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Aux armes citoyens ? Violences du pouvoir et pouvoir de la violence au Cameroun

Ecrivain

« Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié », écrivait Aimé Césaire ; cela sonne juste, aujourd’hui, au Cameroun. Pourquoi cette obsession du pouvoir à recourir aussi systématiquement à la force des armes en cas de conflit socio-politique ? Le résultat est là : au cœur d’une farce démocratique des citoyens morts-vivants, en sursis, dans un État qui se délite et semble prêt à s’embraser.

Le 14 janvier 2020, au Lycée de Nkolbisson, dans une proche banlieue de Yaoundé, l’enseignant de mathématiques Boris Kevin Njomi Tchakounté est poignardé à mort par un de ses élèves. Le 30 janvier 2020, des milliers de ses collègues enseignants et d’élèves qui étaient venus à la levée de son corps au Centre Hospitalier Universitaire de Yaoundé, question de rendre un dernier hommage au disparu, sont dispersés aux jets d’eau et au gaz lacrymogène. Nombre d’entre eux sont arrêtés, matraqués avant d’être libérés plus tard.

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On se souvient qu’en novembre 2016, des avocats et des enseignants des régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest sont entrés en grève pour des revendications essentiellement professionnelles. Les avocats réclamaient la traduction des actes OHADA (Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires) et la restauration de la pratique du Common Law dans les deux régions. Les enseignants quant à eux, protestaient contre ce qu’on a appelé la « francophonisation » progressive de l’enseignement dans les régions anglophones. Alors que le gouvernement fait semblant de négocier pour résoudre la crise, les forces de l’ordre répriment violemment et mortellement les manifestants. Les deux régions s’embrasent et depuis bientôt quatre ans, le pays est en état de guerre civile, des anglophones revendiquant désormais la sécession et la création d’un État à part, la république d’Ambazonie, constitué des deux régions anglophones actuelles. On compte des milliers de morts de part et d’autre, d’innombrables déplacés internes et externes et une économie régionale totalement sinistrée.

Les deux événements ci-dessus ne sont point liés. Toujours est-il qu’ils révèlent, comme de nombreux autres qu’on pourrait citer, un pouvoir qui écoute à peine les doléances de ses gouvernés mais dont l’instinct répressif est on ne peut plus aiguisé. Vers la fin de son essai sur la violence en situation coloniale, Frantz Fanon cite Les Armes miraculeuses d’Aimé Césaire et met en relief le Rebelle qui affirme qu’ « il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié »[1]. C’est un peu à ce point que nous en sommes aujourd’hui au Cameroun !

Certes, nous ne sommes plus en situation coloniale et il ne s’agit point, à la suite de Fanon, de montrer l’inéluctabilité de la violence pour nous libérer du joug de l’occupation mais de nous interroger sur l’obsession du pouvoir postcolonial camerounais à recourir aussi facilement et quasi systématiquement à la force des armes comme mode de gestion des conflits socio-politiques. Encore qu’on soit en droit de se demander s’il existe une autre alternative pour le citoyen transformé en mort-vivant, c’est-à-dire que son existence est une méditation constante sur le fait qu’il peut être mis à mort à tout moment, et parfois de manière purement spectaculaire.

Comment ne pas s’interroger, en effet, sur la violence des opprimés quand on constate que, malheureusement, les mises à mort qui ont cours dans notre pays ne sont même pas considérées comme des homicides ? En un mot, que devient le caractère sacré des vies de citoyens quand leur meurtre n’est pas passible de sanctions et lorsqu’on constate que sous prétexte de rétablir la sécurité, le pouvoir d’État diffuse la violence et sème la mort ?

Nombre de régimes dans nos pays ont une façade pluraliste, avec des parodies d’élections, mais fonctionnent comme des dictatures monopartites.

