire la capacité que les techniques de management modernes donnent aux administrateurs de l’État de soumettre à la quantification et à l’évaluation financière chacun des secteurs d’activité dont ils et elles ont la responsabilité afin de les plier aux contraintes du cadre budgétaire. C’est ce que l’imposition de l’âge pivot démontre.

Les détracteurs des politiques d’austérité aiment incriminer le néo-libéralisme et ses recettes éventées : paupérisation de l’État par la baisse des impôts, privatisation des biens collectifs, marchandisation des services publics, dégraissage des administrations, démantèlement du droit du travail. Or, dans toutes ces opérations, la numérisation joue un rôle crucial. C’est elle qui permet de justifier, en soumettant la dépense publique aux critères de l’efficacité financière, le retrait de l’État de la mission qui lui avait été confiée durant les années de reconstruction de l’après-guerre : accroître la propriété sociale[1] en dégageant les moyens d’assurer les droits à l’éducation, à la santé, au logement, à la justice, au chômage ou à la retraite au plus grand nombre.

La numérisation de l’action publique tend à reconfigurer l’ordre même du politique.

L’organisation actuelle du dispositif de quantification gestionnaire permet un « pilotage » de l’État qui repose sur des systèmes d’information administratifs qui recueillent, de façon standardisée, trois types de données : celles relatives aux résultats d’une politique publique, à ses coûts détaillés et à la productivité de chacun des agents qui l’accomplissent. Les algorithmes qui croisent ces trois types de données fournissent ensuite les directives à suivre afin de restructurer l’école, l’hôpital, la justice, la police, l’armée ou l’université et de réduire les effectifs de la fonction publique comme les droits sociaux des citoyen·ne·s (allocations familiales, logement, chômage, retraite).

Les économies que cette numérisation de l’action publique est censée rapporter ne sont qu’un des buts recherchés. Plus fondamentalement, cette façon de gouverner tend à reconfigurer l’ordre même du politique, en sapant la conception que les individus se font encore de l’État comme porteur de la volonté générale et garant du bien commun. C’est en ce sens que la demande de retrait de l’âge pivot remet en cause la domination que les cercles réservés, qui ont en charge la production du chiffre et la forme sous laquelle il est diffusé, ont désormais acquise sur la décision politique. Et comme cette domination est au cœur de la fronde des député·e·s de la majorité qui ont exigé, en avril 2018, la création d’un Office budgétaire propre au Parlement afin que leur vote sur le budget de l’État repose sur un chiffrage crédible et indépendant de celui qui leur est fourni dans les documents officiels, on comprend la démarche entreprise par les réformistes en leur direction.

On admet trop rapidement que l’exercice du pouvoir en régime démocratique met en scène deux protagonistes : d’un côté, des dirigeant·e·s qui se considèrent investi·e·s de la tâche de diriger un pays de façon rationnelle, et au besoin autoritaire, pour faire prévaloir le bien commun ; de l’autre, des citoyen·ne·s qui croient que l’organisation de la vie collective est une affaire qui les concerne et envisagent le politique comme un ensemble de pratiques articulées autour des principes d’égalité, d’autonomie, de pluralité des conceptions du bien, de primauté de la délibération, d’inaliénabilité du droit à la critique, de respect des opinions de chacune et chacun.

Il existe pourtant un troisième protagoniste : l’administration, dont on néglige trop souvent la liberté de manœuvre. Avec la numérisation de l’action publique, elle jouit désormais d’un avantage décisif : la maîtrise du chiffre et du savoir-faire qui permet de s’en servir pour imposer une définition des problèmes publics et de la manière de les résoudre. Et cet avantage est d’autant plus imparable que tous les domaines de la vie sociale ont peu à peu été colonisés par des dispositifs de quantification qui traitent une masse infinie de données personnelles et alimentent des applications qui facilitent ou guident les décisions individuelle[2].

La numérisation saisit les choix de consommation comme les déplacements, les communications courantes comme la participation à des réseaux sociaux, l’organisation de la production en entreprise comme les rapports que les citoyen·ne·s entretiennent aux services publics. Nous nous sommes accoutumés à ce que les croyances, les préférences et les opinions soient de plus en plus finement comptabilisées, sondées, auscultées, analysées ; et les conduites au travail de plus en plus « formatées » par des objectifs chiffrés qui sont fixés sans que ceux et celles qui doivent les remplir ne participent à leur définition et dont la réalisation est étroitement contrôlée par des courbes qui en décrivent la progression.

Est-il légitime, en matière d’action publique, de substituer les catégories du jugement financier aux catégories du jugement humain ?

