Rediffusion

La revanche du corps

Philosophe

En faisant disparaître les visages et en maintenant l’éloignement des corps, le déconfinement progressif et les précautions pour éviter la « seconde vague » retardent douloureusement le retour à la normalité relationnelle de nos existences, dont nous avons été privés au début de la crise. L’intersubjectivité, rendant possible notre propre subjectivité, est entravée. Nous réalisons alors intimement que, n’en déplaise au mythe néo-libéral, nos corps ne sont pas de simples outils, mais bien le lieu et la condition même de notre être-au-monde. Rediffusion du 23 juin 2020.

À mesure que les semaines de confinement succédaient aux semaines de confinement, tandis que la maladie frappait et épuisait, la réalité incarnée de nos existences s’est imposée. Peu à peu, nous avons pris conscience de ces corps que nous devions à la fois protéger, contraindre et réconforter. Ce n’est pas tant que nous les ignorions jusque-là, mais ils étaient à notre service – pensions-nous, les outils utiles de nos vies quotidiennes. Avec l’enfermement, cette dimension pratique s’est effacée pour progressivement révéler le lien d’essence qui nous lie à nos corps. Au moins pour un instant, la crise aura ainsi modifié l’idée que nous nous faisons de notre condition humaine en ramenant au devant de sa définition notre foncière incarnation.

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Selon une tradition dualiste bien enracinée, nous considérons et éprouvons nos corps sous le double signe de leur instrumentalité et de leur efficacité. Ils sont la forme de notre présence, le moyen de nos actions, le véhicule de nos relations. Nous avons des corps que nous entretenons (ou pas) comme on entretient un engin indispensable. Pour certain·e·s, cela se traduit par le souci d’une alimentation équilibrée et d’une activité physique régulière, pour d’autres, rien de spécial pourvu que cela fonctionne bien, pour d’autres encore, bombance et excès en tous genres à la recherche du plaisir maximal. Perfectionniste, indifférent ou hédoniste, tout dépend en fait du degré d’exigence qui est le nôtre relativement à ce que nous attendons de nos corps ; tout dépend aussi et sans doute surtout des ressources et du temps dont nous disposons.

Si elle est ancienne, voire immémoriale, cette appréhension fonctionnaliste de la corporéité a pris une ampleur inégalée à mesure que se répandait le mythe néo-libéral de l’accomplissement personnel et de la concurrence inter-individuelle. Doté·e·s à la naissance de capacités physiques équivalentes, il nous reviendrait de faire fructifier ce capital pour le mettre au service de nos desseins, qu’ils soient professionnels ou intimes. Peu importe que les inégalités sociales de santé soient criantes, en France plus encore que dans les autres pays d’Europe occidentale, peu importe que les écarts entre classes populaires et classes supérieures en matière de recours aux soins et au bien-être soient flagrants, nous sommes tou·te·s sommé·e·s d’appréhender nos corps comme les vecteurs efficaces de notre engagement dans le monde, des vecteurs nécessaires mais subordonnés.

Nos corps nous sont soudainement apparus dans leur essentielle vulnérabilité, la possibilité de la maladie allant de pair avec celle de la mort.

Par un effet dont nous ne prenons peut-être pas la pleine mesure, la pandémie a ramené sur le devant de nos vies cette incarnation jusque-là maintenue à l’arrière-plan. En plus de la menace sanitaire qui est venue brusquement nous rappeler à notre condition mortelle, l’obligation à demeurer confinés a révélé le rôle essentiel du corps comme lieu et condition même de notre être-au-monde. Paradoxalement, c’est dans l’immobilité et l’isolement que la dimension existentielle de la chair s’est manifestée.

Nos corps ne sont pas de simples organismes que nous mettrions en mouvement comme des machines ; ils ne sont pas les objets de notre volonté ; nous n’avons pas de corps, nous sommes nos corps. « Mon existence comme subjectivité ne fait qu’un avec mon existence comme corps et avec l’existence du monde », écrit Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, 1945). La conscience que nous avons de nous-même, des autres et de notre environnement commun, tout comme le sens que nous donnons à ces trois dimensions subjective, relationnelle et objective, sont inséparables de notre expérience vécue de la corporéité. Pour le dire simplement, avec les mots du philosophe à nouveau, « le corps exprime l’existence totale, non qu’il en soit un accompagnement extérieur, mais parce qu’elle se réalise en lui ».