La violence des forces de l’ordre n’est d’ailleurs que l’aspect visible, spectaculaire, des atrocités qui caractérisent le pouvoir en place à Yaoundé. Depuis le Discours de la Baule (1990) où François Mitterrand a poussé ses pairs franco-africains à tourner la page des régimes totalitaires à partis uniques pour adopter la démocratie multipartiste, nombre de régimes d’Afrique francophone se sont ingéniés à mettre au point de nouveaux dispositifs pour « faire semblant » et continuer sous le mode de l’autoritarisme monocratique. Nombre de régimes encore en cours dans nos pays ont une façade pluraliste avec des parodies d’élections (« fake elections ») mais fonctionnent comme des dictatures monopartites. C’est ce que dénonçait déjà Célestin Monga dans sa fameuse lettre ouverte à Paul Biya : « La démocratie truquée », (Le Messager n° 209, du 27 décembre 1990).

Trente ans après, l’ouvrage de Jean Bruno Tagne, Accordée avec fraude (Yaoundé, Les Éditions du Schabel, 2019) entre autres[2], illustre les artifices de légitimation des pouvoirs d’Ahidjo à Biya et nous apprend donc que Monga s’était exprimé en visionnaire malgré la violente répression qui avait accueilli sa missive. Le verrouillage et le tripatouillage fréquent du système électoral assurent à une poignée de prédateurs la jouissance quasi exclusive des ressources du pays.

Depuis 1992, le parlement camerounais est censé fonctionner sous le mode du pluralisme. Mais la plupart des partis dits de l’opposition s’affichent comme de simples satellites du parti au pouvoir. Citons L’Union Nationale pour le Démocratie et le Progrès (UNDP) de Bouba Bello Maigari, le Front du Salut National du Cameroun (FSNC) de Issa Tchiroma Bakary le Mouvement pour la Défense de la République (MDR) de Dakolé Daissala pour n’en nommer que quelques-uns. À sa création, le Social Democratic Front (SDF) était pratiquement perçu comme un parti radical eu égard à son discours et au positionnement de ses leaders. Mais assez rapidement, le pouvoir a trouvé moyen de contenir ses ardeurs et de vider le mouvement de tout son contenu.

Après près de trente ans au parlement, le SDF n’est qu’un figurant, un faire-valoir. Hormis l’enrichissement ostentatoire de nombre de ses élus, il ne peut revendiquer aucune contribution significative au patrimoine législatif du pays. Certains d’entre eux égrènent honteusement comment leurs propositions de lois ont été constamment bafouées par le parti au pouvoir et ses alliés. Même les quelques 500 articles de la fantomatique loi sur la Décentralisation est passée sans la moindre virgule d’amendement alors même qu’il s’agissait d’un enjeu fondamental pour les fiefs électoraux du SDF. Pareille humiliation pour des gens d’honneur aurait pu les pousser à la révolte ou au moins à claquer la porte d’un parlement où ils n’ont jamais eu voix au chapitre. Mais tout indique que les parlementaires du SDF ne sont plus que des corps ambulants, vidés de leur substance par un système qui a l’art de les faire tourner en bourrique ou de les inviter à table, après les avoir lobotomisés.

Nous sommes un peuple sous surveillance dans une société où doit triompher la peur.

Il en va pareillement de la magistrature et du système judiciaire de la République. Autant dans les commissariats de sécurité publique et les brigades de gendarmerie le citoyen peut être séquestré sans délai et au-delà de toute procédure pénale établie, autant les prisons camerounaises pullulent d’individus en détention préventive sans délai. On connaît le cas d’un certain Jules Omer Tchuenkam, gardé en détention préventive pendant plus de dix ans à la prison de Kondengui, Yaoundé, alors qu’il était victime d’une filouterie ou d’un abus d’autorité. Le cas de Tchuenkam n’a rien d’exceptionnel car pas mal de personnes perdent leur vie dans des circonstances pareilles, surtout ceux qui, comme l’écrit La Nouvelle Expression[3], n’ont pas les moyens de corrompre les magistrats pour échapper au rouleau compresseur.

