Virus et libertés
À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Face à l’ampleur des risques sanitaires provoqués par le Covid-19, la question de l’adoption de l’état d’urgence s’est rapidement posée aux États pour endiguer l’essor de l’épidémie. En Europe, l’Italie fut le premier pays à le décréter, avant que la France, l’Espagne, le Portugal et d’autres pays ne lui emboîtent le pas. Aux États-Unis, les gouverneurs des 50 États ont déclaré le « state of emergency », tandis que Donald Trump se décidait, après de multiples tergiversations, à recourir au Defense Production Act, une loi d’exception prévue pour les temps de guerre, donnant au gouvernement fédéral le pouvoir de forcer les entreprises à se mettre au service de la défense nationale.
Si une menace sanitaire constitue un péril aussi grave que la guerre, alors la suspension du droit commun paraît légitime pour donner aux gouvernements les pouvoirs nécessaires à la défense de la société. L’état de nécessité justifie l’état d’exception. Ce temps schmittien de la vie nationale, déjà envisagé sous la Rome antique sous la forme du justitium, donne un cadre légal à la limitation des libertés individuelles pendant une durée préalablement établie, comme celles d’aller et venir, de réunion et d’entreprendre. Il permet également aux gouvernements de dégager des moyens budgétaires exceptionnels, de procéder à la réquisition de biens, de fermer des lieux publics ou privés et de prendre diverses mesures contraignantes qui, en temps normal, seraient vécues comme des atteintes aux droits les plus élémentaires.
En France, en mars 2020, pour la première fois, le régime d’état d’urgence est décrété pour gérer une crise sanitaire exceptionnelle. Dans les situations de péril imminent, la « sécurité sanitaire » de la population devient une affaire de « sécurité publique ». L’urgence justifie la suspension de l’application des lois, tant que les mesures prises restent prévues par la loi, proportionnées à la menace et non discriminatoires (autant de conditions rappelées dans les « principes de Syracuse » adoptés en 1984 dans le cadre des Nations Unies).
En ces temps de rhétorique martiale invitant à la discipline collective et à l’efficacité des actions sanitaires, la réponse à l’épidémie prend une nouvelle forme que le droit peine à encadrer : les États n’hésitent pas à recourir aux technologies les plus avancées pour développer une surveillance de masse. La Chine utilise des drones, les caméras à reconnaissance faciale et les QR code pour encadrer les déplacements les personnes affectées. La Corée du Sud, Singapour ou Israël recourent aux données de géolocalisation provenant de réseaux mobiles, aux informations livrées par les cartes de crédits et aux images vidéo pour contrôler l’épidémie.
Le péril sanitaire justifie momentanément l’exercice d’une biopolitique intrusive où chaque corps peut être contrôlé, étudié, analysé dans ses moindres mouvements. Si ces méthodes de contrôle sont certainement efficaces dans la lutte contre le Covid-19, on peut s’interroger sur la manière dont ces données seront stockées à plus long terme et à la tentation pour les pouvoirs de maintenir, après la fin de la pandémie, des niveaux de surveillance accrus.
Enfin, un peu partout dans le monde, des gouvernements profitent de la menace sanitaire pour limiter la liberté d’expression et resserrer leur emprise sur les médias. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) rappelait récemment que le contrôle politique de l’information était l’un des freins à la lutte internationale contre le Covid-19 : la réaction sanitaire nécessite en effet de pouvoir collecter et partager des données précises, fiables et ouvertes pour adapter les niveaux de réponse et prendre des mesures appropriées.
Le risque est grand que l’épidémie s’accompagne d’une érosion des libertés au-delà de la période d’intensité de la crise.
Malheureusement, la censure chinoise, au moment de la formation du premier foyer d’infection à Wuhan, a largement contribué à laisser le virus se propager dans l’ensemble du pays ; elle a aussi empêché l’OMS de lancer les premières mesures d’alerte. La transparence de l’information et la confiance dans les médias sont aussi déterminantes pour que les populations prennent au sérieux les recommandations de santé publique et acceptent les mesures de restriction auxquelles elles sont assujetties.
Or la crise sanitaire est marquée par des atteintes de plus en plus explicites aux libertés d’expression et d’information. Sous prétexte de lutter contre les « fausses nouvelles » et la désinformation, la tentation est grande de réprimer les journalistes qui enquêtent sur l’épidémie. L’Iran, le Venezuela, la Turquie ou le Honduras multiplient les restrictions d’informer, font pression sur les rédactions et ont procédé à des arrestations. Les cas de harcèlement, d’agression et de censure à l’endroit des journalistes couvrant le Covid-19 se multiplient dans la plupart des pays d’Afrique.
La Chine et l’Égypte expulsent des correspondants étrangers trop curieux. Aux États-Unis, la crise sanitaire est l’occasion, pour Donald Trump, de renforcer ses attaques contre les médias d’information et de diffuser des informations trompeuses via les réseaux sociaux et Fox News. En Afrique du sud, le gouvernement a promulgué une loi criminalisant la « désinformation » sur l’épidémie, comme tente aujourd’hui de le faire la Hongrie.
Le risque est grand que l’épidémie s’accompagne d’une érosion des libertés au-delà de la période d’intensité de la crise. Là où elles sont déjà mises en danger par les tentations illibérales, ces libertés pourraient connaître une régression encore plus forte, faute de garde-fous institutionnels (la justice, le contrôle parlementaire) et sociaux (les médias, la société civile). Trois risques majeurs se dressent devant nous.
