Enseignement supérieur

Sauver le Conseil national des universités pour préserver l’autonomie des universitaires

Politiste, Politiste

Adoptée le 9 novembre en Commission mixte paritaire, la Loi de programmation de la recherche (LPR) aborde la dernière ligne droite de son parcours législatif. Parmi ses dispositions, l’article 3 prévoit de restreindre la procédure de qualification par le Conseil national des universités, et d’autoriser donc les recrutements hors-CNU. L’objectif affiché est de favoriser l’apparition d’universités plus autonomes, libres et responsables. Dans la réalité, elle risque de démanteler le statut national des enseignants-chercheur, et donc d’attenter à l’autonomie et à l’exigence de la recherche.

Dans quelques jours devrait être adoptée par le Parlement la nouvelle Loi de programmation de la recherche (LPR) dont l’orientation générale, et plusieurs articles en particulier, soulèvent l’indignation de la communauté universitaire. L’une de ses dispositions vide de son contenu la principale fonction exercée par le Conseil national des universités (CNU), instance représentative, collégiale et paritaire, établie à la Libération pour reconstruire un système public d’enseignement supérieur à la fois autonome et exigeant.

publicité

Quel est l’enjeu ? La LPR prévoit de restreindre la procédure nationale dite de « qualification » des candidats aux métiers d’enseignant-chercheur. Depuis 1945, cette procédure conduite par le CNU constitue la première étape dans le parcours de recrutement des enseignants-chercheurs. Elle prend la forme d’une « évaluation par les pairs », menée sur des critères scientifiques et pluralistes. Une fois « qualifiés » au niveau national, les candidats peuvent ensuite se présenter sur des postes ouverts dans les universités où, au cours de cette seconde étape, ils sont recrutés par des comités de sélection.

La première étape de qualification peut être comparée à une étape d’admissibilité nationale dans un concours de recrutement se déroulant en deux temps, en donnant bien évidemment aux universités le choix final du recrutement. L’étape nationale de la qualification inscrivant les candidats sur une liste d’aptitude – comme dans la plupart des concours de la fonction publique – est parfaitement légitime, puisque les enseignants-chercheurs sont gérés selon un statut public national et, à ce titre, sont recrutés comme fonctionnaires de l’État et non comme salariés de leur université.

Dans sa longue tribune publiée dans Le Monde du 13 novembre, Frédérique Vidal se garde bien de le rappeler. Lorsqu’elle évoque notamment l’absence d’une qualification pour postuler aux grands organismes de recherche (CNRS, INSERM…), elle passe sous silence le fait que ce recrutement est opéré par un jury national pour partie élu dans une procédure à double niveaux, et que les chercheurs sont des salariés de leur établissement.

Les attaques actuelles contre l’université et les libertés académiques montrent à quel point le statut de fonctionnaire est une garantie majeure de l’indépendance de l’enseignement supérieur vis-à-vis des pressions d’où qu’elles viennent. Rendre les universitaires exclusivement dépendants de la direction de leur établissement pour leur recrutement et leur promotion et, demain peut-être, pour leur salaire, c’est ouvrir la voie aux pressions de tous ordres, politiques autant qu’économiques, comme l’illustrent le cas des universités anglo-saxonnes.

L’objectif de la limitation de la procédure de qualification est de provoquer une petite secousse sismique dont le but est de susciter un effondrement de plus grande ampleur.

C’est précisément l’objet de l’article 3 de la LPR qui prévoit de restreindre la procédure qualification par le CNU. Comme il aurait été politiquement périlleux de faire disparaître cette procédure plébiscitée par l’immense majorité de la communauté universitaire, le gouvernement a choisi une méthode de démantèlement invisible : il enfonce un petit coin dans le système afin que celui-ci s’effondre de lui-même en quelques années. Comment ? Premièrement, en remplaçant le régime unique de recrutement des enseignants-chercheurs par des règles différentes selon les corps. La loi autorise en effet un recrutement hors-CNU pour les professeurs des universités, tout en maintenant la qualification pour les candidats aux postes de maîtres de conférences, le tout mâtiné d’une « expérimentation » permettant aux universités de tester l’opportunité d’un recrutement sans qualification pour les maîtres de conférences.

Deuxièmement, en créant un nouveau statut échappant à toute procédure d’évaluation nationale par les pairs : les professeurs recrutés par contrat sur des « chaires juniors ». Présentés aujourd’hui comme des exceptions pour donner de nouveaux leviers de recrutement aux universités, l’objectif est ici que se généralisent des offres d’emploi diverses proposées par les établissements. La prolifération de ces contrats divisera très rapidement le corps enseignant en deux catégories distinctes, l’une recrutée sans filtre national, sur des critères locaux et sur une base contractuelle, l’autre recrutée par une procédure plus rigoureuse d’évaluation scientifique, octroyant un statut de fonctionnaire.

Ne nous y trompons pas. L’objectif de la limitation de la procédure de qualification est de provoquer une petite secousse sismique dont le but est de susciter, en quelques années, un effondrement de plus grande ampleur. Ce qui se cache derrière cette réforme est le démantèlement du statut national des enseignants-chercheurs et le passage à un système d’emploi contractuel maîtrisé par les universités.