Lorsqu’on a affaire aux tribunaux camerounais, on se rend rapidement compte que l’instance judiciaire n’est qu’un instrument au service du pouvoir exécutif. Et le sachant, les magistrats ne s’intéressent plus qu’aux justiciables que suivent les dignitaires du régime. Bien souvent, il s’agit davantage des cas relevant des droits civiques et des libertés individuelles. Car, comme le suggère Simon Lemoine à la suite de Michel Foucault, nous sommes un peuple sous surveillance dans une société où doit triompher la peur. De ce fait, on se rend rapidement compte que le pouvoir est sacré, qu’il parasite nos vies[4] et qu’il faut, autant que possible, éviter tout ce qui pourrait s’apparenter à une profanation de celui-ci.

Nous vivons dans une société sans État, totalement des-institutionnalisée car la figure du Chef de l’État, du haut de sa magnanimité, est toujours fétichisée. C’est lui qui autorise la moindre dépense et on lui doit toute action positive dans la vie de la nation. C’est juste si nous ne lui devons pas nos vies et l’air que nous respirons. De plus, la police et la justice de par leur fonctionnement mettent en danger la sécurité des citoyens, ce qui n’arrange pas les choses, dans la mesure où tout semble indiquer qu’on est en face d’un monde pénal qui favorise l’impunité et se désintéresse des victimes. Pris sous cet angle, l’on conviendra avec Xavier Bébin que la justice crée d’autant plus l’insécurité que non seulement l’impunité est devenue la règle, mais des criminels dangereux sont en liberté, au moment même où il est devenu tabou de questionner le fonctionnement de nos institutions judiciaires, au risque de se faire embastiller.

Au Cameroun, il suffit de manifester son désaccord avec le régime pour être accusé des délits les plus inattendus et embastillé, sine die, sans aucun jugement.

Dès lors, toute pensée critique sur la marche des affaires du pays peut être considérée comme une atteinte à l’honorabilité du Grand Timonier ou à ses sbires et punie en conséquence. Voilà sans doute pourquoi le corps de la magistrature ne s’ébranle que pour juger les affaires relatives aux cas relevant du politique. Le traitement infligé aux militants du parti de Maurice Kamto dans un passé récent est emblématique de l’arbitraire du système pénal camerounais. Comme on peut le constater dans la soixantaine de portraits publiés par les journalistes du quotidien Le Jour, on se rend compte qu’au Cameroun, il suffit de croire qu’on agit dans un cadre démocratique et de manifester son désaccord avec le régime pour être arrêté, violenté, torturé, accusé de délits les plus inattendus et embastillé, sine die, sans aucun jugement.

Ainsi l’ont été non seulement des militants du parti de Kamto mais aussi de nombreux badauds qui observaient les manifestations du MRC (Mouvement pour la Renaissance du Cameroun). Et à voir ce qu’on a observé avec les obsèques de l’enseignant assassiné et la grève des avocats et enseignants du Nord-Ouest/Sud-Ouest, on peut véritablement se demander si l’on n’a pas affaire à une espèce d’État délinquant et provocateur qui, secrètement, caresse le rêve fou de pousser le peuple à une violence généralisée, une violence dont Michel Maffesoli souligne d’ailleurs le rôle fondateur, non pas, écrit-il « pour en faire une apologie sans nuance […] pour l’abstraire d’un environnement historique et social, c’est tout simplement pour indiquer qu’elle est aussi “signifiante” du donné social et ce au plus haut point »[5]. D’ailleurs, ajoute-t-il, « toutes les mythologies nous montrent comment la destruction est fondement de la structuration, mais ce que l’on peut dire à posteriori est ressenti sur le moment comme une intolérable agression »[6]. Et il conclut en nuançant : « C’est en ce sens qu’on peut parler du caractère fondamentalement ambivalent de la violence »[7] .