De cela, il découle que nous ne pouvons vivre indépendamment de ces autres qui, comme nous, sont immergés dans la réalité sociale et historique. Sujets incarnés, nous sommes aussi des êtres situés dans un temps et une société donnés, en même temps que des êtres relationnels indissociables de celles et ceux avec qui nous coexistons. L’intersubjectivité n’est pas contingente, elle est une expérience à la fois cognitive et existentielle. Dans la relation à autrui, qui est nécessairement interaction corporelle, j’accède non seulement au sens que le monde fait pour moi mais également au sens de ma propre existence.

C’est pourquoi les personnes soumises à un isolement forcé, comme les prisonniers, peuvent s’enfoncer dans une spirale qui leur fait perdre le contact avec le monde et avec eux-mêmes : anxiété, confusion, dépression, paranoïa, hallucinations… Le philosophe Shaun Gallagher a montré que le « confinement solitaire » produit une série de désordres et de souffrances que l’on peut caractériser comme des processus de dé-réalisation. L’absence de participation aux relations entre les êtres qui font le monde entraîne un effondrement du lien au réel et une dépersonnalisation. Progressivement, la capacité à marquer le passage du temps s’estompe, tout comme l’aptitude à se référer à soi en tant que sujet situé (doté d’une histoire) et jusqu’à la possibilité même d’une réflexion sur sa propre expérience.

Nous sommes nombreu·ses·x à avoir éprouvé, le plus souvent sous une forme mineure mais sans doute aussi de façon plus intense, l’un ou plusieurs de ces symptômes liés à ce que nous pouvons caractériser comme une disparition de soi. C’est ce qui fait de nous des sujets incarnés et reliés que le confinement est venu ébranler. Sur le versant corporel d’abord, nos corps nous sont soudainement apparus dans leur essentielle vulnérabilité, la possibilité de la maladie allant de pair avec celle de la mort pour nous rappeler que nous ne sommes décidément pas des machines mais bel et bien des êtres temporairement vivants. Il a souvent été souligné que le virus, quand il ne frappait pas les plus fragiles et les plus âgés, pouvait affecter des personnes « en excellente santé », sportives et jeunes. De quoi faire s’écrouler en quelques mots la croyance en notre capacité à nous forger des corps à toute épreuve.

Autre manifestation insupportable de cette atteinte portée à nos vies incarnées par la pandémie, l’interdiction qui nous a été faite de voir les personnes malades, de tenir leurs mains, de laver et de parer leurs corps, de les accompagner, jusqu’au bout. Pour la philosophe Vinciane Despret, ce terrible empêchement « laissera des traces d’inachèvement », car les rituels corporels et les cérémonies mortuaires « accomplissent la personne du mort », lui permettant ainsi de rester dans le collectif des vivants. Pour les personnes qui ont été privées des derniers moments de leurs proches et contraintes à des hommages hâtifs et restreints, il faudra absolument imaginer de nouveaux rituels pour leur donner l’occasion d’être enfin au plus près de leurs morts.

Avec la maladie et la mort, la sexualité est l’autre expression paradigmatique de notre condition incarnée. Selon la définition phénoménologique de notre existence en tant qu’elle est « incarnation perpétuelle », nous éprouvons un lien émotionnel et affectif constant à notre environnement ; les choses et les gens nous parlent, nous appellent, nous attirent. La rencontre amoureuse et sexuelle constitue de ce point de vue un paroxysme. Or, comme le montrent les premières enquêtes sur le sujet, si l’immense majorité des confiné·e·s solitaires n’ont logiquement pas eu de relations sexuelles du tout, ce fut aussi le cas d’un-cinquième des personnes en couple. Quant à celles et ceux qui ont pu continuer de faire l’amour, c’est à un rythme ralenti (moins de deux fois par semaine pour les trois-quarts d’entre elles et eux).

On sait que les femmes ont eu à assumer un cumul ahurissant de charges (domestique, mentale, parentale, éducative, émotionnelle, professionnelle) et on se doute que la chose n’a pas joué en faveur des ébats. Mais on peut aussi postuler qu’il y a eu des motifs proprement existentiels à cette moindre appétence sexuelle. Si dans le désir et l’amour se projette notre manière d’être à l’égard du monde, comme conscience et comme liberté, alors on comprend que le confinement ait pu tarir nos élans affectifs et sensuels. Immergés dans la lourde atmosphère de la mort qui rôde, soucieux de notre santé et de celle de notre entourage, obligés d’assumer des tâches démultipliées et répétitives, privés des rituels propices aux plaisirs (sorties culturelles ou festives) et sommés de respecter les trop bien nommés « gestes barrières » dans le cadre d’une socialité devenue létale, il ne nous restait plus beaucoup de disponibilité psychique ni physique pour jouir ensemble de nos corps. La question est maintenant de savoir combien de temps nous allons devoir accepter ce qu’Hervé Mazurel a qualifié ici-même de « triste désensualisation des rapports humains ».