Le premier est qu’une partie des mesures exceptionnelles adoptées dans le contexte d’une crise entrent dans le droit commun, au nom d’une menace sanitaire diffuse qui pourrait ressurgir à tout moment (les épidémies, les pollutions, le risque du bioterrorisme). La France ne fait pas exception à la banalisation de l’exception : deux ans après l’état d’urgence décrété dans le contexte des attentats de Paris, la loi du 30 octobre 2017 sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme réduisait les garanties protégeant les libertés publiques, en maintenant à l’écart le juge judiciaire de la mise en place et du contrôle des outils de sécurité. Cette inclination à la normalisation de l’exception, pointée par nombre de penseurs critiques (G. Agamben, T. Negri, E. Balibar) comme par les spécialistes du droit (P. Cassia, M. Goupy, D. Rousseau), est une tendance de fond de nos démocraties.
Le second risque est que les gouvernements profitent de l’effet de sidération collective provoquée par la crise pour administrer une « stratégie du choc » renforçant la société de surveillance. Identifiée par l’essayiste canadienne Naomi Klein à propos des réformes néolibérales, cette stratégie consiste, pour un gouvernement, à saisir l’occasion d’un grand bouleversement provoquant un choc psychologique (guerre, catastrophe naturelle, chute de régime…) pour engager des réformes radicales et les faire accepter comme évidentes, alors qu’elles auraient été considérées comme inacceptables auparavant.
De nombreux gouvernements pourraient profiter de l’exploitation actuelle des technologies de contrôle, de l’intelligence artificielle et de la robotique, justifiée au nom de la protection des populations, pour étendre une surveillance de masse fondée sur le traçage individualisé des personnes. Compte-tenu de la capacité exceptionnelle des entreprises technologiques et des sociétés contrôlant les données personnelles à entrer dans l’intimité de nos choix et de nos pensées pour prédire le moindre de nos comportements, il est fort à parier que des gouvernements chercheront à s’appuyer sur le « capitalisme de surveillance » (Shoshana Zuboff) pour anticiper, contrôler, voire orienter les mouvements des individus, pour le meilleur (la santé publique, la protection de l’environnement) et pour le pire (la surveillance panoptique de la vie des populations).
Les enjeux éthiques et juridiques relatives à la protection de la vie privée ne doivent pas être éludés.
Le dernier risque est qu’une grande partie des sociétés se mette à « aimer » la restriction de la liberté en ayant le sentiment qu’une telle restriction accroît la sécurité. Face à une perception des menaces globales qui ne cesse de s’accroître (dérèglement climatique, menaces terroristes, migrations non contrôlées, régimes instables, crises financières…), les citoyens peuvent consentir à renoncer aux droits et garanties protégés par leur constitution.
L’aspiration légitime à la sécurité, couplée à la demande d’efficacité publique, peut rapidement éroder le goût de la liberté. Elle peut conduire à préférer le pouvoir du chef et le conseil des experts à l’éthique de la discussion démocratique, de plus en plus vécue comme une source de division et d’incapacité. Elle peut aussi conduire à souhaiter la protection de nos vies par la « sécurité douce » des smart technologies et de la gouvernance algorithmique.
Face à ces risques, l’avenir proche nous dira si l’optimisme de la volonté peut vaincre le pessimisme de la raison. En effet, les crises majeures vécues comme des chocs sociétaux peuvent aussi provoquer, à leur sortie, une nouvelle façon d’envisager le bien public, la vie commune, les droits fondamentaux. La sortie de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale n’a-t-elle pas été l’occasion de repenser le contrat social autour d’un système de protection sociale à la fois universel et solidaire ?
Toutes proportions gardées, il convient dès à présent, alors même que le confinement est actif, d’entamer une réflexion sur la société démocratique que nous souhaitons pour demain. En France, les questions sociétales seront évidemment le grand enjeu de la reconstruction de l’après-Covid, mais les enjeux éthiques et juridiques relatives à la protection de la vie privée ne doivent pas être éludés. Comment penser, en-dehors des situations de crise, des dispositifs de protection collective qui puissent préserver la vie privée et les libertés ?
Les moyens technologiques se révèlent d’une très grande efficacité pour améliorer la connaissance des enjeux sanitaires, anticiper les problèmes de santé publique et développer les mesures de prévention des risques individuels de santé. La tentation est grande de faire entrer dans le droit commun tout un ensemble de mesures comportant un risque pour les libertés privées. L’évolution est déjà en cours.
`Dans le monde, les autorités sanitaires sont de plus en plus nombreuses à se connecter à des bases de données individuelles. En France, le Régime général de protection des données autorise la collecte et le traitement des données personnelles « pour des motifs d’intérêt public dans le domaine de la santé publique ». Le risque est donc réel que l’usage des données individuelles ne devienne une politique publique ordinaire, transformant la surveillance des risques sanitaires en surveillance des corps individuels, avec tout un ensemble d’informations possibles sur les modes de vie, les choix personnels, les appartenances territoriales où se concentrent tels ou tels types de populations ou de problèmes.
Dans tous les pays, notamment dans les moins regardant sur les libertés, une telle situation peut conduire à la stigmatisation de groupes sociaux et à des mesures individuelles arbitraires. Il n’y a aucune raison pour considérer la France immunisée contre ce risque. Il appartient à la société de se doter des moyens pour que les pratiques de surveillance sanitaire soient encadrées par le droit, proportionnées aux besoins publics, menées de manière transparentes, contrôlées par des autorités indépendantes, soumises à la réflexion éthique, et conformes aux chartes des droits fondamentaux. À ce prix, la protection de la santé publique ne sera pas une restriction de la vie privée. Elle en sera une condition.