Au-delà de l’agression physique dont le peuple est constamment victime, le régime nous a aussi habitués à des discours à la Goebbels, incarnés autant par Augustin Kontchou Kouemegni que par Issa Bakary Tchiroma, ministres successifs de la communication et porte-parole du gouvernement[8]. Et à présent que le poste de Ministre de la communication est occupé par une figure plutôt timorée qui se contente de lire dans un ton monocorde des communiqués sans doute préparés par ses agents, c’est le Ministre de l’Administration Territoriale qui s’est érigé en Goebbels de service. Présenté tour à tour comme un repris de justice, ancien feymen ou faux-monnayeur, ce baroudeur sorti tout droit de la camorra dirait-on, menace tout homme politique ou tout citoyen qui n’entrerait pas dans les rangs de l’envoyer au « pays de si je savais ». Et il n’hésite pas à joindre l’acte à la parole comme c’est le cas pour les militant(e)s ou les présumé(e)s militant(e)s du MRC.

Assez paradoxalement cependant, on découvre à la lecture des portraits de Les Prisonniers du Président (2019), des hommes et des femmes plutôt aguerris et que l’arbitraire et la maltraitance ont transformés en dissidents résolus et même en révoltés. En ce sens, il est possible que le régime ait choisi, malgré lui, de former ses propres pourfendeurs, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui n’auront plus peur d’affirmer, à la suite de Pierre Kropotkine, « je me révolte, donc nous sommes », puisque « Par la révolte, nous accédons à notre humanité, nous nous revendiquons et nous affirmons comme êtres humains envers et contre tout »[9].

Alors qu’une infime minorité affiche une insolente abondance, le peuple croupit dans une misère d’autant plus scandaleuse que les services sociaux minimum sont en ruine, lorsqu’ils existent.

À ce niveau, il faut simplement craindre qu’à un moment donné et face aux tortures psychologiques et aux brutalités physiques du pouvoir, la base silencieuse sur laquelle repose le régime ne s’effrite au point que la révolte ne devienne la seule issue pour le peuple camerounais dans son immense majorité. Le pays fait l’expérience d’un incroyable paradoxe. Alors qu’une infime minorité, essentiellement connectée au pouvoir d’État, affiche une insolente abondance, le peuple croupit dans une misère d’autant plus scandaleuse que les services sociaux minimum sont en ruine lorsqu’ils existent.

Le président de la République s’offrant le véhicule présidentiel le plus luxueux d’Afrique, ses dignitaires n’hésitent pas à l’imiter et à entretenir de luxuriants parcs automobiles comme c’est le cas dans divers ministères et autres organisations gouvernementales. On connaît le scandale lié à la commande en Europe des vins et autres spiritueux à coût de milliards pour la fête du Nouvel an 2020 ; l’organisation des soirées privées au Palais avec des artistes étrangers ! Bref, le mode de vie du régime de Yaoundé, s’inscrit nettement dans la surconsommation, dans le genre d’excès, que Maffesoli appelle « la tradition dionysiaque, on appelle l’orgiasme, cette effervescence collective, élément important de la fête qui renvoie lui aussi à une intense circulation de biens, de sexe et de paroles »[10].

Pendant ce temps, le quotidien du peuple est fait de carence en biens essentiels de toute nature : carence multidimensionnelle dans les villes-ghettos où l’eau potable et l’énergie électrique sont fournies essentiellement par intermittence ; carence en voies de communication et en moyens de transport urbains et interurbains ; carence en système de soins de toute nature, les dignitaires se faisant prendre en charge par l’État dans des hôpitaux européens à des coûts astronomiques. L’un des contrastes les plus saisissants dans ce domaine peut être la prise en charge totale de Martin Belinga Eboutou, ancien directeur du Cabinet Civil dans un hôpital suisse et le spectacle de la mort de Monique Koumatekel, enceinte de jumeaux, abandonnée à elle-même et dont on voit le corps charcuté par sa cousine sur le parvis de l’hôpital Laquintinie à Douala, dans l’espoir de sauver les enfants.