S’il est vrai que nous sommes nos corps, alors nous allons devoir attendre encore un peu avant de redevenir des sujets pleinement incarnés.

Nous commençons de saisir a posteriori les effets de l’abandon forcé de nos rencontres interpersonnelles. Le grand désarroi des personnes âgées privées du contact d’avec leurs proches n’est qu’une des manifestations de la spirale dé-réalisante et mortifère créée par l’absence d’intersubjectivité. Si une majorité de personnes ont été confinées en couple ou en famille, reste que, pour un petit quart de la population, cette séquence a bel et bien été solitaire. Ce n’est pas seulement le plaisir des regards qui s’échangent et des peaux qui se touchent qui a disparu, c’est la possibilité de donner du sens au monde et à nos vies mêmes qui s’est évanouie avec la socialité.

Nous vivons dans l’illusion de l’autonomie personnelle, persuadés d’être des individus souverains et indépendants, sans comprendre que ce n’est que dans la relation à autrui que nous sommes véritablement autonomes et libres. Façonnée au travers des interactions sociales et des dynamiques intersubjectives, au niveau élémentaire des réponses émotionnelles et incarnées, l’autonomie est relationnelle. Dans l’intersubjectivité se joue en effet la possibilité d’une découverte de l’altérité qui est la condition de notre propre subjectivité. Voilà pourquoi le malaise que nous ressentons à ne pouvoir retrouver les autres qu’à distance et masqués est un malaise proprement existentiel. Dépossédés des modalités incarnées du lien à autrui, sans pouvoir ni toucher ni embrasser ni même sourire, nous endurons une injonction proprement inhumaine, presque plus pénible que les relations virtuelles que nous avons continué d’entretenir par écrans interposés.

En faisant disparaître les visages et en maintenant l’éloignement des corps, le déconfinement progressif retarde douloureusement le retour à la normalité relationnelle de nos existences. L’arsenal de mesures restrictives de liberté et anxiogènes empêche le plaisir d’être ensemble, la joie de s’attirer, l’exultation de la jouissance. S’il est vrai que nous sommes nos corps, alors nous allons devoir attendre encore un peu avant de redevenir des sujets pleinement incarnés.

Essayons de terminer toutefois sur une note moins désolante, car le confinement a pu avoir des effets corporels positifs. Parce que nous étions contraint·e·s à nous mouvoir dans des espaces restreints, empêché·e·s de nous projeter à l’extérieur, privés du contact quotidien avec autrui, nos corps ont pu redevenir ce qu’ils sont : nous-mêmes. Loin des regards qui nous évaluent, affranchi·e·s des injonctions qui nous façonnent, nous avons pu cesser de les considérer comme de simples enveloppes et nous laisser aller à les éprouver au rythme routinier des journées confinées. Le sentiment que certain·e·s ont alors pu avoir de « se retrouver » n’est pas sans lien avec cette expérience inédite d’un corps-à-corps avec soi-même.

La chose a sans doute d’abord été vécue par les femmes qui, soudainement débarrassées de la scrutation permanente qu’elles endurent depuis à peu près l’aube des temps, ont pu développer un nouveau rapport à leurs corps placé sous le signe de la liberté. Qu’elles abandonnent les routines inutiles (maquillage) ou pénibles (soutiens-gorge), ou qu’elles instaurent de nouveaux rituels choisis de part en part, ce moment confiné a peut-être été celui d’une exploration bénéfique, voire jouissive, de leurs corps. Toutes n’ont pas eu cette chance, et notamment pas celles qui ont dû gérer une vie de famille devenue incroyablement prenante et pesante (sans parler des femmes victimes de violences enfermées avec leurs agresseurs) mais, dans la plupart des cas, il a néanmoins été possible de lâcher le superflu et de nouer une relation plus immédiate et sereine à son corps, allégée du poids des normes dominantes. Pendant quelques semaines, le slogan féministe Our bodies, ourselves aura peut-être été plausible. La consolation est maigre mais elle n’est pas anodine.

 

Cet article a été publié pour la première fois le 23 juin 2020 dans le journal AOC.


Camille Froidevaux-Metterie

Philosophe, Professeure de science politique et chargée de mission égalité à l’Université de Reims Champagne-Ardenne