L’envahissement de l’existence par le chiffre suscite trois critiques : une première dénonce les menaces que la quantification fait peser sur les libertés publiques et la vie privée ; une seconde exprime la crainte de voir les pensées et les relations sociales totalement façonnées par l’encadrement informationnel des comportements ; la troisième stigmatise le caractère intrusif et pathologique du développement d’outils de surveillance qui promettent la traçabilité et la transparence absolues.

Mais il est plus rare que la critique s’en prenne à la manière dont la numérisation conforme les décisions politiques prises par un gouvernement ou votées par un Parlement. Si la demande faite au gouvernement de renoncer à associer une correction « paramétrique » à l’universalisation du système de retraites n’a rien d’anodin, c’est parce qu’elle pose publiquement une question troublante : est-il légitime, en matière d’action publique, de substituer les catégories du jugement financier aux catégories du jugement humain ?

Cette interrogation naît d’un constat : la quantification a cessé d’être un instrument de connaissance partagé et d’aide à la décision pour devenir la source même des instructions qui déterminent le contenu des politiques publiques. Dans le cas de la réforme en cours, les gestionnaires savent qu’il leur suffit de fixer la « règle d’or » de 14% de PIB consacré aux retraites et un « âge d’équilibre » pour que la régulation de ce droit social soit assurée par le mécanisme qui lie la valeur du point à l’évolution des indicateurs mis en place pour mesurer la performance globale du système et en interdire les dérives.

C’est de cette manière insidieuse que les États de droit social se trouvent pris entre deux mondes : celui de la quantification et celui du politique. Ces deux mondes se côtoient, se toisent et, parfois, s’affrontent. Ils ne parlent déjà plus la même langue : celle du chiffre pour l’un, celle de la solidarité pour l’autre. Et les méthodes de gouvernement se sont métamorphosées, en banalisant l’automatisation des processus de prise de décision, le refus de négocier avec ceux et celles qui réfutent la réalité des chiffres et le dédain pour les aspirations des citoyen·ne·s qui sont tenues pour déplacées.

Au sentiment de toute puissance qui habite ce nouveau modèle de dirigeant, que reste-t-il d’autre à opposer que le refus pur et simple de rentrer dans son jeu ?

C’est tout ce que ce changement a d’insupportable qui ressort soudain dans le refus d’accepter l’idée d’âge pivot. Pour l’heure – mais pour combien de temps encore ? –, la vigilance des syndicats et des citoyen.nes parvient à contenir les forces qui veulent imposer la mécanique de la numérisation au système de retraites, et réclame qu’il continue de dépendre d’une délibération collective ouverte. Cette vigilance a permis, à l’époque de Nicolas Sarkozy, de dénoncer la mise en œuvre de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) et l’aggravation de la rigueur à laquelle elle condamnait les administrations d’État. Ce combat a été partiellement gagné et, à la faveur de l’élection de François Hollande à la Présidence, cette approche a été remplacée par celle dite de Modernisation de l’Action Publique.

Il est juste d’empêcher que les pratiques et les institutions de la démocratie ne soient bafouées par la morgue et l’arrogance que manifestent ceux et celles qui gouvernent avec cette certitude d’avoir raison que leur donne l’objectivité des chiffres dont ils disposent à leur guise et qui leur offre une description certifiée exacte du monde qu’ils ont à diriger. Et de battre en brèche cette assurance hautaine, qui confine au mépris, qui les conduit à croire qu’on peut décider en se passant de répondre aux arguments qui contestent les choix retenus. Au sentiment de toute puissance qui habite ce nouveau modèle de dirigeant, que reste-t-il d’autre à opposer que le refus pur et simple de rentrer dans son jeu ? Ou la colère et la rage qui arment une résistance opiniâtre et, en désespoir de cause, la violence.

La fin de non-recevoir que le gouvernement adresse à ceux et celles qui lui demandent de revenir sur sa décision d’instaurer un âge pivot a rallumé la guerre entre les mondes de la gestion et de la politique. Et en dépit des intentions bienveillantes du Premier ministre, il n’est pas sûr que cette bataille s’achève sans perdant. Si la première victime pouvait être la suffisance de ceux et celles qui pensent régner par la seule grâce des chiffres, le combat aura permis, outre de préserver les revenus des futurs retraités, de sauvegarder un peu de l’esprit de la démocratie. Voilà pourquoi son enjeu n’est en rien anecdotique.

 


[1]. Pour reprendre la notion proposée dans R. Castel et C. Haroche, Propriété sociale, propriété privée, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001.

[2]. D. Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.

Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS

Notes

[1]. Pour reprendre la notion proposée dans R. Castel et C. Haroche, Propriété sociale, propriété privée, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001.

[2]. D. Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.