On pourrait en dire pareillement de l’école. De la maternelle à l’université, la limite et la dégradation des infrastructures, la formation approximative du personnel et les sureffectifs à tous les niveaux créent un environnement où la transmission du savoir est une gageure. L’indiscipline, l’irruption de la consommation des stupéfiants et l’irresponsabilité grandissante de certains parents en rajoutent à la déliquescence du système. Qui plus est, l’école camerounaise semble être devenue le terrain d’une indescriptible lutte d’influence et tout détenteur de la moindre parcelle du pouvoir d’État veut montrer que les enseignants ne sont rien que de simples chaouchs. Aussi leur suffit-il d’évoquer le nom ou le travail d’un opposant politique en classe pour faire l’objet de tracasseries de leur hiérarchie. Des parents qui se croient détenteurs d’une autorité civile ou militaire peuvent s’introduire à l’école pour donner des ordres aux enseignants et au besoin les soumettre à toute sorte de brimades. Les responsables des établissements ne sont pas en reste puisqu’ils peuvent gérer l’établissement à eux confié en en fixant eux-mêmes les normes et poursuivre tranquillement des objectifs inavouables.

Jusqu’ici, toute revendication s’est soldée par une fin de non-recevoir. Ce refus d’écouter l’autre équivaut presque à un refus de reconnaître son existence.

Par ailleurs, la corruption quasi généralisée des élites administratives rend extrêmement pénible la relation entre la population et les agents du service public quels qu’ils soient. Au nom de l’adage local selon lequel « la chèvre broute où elle est attachée », les fonctionnaires et autres agents de l’État, qu’importe leur niveau d’activité, déploient des trésors d’imagination pour arnaquer l’usager. Certes, de temps à autre, la presse fera un tapage autour de la découverte et même de la mise aux arrêts de quelques éléments véreux, mais il s’agit bien souvent d’une stratégie de communication pour essayer d’atténuer les vexations du public.

Au cours des trente dernières années, le Cameroun malgré son apparente indolence, a néanmoins eu l’occasion de manifester son « désir d’une autre politique » pour emprunter l’expression de Fabienne Brugère[11]. Au lendemain de l’avènement du pluralisme politique dans les années 1990, on se souvient que l’opposition politique avait, à cor et à cri, revendiqué l’organisation d’une Conférence nationale pour faire le bilan des trente ans d’indépendance et jeter les bases d’un nouveau départ.

Face au refus du gouvernement, des « villes mortes » (grèves générales) furent organisées et elles bloquèrent l’activité socio-économique pendant plusieurs mois. Il faudra l’instauration d’une espèce d’état d’urgence en mai 1991 avec les commandements militaires opérationnels – qu’on se souvienne des neuf disparus de Bepanda – et surtout la grande fourberie que fut la réunion tripartite (gouvernement/opposition/société civile) pour, timidement, remettre le pays sur les rails. En 2008, ce qu’on appela « grèves de la faim » se transforma presque en insurrection généralisée violemment réprimée. Et c’est au prix de plusieurs dizaines de morts que le pays retrouva le calme.

Comme quoi toute demande d’un peu plus de démocratie est bâillonnée et presque systématiquement accueillie par diverses formes de violence des autorités. Jusqu’ici, toute revendication s’est soldée par une fin de non-recevoir. Ce refus d’écouter l’autre équivaut presque à un refus de reconnaître l’existence de l’autre. C’est à se demander pour qui gouverne le Renouveau ?

On se retrouve pour ainsi dire dans une logique semblable à celle des colonisateurs.