Ce choix est parfaitement cohérent avec les préférences qui dominent l’esprit des réformateurs : d’un côté, affaiblir le système national de gestion des carrières fondé sur l’évaluation par les pairs, dans le cadre de procédures collégiales menées au sein de chaque discipline scientifique (modèle du CNU) ; de l’autre côté, renforcer l’autonomie des universités en créant un système concurrentiel où chaque établissement pourrait recruter à sa guise des enseignants et des chercheurs sur des postes « hors-CNU », contractuels ou de statut public, échappant à l’évaluation des pairs de la discipline et à tout principe de régulation nationale des carrières. Pour cette raison, la réforme est fort logiquement applaudie et activement soutenue par la Conférence des présidents d’université (CPU), instance représentative des établissements, seule organisation véritablement écoutée par la ministre.

Nous, enseignants-chercheurs, savons très bien dans quelle direction nous emmène cette réforme. Elle nous conduira bien loin de l’idéal vanté par les sénateurs à l’initiative de l’amendement anti-CNU de la LPR : un système où les universités autonomes, plus libres et plus responsables, seraient incitées par une saine compétition entre établissements à recruter les meilleurs enseignants-chercheurs selon des procédures justes et vertueuses. Cette conception idéalise le modèle libéral des universités américaines, dont l’attractivité repose sur quelques universités privées prestigieuses et dont on préfère cacher les réalités moins avouables : un enseignement supérieur à plusieurs vitesses, une majorité d’universités publiques déclassées, des droits d’inscriptions exorbitants, un endettement des étudiants devenu insoutenable.

La suppression de la qualification n’apporte aucune réponse à la préservation d’un minimum d’autonomie des disciplines scientifiques

La suppression de la procédure de qualification nationale ouvre en effet non seulement la voie au démantèlement du statut, mais elle ne peut que renforcer un « localisme » déjà répandu dans les universités, c’est-à-dire le recrutement privilégié de candidats présents dans l’établissement, selon des critères d’interconnaissance qui défavorisent les candidatures externes de qualité. Actuellement, les demandes de création ou d’ouverture de postes, la définition des profils de poste, la composition des comités de sélection (y compris la nomination des membres extérieurs) sont entièrement à la main des établissements, ce qui peut déjà conduire à certaines dérives connues dans le milieu sous l’expression de « postes à moustaches », c’est-à-dire dont le profil est à ce point spécifique qu’il aboutit de facto à réserver le poste à un seul candidat.

Dans les négociations tendues, en raison de la rareté de la ressource, qui conduisent à ouvrir un poste au recrutement, la ministre fait mine d’ignorer que de nombreuses disciplines ou sous-disciplines sont en position de faiblesse à raison de leurs effectifs ou de leurs objets réputés moins attractifs. Beaucoup d’entre elles disposent souvent de marges de manœuvre assez étroites pour faire valoir leurs besoins par rapport aux stratégies d’établissement axées sur des orientations très générales favorables aux grandes disciplines et aux programmes de recherches réputés les plus pourvoyeurs de financements sur projet. L’existence d’un vivier de docteurs ou de maîtres de conférences qualifiés constitue pour elles un argument de poids pour convaincre les universités de maintenir les postes existants.

La suppression de la qualification n’apporte aucune réponse à la préservation d’un minimum d’autonomie des disciplines scientifiques dans un pays où les régulations professionnelles opérées par les sociétés savantes restent faibles. Les disciplines évoluent et se développent par quantité de canaux (des associations disciplinaires nationales et internationales, des revues, des manuels, des laboratoires et des programmes de recherche…), mais elles n’existent pas sans des professionnels dont la possession d’un minimum de compétences communes est reconnue par leurs pairs.

La première étape passe bien sûr par la thèse de doctorat, mais aussi par l’enseignement de la discipline et la socialisation dans un laboratoire de recherche et une école doctorale. C’est cela que vérifie et atteste la procédure de qualification. S’assurer que la thèse soutenue ne l’a pas été devant un jury de complaisance, qu’elle correspond aux critères scientifiques attendus, que les candidats ont soumis leurs travaux au jugement des pairs (lors de la sélection d’articles par les revues à comité de lecture ou par les comités scientifiques de colloque), n’est pas un acte de censure ; c’est la condition minimale pour qu’une discipline continue d’exister et de se développer. Cela est également vrai pour le passage du grade de maître de conférences à celui de professeur des universités, dès lors que les « habilitations à diriger des recherches » dont se prévalent les candidats (titre universitaire postdoctoral obtenu sur présentation d’un travail de recherche) ont des contenus très variables et ne sont soumises à aucun standard scientifique.

Le raisonnement selon lequel, mises en concurrence, les universités se montreraient spontanément vertueuses et, donc, recruteraient les meilleurs candidats dans les meilleures conditions de recrutement, se heurte à la réalité de la vie des établissements et aux situations très inégales dans lesquelles se trouvent les disciplines. C’est aussi pour cela que la procédure de qualification demeure un garde-fou indispensable pour maintenir un système d’enseignement supérieur de grande qualité, que seule une instance nationale élue par les pairs est aujourd’hui en mesure d’exercer.


Frédéric Sawicki

Politiste, professeur de science politique à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP-CNRS)

Olivier Nay

Politiste, Professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne