Santé

Vaccins : le grand emparement

Sociologue

L’Organisation mondiale de la Santé a publié mardi 2 mars la liste d’une première série d’attributions de vaccins aux pays du dispositif Covax. Mais ce dispositif n’est qu’une vitrine qui cache en réalité un « échec moral catastrophique », selon l’OMS, des stratégies nationales d’emparement des doses, un régime pharmaceutique obsédé par la propriété intellectuelle et la captation des flux, quand il devrait prendre en charge la répartition équitable des soins. À cette confiscation par le capitalisme sanitaire mondialisé doit répondre une reconquête des capacités régionales de production, d’innovation et de régulation.

Il y a quelque chose de pourri dans le royaume pharmaceutique. Comment expliquer autrement le scandale que constitue la répartition actuelle des doses vaccinales dans le monde et le fait que 10 pays se soient appropriés 75 % des vaccins disponibles ? Les laboratoires sont pleinement acteurs de cette situation : Moderna, qui a pourtant reçu près d’un million de la part de CEPI [Coalition for Preparedness Innovations, ndlr], un fonds collectif de financement, n’a aujourd’hui encore aucun accord de distribution avec des pays classés parmi les plus pauvres. Cela va absolument à l’encontre des exigences de CEPI, dont les financements engagent les entreprises à distribuer les vaccins de façon équitable et non en répondant au plus offrant.

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Mais les laboratoires ne sont pas seuls incriminés. Les pays riches sont aussi au premier rang des responsables de cette situation, en accommodant systématiquement les efforts collectifs à leur intérêt. Le Canada, l’un des dix pays les plus riches au monde, doit recevoir 1,9 millions de doses par le biais de Covax (un dispositif supposé bénéficier aux pays les plus pauvres). Les autres pays du G7 n’ont même pas pris cette peine, trop occupés à acheter et à préempter des doses en contournant Covax – les États-Unis de Trump s’étant par exemple tout simplement retirés du dispositif.

L’Organisation mondiale de la Santé a qualifié cette situation d’échec moral catastrophique en janvier, mais cela ne semble pas changer grand-chose, tant les firmes et les pays les plus riches semblent déterminés à accaparer la production mondiale de vaccins. L’indignité de la situation a au moins le mérite de clarifier ce qu’il y a de profondément corrompu dans le capitalisme sanitaire mondialisé – un régime obsédé par la captation des flux quand il devrait prendre en charge la répartition équitable des soins.

Voyons plutôt. Malgré les déclarations tire-larmes du président Macron sur l’importance pour les pays riches de donner une part de leurs stocks de vaccins aux plus pauvres, les faits parlent d’eux-mêmes : les économies dominant le marché mondial se sont tout simplement emparées des doses disponibles avec l’aide de l’industrie. Il est pourtant clair que la lutte contre le virus passe par une vaccination généralisée, et les risques de contagion accrus avec les mutations du virus rendent cela d’autant plus urgent. Cette situation est-elle un effet du « nationalisme vaccinal », comme on l’entend ici ou là, ou bien la conséquence inéluctable d’une gestion marchande des biens de santé, ou encore une combinaison d’égoïsmes nationaux et d’intérêts privés ?

Les ressorts de cette situation aberrante sont mis en évidence par les principales barrières à un accès équitable aux vaccins à l’échelle mondiale. Au cœur de ce système, de nombreuses voix dénoncent la centralité de la propriété intellectuelle. C’est avant tout parce que les firmes détentrices des formules des vaccins refusent de les partager que la production actuelle demeure si réduite. Mais la suspension des brevets ne serait pas suffisante pour changer la donne, car elle s’accompagne d’un ensemble de problèmes. En témoignent les difficultés des pays mêmes où opèrent les firmes détentrices des brevets à se procurer des doses.

À faire l’inventaire des raisons de l’injustice profonde de la situation, il apparaît que certaines raisons sont directement liées aux brevets, comme c’est le cas de l’absence de transparence sur la négociation des prix. Ceux-ci s’envolent aux dépens des pays dont la marge de négociation est plus faible. Plusieurs pays en développement (l’Afrique du Sud, l’Ouganda) finissent par payer le vaccin beaucoup plus cher que les pays les plus riches, ce qui implique un accès à moins de doses, voire pas d’accès du tout. D’autres problèmes sont liés de façon plus indirecte à la propriété intellectuelle : c’est le cas des capacités de production qui reposent sur un transfert de technologies.

En effet, il ne suffit pas de suspendre un brevet pour fabriquer un médicament de manière automatique. Il faut également transférer des savoir-faire, des techniques, et dans la situation actuelle le moindre retard se traduit par des mois de délai. Les capacités de production donnent un avantage certain aux pays qui en disposent, dans la mesure où de nombreux gouvernements se réservent la possibilité de contrôler voire d’interdire les exportations dans l’intérêt de leur population, encore une fois au détriment des pays ne disposant pas de telles ressources. C’est aussi le cas du travail de régulation : les autorités mieux dotées des pays riches leur ont permis d’accéder plus rapidement au vaccin. C’est enfin le cas des capacités de distribution, de transport et de stockage. La situation actuelle révèle ainsi l’importance, pour garantir un accès équitable, d’aspects mésestimés du capitalisme pharmaceutique, en tant que capitalisme de « chaîne de distribution » (Anna Tsing).

Circulabilité vs captation

En particulier, la crise actuelle met en évidence une dynamique contradictoire des marchés pharmaceutiques, qui repose sur l’articulation entre « circulabilité » des marchandises et « captation » des flux. D’un côté, il s’agit de mettre sur le marché le plus grand nombre de produits pour accumuler le maximum de valeur. En conséquence, l’architecture des marchés pharmaceutiques vise à accélérer tant et plus l’innovation, la mise sur le marché, la production et la distribution des produits pharmaceutiques. Cela est manifeste dans le rôle rempli par les autorités de régulation : leur rôle n’est pas de limiter la mise en vente de produits, mais bien de faciliter l’accès au marché des marchandises candidates, en maintenant autant que possible la confiance dans leur qualité et leur efficacité. L’avantage des pays riches est évident dans ce domaine car leur infrastructure de circulabilité est beaucoup plus puissante que celle des pays pauvres.

Mais de l’autre côté, un enjeu essentiel du régime pharmaceutique repose sur la captation des flux une fois que ceux-ci s’écoulent. L’activité de production a été massivement délocalisée, et l’énergie des firmes qui dominent le marché est consacrée à garder la mainmise sur les flux de marchandises et la valeur qu’ils représentent. Cet exercice de captation s’effectue par le contrôle des sites de production (qui a le droit de produire ?), des canaux de transport (qui peut distribuer ? qui peut stocker ?) et plus généralement des règles de circulation (quels sont les médicaments autorisés à circuler et vers quelle destination ?). Il n’est pas anodin que les premiers vaccins mis sur le marché requièrent des dispositifs de stockage coûteux et compliqués à acquérir : la captation passe par la maîtrise des moyens de circulation, et les pays les plus riches en bénéficient.

En temps normal, la contradiction entre circulabilité et captation n’est pas, ou peu, problématique : le contrôle des firmes et des États riches sur les flux semble « naturel » car fondé sur des critères « objectifs » de qualité, d’efficacité ou de sécurité sanitaire. Mais en temps de crise, les enjeux soulevés par cette articulation prennent le pas sur le reste : le contrôle exercé à des fins de captation va à l’encontre de la circulabilité car d’une part il limite la mise sur le marché, la fabrication et la distribution d’un nombre suffisant de vaccins, et car d’autre part les instances captatrices les plus puissantes détournent les flux à leur profit en excluant ostensiblement les autres.

Il en résulte que les populations, les institutions de santé publique et les gouvernements ne savent plus à quelle autorité s’en remettre pour réintroduire de la circulabilité et contrer les effets de la captation. Cela peut se traduire par la formation de nouvelles alliances et par la reconnaissance de nouvelles formes de légitimation des biens. Par exemple, dans un contexte européen cacophonique, certains gouvernements ont fait le choix d’aller voir ailleurs. Cela peut aussi impliquer la recrudescence de produits non contrôlés ou de qualité douteuse : dans un certain nombre de pays on a vu se multiplier les faux traitements (chloroquine, remdesivir), les faux gels hydroalcooliques, et plus récemment de faux vaccins ont fait l’objet de saisies.

De ce point de vue, la crise traversée actuellement par les marchés pharmaceutiques est celle d’un régime « logistique » dans lequel les problèmes d’accessibilité, de droit et de capacité industrielle (innovation, production et distribution) doivent être posés ensemble et à partir d’une échelle internationale. Elle manifeste d’ailleurs à bien des égards les mêmes problèmes et les mêmes contradictions que les récentes pénuries de masques, de réactifs, de respirateurs, qui se sont traduites elles aussi par des inégalités d’accès et des injustices. Par extension, les épreuves traversées actuellement par le secteur des biens de santé ne font qu’exprimer les travers plus généraux d’une organisation logistique du monde qui a mis au centre de ses préoccupations la production de plus-value par la gestion des flux – et non la réflexion sur l’apport des marchandises au bien-être mondial. Le drame de la logistique pharmaceutique rejoue ainsi en miniature celui du pouvoir logistique comme mode contemporain de gouvernement.

Reconquérir le capitalisme logistique

Les possibilités d’action face à cette situation sont de plusieurs ordres, dont certaines sont déjà à l’œuvre, comme la demande en cours d’une suspension des brevets pour répondre aux besoins de la pandémie. Il est aussi urgent de renforcer les processus de mise en commun de brevets, à l’instar du dispositif C-TAP qui n’a pour le moment pas été mobilisé, et les fonds de mutualisation d’achats tels que Covax. Pour ce faire, il serait naïf de s’en remettre à la bonne volonté des détenteurs de droits, qui se démènent actuellement pour qu’on ne touche pas à la propriété intellectuelle telle qu’ils l’ont définie, c’est-à-dire dans leur intérêt.

Mais encore une fois, la propriété intellectuelle n’est pas le seul obstacle à un accès plus équitable. De fait, les pays les plus protégés de la pénurie vaccinale ont été ceux qui disposent de capacités de production ou de distribution pharmaceutiques. Il ne faut donc pas s’arrêter à faire tomber la propriété intellectuelle, il faut encourager la construction de capacités régionales de production, d’innovation et de régulation. Ce travail est à la fois urgent pour répondre à la pandémie, et nécessaire pour répondre aux enjeux à venir de la santé publique internationale. Si la santé est bien devenue globale, alors il faut mieux répartir les moyens de soigner pour éviter de futurs désastres.

Plus généralement, il faut donc reprendre de manière collective le pouvoir sur les opérations de circulabilité et de captation des flux, pour faire en sorte que celles-ci ne soient plus systématiquement mises en œuvre par les mêmes acteurs et au service des mêmes intérêts. Il faut bâtir de nouveaux pôles de production, de nouvelles instances de mise en circulation, qui correspondront à de nouvelles directions de flux. Les pays riches et les grandes multinationales seront certainement peu enclins à contribuer à un tel programme, mais c’est cette internationale des flux à laquelle il faut donner forme : elle éviterait que le revers des biens qualifiés d’« essentiels » soit la fabrication de populations superflues.

 


Mathieu Quet

Sociologue, Directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement et membre du Centre Population et Développement (Ceped)

Mots-clés

Covid-19