Mais qu’on ne s’y méprenne guère. Même si le peuple camerounais donne parfois l’impression d’avoir totalement perdu le sens de l’indignation, le pays, comme un volcan endormi, peut, on l’a vu, se réveiller à tout moment et cracher du feu. D’autant que le régime, pourrait-on dire, sème de manière presque inconsciente les germes de sa destruction. Dans les années 1990, l’Université de Yaoundé pourchassa et exclut de ses établissements de nombreux étudiants grévistes appartenant au groupe qui se faisait appeler le « Parlement estudiantin ». Plusieurs d’entre eux ont fini par obtenir l’asile dans de nombreux pays africains, européens et nord-américains.

C’est parmi ces exilés dont certains sont entre-temps devenus des professionnels de haut vol dans les pays de leur exil que se recrute la majorité des troupes de ce mouvement insolite et tentaculaire qui se fait appeler la Brigade Anti-Sardinard (BAS), mouvement décidé à nuire aux intérêts du régime du Renouveau par tous les moyens de droit disponibles dans leur pays de résidence. Et l’un des résultats les plus spectaculaires de la BAS est d’avoir assigné le Président de la République à résidence au Cameroun. Alors qu’habituellement, le chef de l’État se payait de longs séjours par an dans de luxueux hôtels en Occident, il est désormais contraint de limiter ses séjours au temps que dure toute visite officielle à laquelle il peut être convié, la BAS ayant choisi de mettre tout en œuvre pour perturber tout séjour privé qu’il pourrait s’offrir. C’est le serpent qui se mord la queue, serait-on presque tenté de dire. L’action de la BAS confirme en tout cas qu’ « on peut courber l’échine sous le poids des valeurs imposées, il y a toujours une manière de se récupérer, de récupérer ce qui fait sa propre vie »[12]

Et comment ne pas ajouter qu’il ne sert à rien dans ces conditions de chercher à identifier la BAS à des groupes ethniques ou à des mouvements politiques qui ont, chacun, des préoccupations bien à eux. A la suite de Hannah Arendt analysant le fonctionnement des totalitarismes, il faudrait simplement comprendre que « la fiction la plus efficace de la propagande nazie fut l’invention d’une conspiration juive mondiale »[13]. Faire croire que la BAS n’est qu’un ramassis d’adversaires ethnico-politique traduit simplement l’incapacité du régime à résoudre les problèmes qu’il a créés. Il préfère dans ce cas recourir paresseusement à la théorie d’une embuscade de conspirateurs, envieux de « son » pouvoir.

Il est d’ailleurs évident que le régime semble avoir un mal fou à se regarder dans le miroir, à faire le bilan de sa gestion pour essayer de corriger ses failles. On se retrouve pour ainsi dire dans une logique semblable à celle des colonisateurs. Dans cette manière de voir, le pouvoir apporte le bonheur à d’ignorants « indigènes » et se désole simplement que les pauvres « primitifs » ne comprennent pas que le maître travaille pour leur bien-être. Et comment ne pas croire qu’on se retrouve ici en face d’une logique semblable à la dialectique Prospero/Caliban d’Aimé Césaire dans Une tempête ! Le risque d’une déflagration pareille à celle qu’annonce Caliban n’est pas tout à fait à écarter. Caliban confesse à son frère Ariel :

« Mieux vaut la mort que l’humiliation et l’injustice…D’ailleurs, de toute manière, le dernier mot m’appartiendra…A moins qu’il n’appartienne au néant. Le jour où j’aurai le sentiment que tout est perdu, laisse-moi voler quelques barils de ta poudre infernale, et cette île, mon bien, mon œuvre, du haut de l’empyrée où tu aimes planer, tu la verras sauter dans les airs, avec, je l’espère, Prospero et moi dans les débris. J’espère que tu goûteras le feu d’artifice : ce sera signé Caliban. »[14]

À une échelle relative, l’action quasi-suicidaire de ceux qu’on appelle « Amba boys » dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest s’apparente au rêve fou et désespéré de Caliban. Mais sans doute ne s’agit-il là que de préliminaires, une manière d’attirer notre attention sur ce que pourrait être l’embrasement général du pays. Car au fond, tenaillés par la torture psychologique et broyés par la violence physique, les citoyens pourraient bientôt se retrouver face à un choix tout à la fois simple et complexe, mais dont dépend leur avenir : « soit la soumission à un ordre cynique, soit l’insoumission en vue d’un ordre plus juste », selon le mot de Serge Roure.[15] Au final, rien n’est à exclure, et la tempête qui vient pourrait avoir des conséquences désastreuses pour le pays tout entier.

NDLR : ce texte a initialement paru le 17 février dans le journal camerounais Le Messager


[1] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1985, p. 61.

[2] Lire également, Valentin Siméon Zinga, Cameroun. Chroniques d’une démocratisation assistée, Yaoundé, Ifrikiya, 2018.

[3] Lire Linda Mbiapa, « Démocratie en Afrique. Le Cameroun parmi les derniers », La Nouvelle Expression n° 5154 du 04 février 2020, p. 3.

[4] Voir, Giorgio Agamben, Profanations, Paris, Rivages, poche, 2019, p. 104-105.

[5] Michel Maffesoli, Essais sur la violence, Paris, CNRS Éditions, 2009, p. 47.

[6] Ibid., p. 49.

[7] Ibid., p. 49.

[8] Sur ce sujet, lire, https://www.camer.be/69630/30:27/cameroon-cameroun-de-augustin-kontchou-kouomegni-a-issa-tchirouma-bakari-la-communication-gouvernementale-entre-splendeur-et-dacrision.html

[9] Pierre Kropotkine, L’Esprit de révolte, Houilles, Éditions Manucius, 2009, p. 10.

[10] Micher Maffesoli, op. cit., p. 95.

[11] Fabienne Brugère, Faut-il se révolter ? Le Temps d’une question, Montrouge, Bayard Éditions, 2012, p. 9.

[12] Michel Maffesoli, op. cit., p. 177.

[13] Hanna Arendt, Le système totalitaire. Les origines du totalitarisme, Paris, Seuil 1972 et Gallimard, 2002, p. 111.

[14] Aimé Césaire, Une tempête, Paris, Éditions du Seuil, 1969, p. 38

[15] Serge Roure, Apologie du casseur, Paris, Éditions Michalon, 2006, p.108.

Ambroise Kom

Ecrivain, Professeur émérite des universités

Notes

[1] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1985, p. 61.

[2] Lire également, Valentin Siméon Zinga, Cameroun. Chroniques d’une démocratisation assistée, Yaoundé, Ifrikiya, 2018.

[3] Lire Linda Mbiapa, « Démocratie en Afrique. Le Cameroun parmi les derniers », La Nouvelle Expression n° 5154 du 04 février 2020, p. 3.

[4] Voir, Giorgio Agamben, Profanations, Paris, Rivages, poche, 2019, p. 104-105.

[5] Michel Maffesoli, Essais sur la violence, Paris, CNRS Éditions, 2009, p. 47.

[6] Ibid., p. 49.

[7] Ibid., p. 49.

[8] Sur ce sujet, lire, https://www.camer.be/69630/30:27/cameroon-cameroun-de-augustin-kontchou-kouomegni-a-issa-tchirouma-bakari-la-communication-gouvernementale-entre-splendeur-et-dacrision.html

[9] Pierre Kropotkine, L’Esprit de révolte, Houilles, Éditions Manucius, 2009, p. 10.

[10] Micher Maffesoli, op. cit., p. 95.

[11] Fabienne Brugère, Faut-il se révolter ? Le Temps d’une question, Montrouge, Bayard Éditions, 2012, p. 9.

[12] Michel Maffesoli, op. cit., p. 177.

[13] Hanna Arendt, Le système totalitaire. Les origines du totalitarisme, Paris, Seuil 1972 et Gallimard, 2002, p. 111.

[14] Aimé Césaire, Une tempête, Paris, Éditions du Seuil, 1969, p. 38

[15] Serge Roure, Apologie du casseur, Paris, Éditions Michalon, 2006, p.108.