Interfaces reines et miroitements d’existences : l’image au temps du confinement
L’image s’étale sur les murs d’une station de métro parisienne : une femme, assise sur son lit, une tablette sur les genoux. Sur la tablette, la photographie de ses genoux nus qu’un amant, en réalité absent, embrasse. Cette affiche publicitaire post-confinement, mettant en avant une marque de préservatif et l’injonction de se retrouver, exprime du confinement quelque chose de particulier : cette période, pendant laquelle les écrans ont contenu tous les aspects, qu’ils soient professionnels, amicaux, amoureux, familiaux, de nos vies, a été le théâtre d’un renversement.
Pendant deux mois, il n’y a eu d’existence qu’à travers les interfaces. Il n’y a eu que des images d’existence. La nature de ce qui est montré sur la tablette est ici aisément reconnaissable : il n’y a aucun doute sur le fait qu’une photographie soit une image. Il semble plus compliqué pour nous d’admettre qu’à chaque instant de la navigation, toute interface numérique possède elle aussi les attributs d’une image. De là sa puissance inédite d’absorption.
La trajectoire formelle des interfaces voit ressurgir, à chaque nouvelle tendance, un type antérieur d’image. En 1983, l’interface de l’Apple Lisa, l’un des premiers ordinateurs personnels, est un bureau sur un bureau. Les images y miment le familier – corbeille, dossier, fenêtre, page – en l’incluant dans une structure propre à l’ordinateur ; système de représentation arbitraire mais qui facilite l’utilisation de la machine, dont il n’est ainsi pas nécessaire de connaître le fonctionnement interne. L’utilisateur désirant se débarrasser d’un document le glissera intuitivement dans la corbeille.
Parallèlement, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et pendant les décennies qui suivent, les universitaires américains, tel Vannevar Bush auteur de l’article As We May Think (1945), façonnent la vision d’une architecture virtuelle dédiée à l’expansion du savoir qui débouche en 1993 sur la mise à disposition grand public du WWW World Wide Web, système hypertexte de transfert de données. Hyper-: préfixe qui exprime l’excès, le plus haut degré. À travers ce territoire ouvert, qui ne représente qu’un possible d’Internet, les interfaces s’inspirent de l’apparence des premiers objets culturels que les chercheurs ont fait migrer en masse vers les disques mémoires de la machine : les livres.
On s’y déplace de manière anonyme, comme les arpenteurs discrets des bibliothèques. Les sites sont à l’époque des ensembles de pages agencées selon le modèle du papier à lettre à en-tête, logo placé en haut à gauche. Dans une phase plus tardive, l’ensemble de pages devient minoritaire face à la tendance du scroll infini, qui s’inscrit directement dans la descendance d’un ancêtre du livre, le rouleau. To scroll (v. circa 1600) « To write down in a scroll ». From scroll (n. circa 1400) « Roll of parchment and paper »
Contenant les interfaces, l’écran, en tant qu’objet, fait cadre – le cadre étant la condition première de toute représentation.
2007, basculement. La prolifération phénoménale de l’iPhone relaie l’hyper textuel au second plan. Son écran d’accueil se met subitement à refléter un principe interne, celui du programme. Un programme informatique, selon le modèle adopté dans les années 70, s’exécute de la première à la dernière ligne en traversant des structures de contrôle successives, dans lesquelles il s’arrête afin d’effectuer des rondes qui déterminent la suite de ses actions. Et tout à coup l’on peut dire : ce que vous tenez entre vos mains relève moins du texte que de l’image, même s’il s’agit d’une image de texte.
Comme au Moyen-Âge, où l’art de la mémoire s’appuyait sur une série de lieux imaginaires, l’interface de l’iPhone systématise la présentation tabulaire des applications. Nous nous trouvons en face d’une multitude d’espaces dans lesquels pénétrer, vagabonder. Si les époques inventent des images qui correspondent à leur rapport au monde, la résurgence d’une forme n’implique bien entendu pas un dessein commun. Le Moyen-Âge voit se développer un art de cultiver la mémoire, d’intégrer un ordre des choses dans un cosmos stable et ordonné, où tout est séculairement à sa place. L’homme de la Renaissance invente la perspective, développe un art d’imposer un ordre des choses dans un monde où il est la figure centrale, où il ordonne l’Histoire.
L’interface de l’iPhone est le reflet symptomatique de l’inclusion, dans un espace jusque-là sans frontières, des structures de contrôle et de régulation de la société contemporaine. On se déplace d’application en application comme dans un gigantesque centre commercial sous contrôle. Car la promenade a un coût, même si l’on n’achète rien : perte totale de l’anonymat, acceptation de facto du « format propriétaire » (ce format de données dont les spécifications sont définies et contrôlées par des intérêts privés). En matière d’interface, la neutralité a été balayée, la gratuité est un leurre, le format est porteur d’une vision du monde précise, imposée. L’utilisation de tout type d’application implique, pour l’utilisateur, l’intégration inconsciente de cette vision.
Dans sa qualité essentielle, l’interface, objet multimédia, suppose le textuel, le visuel et le sonore. Or, notons que l’aspect sonore a été relégué à l’arrière-plan dans nos navigations quotidiennes. Un navigateur comme Google Chrome, par exemple, empêche le déclenchement automatique du son, jugé trop intrusif pour l’utilisateur. La combinaison centrale est avant tout textuelle et visuelle, comme dans la tradition renaissante des emblèmes, où texte et image composent un ensemble parfait et complémentaire puisque l’un et l’autre ne se comprennent pas sans le second terme. L’image se faisait déjà en relation : elle était un montage, une opération. Suivant un mécanisme similaire, le sens des éléments que nous percevons sur les écrans est altéré par les attributs qui les entourent. L’image précédente s’ajoute à l’image suivante et du nombre de likes dépend l’éclat de ce qui est perçu, parce qu’il ne se situe pas hors-cadre : il est dans l’image.
C’est le blanc, ou le noir, ou, de manière générale, l’espace inemployé, inoccupé, le vide fécond de l’interface, qui permet aux fragments d’entrer en résonnance. Il en est le liant, l’opérateur arithmétique. En quittant l’Occident et la modernité pour s’intéresser à la peinture chinoise traditionnelle, on s’aperçoit que le vide, signe éminemment agissant, est reconnu comme élément plastique sine qua non. Faisant à leur tour place au vide, les interfaces se dépouillent donc progressivement de tout élément graphique superflu les empêchant de fonctionner comme une unité. Les fragments qui demeurent, images, mots, nombres, sons, en tant que véhicules de sens, sont de même nature, et c’est leur mise en relation dans l’espace (coexistence à l’écran) et dans le temps (séquence de navigation) qui définit le système de représentation qui nous colle à la peau – celui des interfaces.
Contenant les interfaces, l’écran, en tant qu’objet, fait cadre – le cadre étant la condition première de toute représentation. Pour le critique d’art et théoricien Clement Greenberg, il est « une des conditions de possibilité de la contemplation du tableau, de sa lecture et, par-là, de son interprétation. […] Le cadrage du tableau est donc la condition sémiotique de sa visibilité, mais aussi de sa lisibilité ». Autrement dit, il permet la mise à distance. Les écrans-cadres qui tiennent dans nos mains disposent d’une élasticité plastique très particulière, celle de l’amplitude que nos mouvements leur confèrent. On passe du format portrait au format paysage, d’un type d’écran à un autre, et l’image suit, volatile, quittant un terminal pour apparaître ailleurs, réagencée. L’image nous suit.
Dans une série de publicités futuristes réalisée par Corning (une entreprise spécialisée en science des matériaux) en 2011, les objets du quotidien sont recouverts d’une fine couche de verre comme d’une seconde peau, pouvant ainsi accueillir l’image-interface. Les fenêtres d’une chambre, un plan de travail, le tableau de bord d’une automobile. Dix ans plus tard, force est de constater que l’image est en capacité de s’extraire du cadre pour s’insinuer dans chaque recoin de nos existences, faisant ainsi du hors-cadre son nouveau cadre. Difficile dès lors de la maintenir à distance.
Avec l’image-interface, on peut se perdre dans le film ou la photographie de notre propre image, en une absorption radicale.
Autre aspect notable de cette transformation de l’image par l’interface : l’évolution du rapport entre l’image et celui qui la regarde. Une certaine puissance d’absorption est inhérente à toute image. Décrivant le corps du spectateur de l’image-cinéma, Roland Barthes le dit double, à la fois « narcissique et pervers » (En sortant du cinéma, 1975). Il se noie dans l’image du film, et, simultanément, en est rejeté. Dans la peinture traditionnelle chinoise, le vide et la négation du cadre agissent sur celui qui regarde en l’incluant dans l’espace de la représentation. Il y a la montagne et il y a les nuages, il y a cette tension qui circule et qui saisit le spectateur, qui devient fragment de l’image. Avec la perspective qui s’impose à la Renaissance, l’œil s’accroche furieusement à la toile, fasciné par son pouvoir de modeler le monde.
Mais dans ces formes l’écran agit encore comme un écran, une paroi, un objet qui s’interpose. L’interface en revanche est totalement perméable, elle est ouverture, passage, et fait entrer celui qui regarde dans l’espace de la représentation. Il y avait les toiles de Mark Rothko puis il y a eu les salles remplies de fumée colorée d’Ann Veronica Janssens et tout à coup, celui qui était jusque-là spectateur se déplace à l’intérieur de l’image, laissant sa trace dans la masse d’air. Avec l’image-interface, l’écran ne fait plus écran, le spectateur plonge dans la représentation, son passage façonne le nuage de données, la représentation se déforme et se reforme autour de lui. La représentation se referme sur lui. A été créé, au moyen de la collecte massive de données personnelles, son double numérique.
Deux images côte à côte : Jeune Fille se coiffant (estampe), Hashiguchi Goyō, 1920 / A Day Made of Glass (trente-huitième seconde d’une vidéo publicitaire), Corning, 2011. Première image : devant un fond uni, le visage légèrement incliné vers la gauche, une femme se peigne. Le col un peu lâche de son habit manifeste une langueur intime qui s’étend à l’espace dans lequel elle se trouve. Une chambre peut-être, une salle d’eau. À gauche de la surface, des caractères, un sceau, closent l’étendue de l’image. Seconde image : devant un fond uni, le visage légèrement incliné vers la droite, se tenant les cheveux, une femme fait ses ablutions. L’habit est également lâche ; elle est en pyjama, dans sa salle de bain. À droite, sur le miroir écran, des fragments d’images, de textes, partagent son intimité. Entre ces éléments et l’image de femme le vide circule : l’écran absorbe le reflet humain. Un reflet est, en physique, l’image virtuelle formée par la réflexion spéculaire d’un objet sur une surface. Je regarde cette seconde image et me demande quelle est la réalité physique de ce miroir, et quelle est, sur le réel, l’action de cette image libérée de tout support, à même de faire de tout son support.
Je pense aux filles que je voyais, pré-confinement, se maquiller dans le métro le matin, qui se servent de leurs téléphones pour travailler leurs visages. Elles ne se trouvent pas devant des surfaces réfléchissantes qui ne gardent aucune trace du rayon optique qu’elles renvoient mais en face d’appareils qui leur renvoient ce qu’ils capturent. Elles se regardent et l’instant suivant elles consultent leurs mails, traversent les réseaux, se perdent dans ces miroitements d’existences qui se déploient toutes dans un même espace, à l’intérieur d’un même cadre, et s’agrègent dans le temps de la navigation. Miroiter : réfléchir la lumière en produisant des effets scintillants. Faire miroiter : proposer quelque chose de manière à séduire.
Avec l’interface l’image change de nature : ce n’est plus l’image reflétée par le miroir (principe optique), ce n’est plus l’image projetée du cinéma, ni bien sûr l’image peinte, c’est une image produite, composée par un appareil, une photographie ou un film en temps réel de nous-même, que l’on peut se faire passer à l’infini. L’image-interface est fascinante parce qu’elle réunit les types d’absorption des images précédentes, elle condense les propriétés du miroir, du tableau et de l’image-mouvement. L’interface modifie donc une fois encore la nature même de l’image, et donc notre rapport à elle : avec l’image-interface, on peut se perdre dans le film ou la photographie de notre propre image, en une absorption radicale. On peut se demander alors si le corps du spectateur continue d’être double.
En entrant dans le confinement, la perte de repères aurait pu être totale. Mais à chaque instant nous pouvions nous tourner vers ces écrans-miroirs qui nous renvoyaient l’image d’un monde, d’un monde-images, monde prétendu. À partir de la fin des années 40, le concept autour duquel s’organise la science des analogies maîtrisées entre organismes et machines, définissant le futur de systèmes de communication tel que celui régi par les ordinateurs, est celui de la rétroaction. La rétroaction est l’action en retour d’un effet sur sa propre origine : la séquence de causes et d’effets forme donc une boucle dite boucle de rétroaction.
Entre l’être et le reflet qu’il perçoit dans l’écran-miroir, la boucle se fait de plus en plus courte, jusqu’à ce que le manque d’ampleur du mouvement circulaire empêche toute mise à distance. Il n’est alors plus rien d’autre que ce que l’écran lui montre de lui. Les images occupent toujours une fonction dans leurs époques. Notre époque est celle de la sommation identitaire, de l’obligation de se définir. Dans cette dynamique, les interfaces numériques provoquent une assignation de l’individu à l’image qu’il crée de lui. Barthes sortait du cinéma, il quittait la salle – que faisons-nous ?