Quelle légitimité pour nos gouvernants en période Covid ? Et jusqu’à quand ?
La crise de légitimité du politique est un thème structurant de la littérature critique et du débat contemporain. L’érosion de la confiance dans nos représentants suscite un débat récurrent dans un contexte de mondialisation, de développement technologique et de remise en cause des idéologies dominantes au siècle dernier.
La délégitimation touche aussi bien les institutions représentatives que les gouvernants. Citons pêle-mêle les institutions étatiques (de l’exécutif au législatif, en passant par la technostructure administrative), mais aussi les corps intermédiaires reliant l’État et la société (chercheurs, enseignants, médecins, aides-soignantes, ambulanciers…).
Qu’est-ce que la crise actuelle fait à la légitimité politique ? Visiblement pas grand-chose !
Pour 2022, les sondages d’opinion publique nous annoncent un duel similaire à celui des dernières élections présidentielles : Le Pen/Macron. Le président de la République, en pleine tempête, semble ne rien perdre de ses soutiens dans l’électorat.
Les figures restées en marge des agitations du monde ne captent pas encore la lumière. À un an des élections, Arnaud Montebourg ou Anne Hidalgo ne suscitent guère plus qu’une attention polie. De l’autre côté de l’échiquier, les têtes qui se tendent le font avec prudence. Même Jean-Luc Mélenchon se demande si nous sommes pour…
Bref, la légitimité de nos gouvernants serait-elle insensible aux turbulences du jour ? La crise sanitaire actuelle aurait-elle fait disparaître ce vieux débat ? Quelle résonance particulière ce contexte politique, largement inédit, lui donne-t-il ? La compréhension des modes de légitimation et de délégitimation, dans un environnement turbulent et des plus incertains, se réduit-elle au seul registre de la désobéissance et de la contestation ? Elles-mêmes surprennent d’ailleurs par leur modestie, au-delà de quelques épisodes de désobéissance festive surtout marqués par la bêtise et l’appât financier !
Que retenir des leçons de Max Weber ?
La question de la légitimité et de l’entretien de la domination sont au cœur des analyses de Max Weber. La légitimité renvoie aux notions du juste et de l’équitable ; elle fait référence à une autorité reconnue, acceptée et justifiée. À travers la présentation de trois types de dominations (légal-rationnel, traditionnel et charismatique), il entend étudier et comparer la composante administrative, juridique et politique de chacun d’entre eux. Que valent ces trois définitions typifiées dans la crise actuelle ?
La domination peut être tout d’abord de nature rationnelle et légale.
La légitimité se repère ici par le respect de la loi et vient de la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives plus ou moins universelles. Ces directives, plus ou moins contraignantes, s’enchainent : port du masque rendu obligatoire, mesures de distanciation sociale recommandées, couvre-feu imposé, confinement adopté, fermeture de magasins et restrictions d’activités. Depuis plus d’un an, on obéit ainsi à des ordres présentés comme impersonnels, objectifs et arrêtés par la loi.
Ces ordres ne tiennent pas forcément compte du contexte et de cas particuliers (sur le plan individuel ou local), en vertu de la légalité formelle du règlement. L’avis du Conseil scientifique, la présentation en Conseil des ministres et le vote du Parlement rendent tout cela parfaitement légal et rationnel. L’action publique devient ainsi un ensemble unifié, structuré, coordonné par des procédures formelles qui viennent piloter les comportements individuels dans une seule direction, celle de l’intérêt général.
La domination peut être de nature plus traditionnelle.
La légitimité tient alors à l’existence et à la régularité de coutumes et de traditions qui donnent au détenteur de l’autorité un pouvoir que lui confèrent l’histoire et la culture de l’organisation et de ses membres. On obéit parce que la règle ou ceux qui l’expriment incarnent les valeurs fondatrices du modèle de société dans lequel on vit. La tradition et tout ce qui s’y rapporte doivent ici être considérés comme incontestables et immémoriales, issus d’une répétition d’événements consacrés par le temps.
Les règles coutumières et les habitudes ont été bousculées par la crise de la Covid-19, par son intensité et sa globalité. Difficile de défendre que ce type de légitimité ait pu conserver un peu de crédit ici ! L’avenir qui se dessine peut-il objectivement s’expliquer par le passé ? La connaissance loin d’être connue est à découvrir et l’expérimentation prime sur l’expérience. Que l’on songe aux hésitations et affirmations péremptoires, en France, sur l’inutilité du masque avant que les données probantes mettent les autorités face à leur incompréhension, feinte ou réelle, du changement en cours !
Ailleurs, les initiatives en lien avec cette forme de légitimité, opérées notamment en Suède et dans un premier temps au Royaume-Uni, ont aussi été contrariées ou contestées par la réalité des faits. Les recettes expérimentées ailleurs se sont finalement imposées à tous en termes d’actions collectives (la nécessité de se protéger et de garantir la distanciation sociale) et de solutions (le recours à la vaccination).
Enfin, la domination peut être charismatique.
Le charisme, au sens de Max Weber, désigne une qualité considérée comme extra-quotidienne au nom de laquelle une personnalité est regardée comme un « chef ». Le charisme est donc fondé sur une relation sociale entre un porteur de charisme et des fidèles qui y croient. Cette qualité est donc attribuée par les adeptes de l’autorité charismatique et également revendiquée par le chef. Une relation sociale se crée dans laquelle la position du dirigeant, la domination exercée et la forme d’obéissance possèdent un caractère spécifique. La relation va bien au-delà des qualités personnelles imaginées par les membres du groupe. Elle s’inscrit dans le cadre de relations sociales structurées qui créent une « communautarisation émotionnelle », dont la cohésion est liée à l’attachement personnel à ce chef.
La domination s’opère à travers l’action et le comportement d’un acteur emblématique, parce qu’en phase avec son époque. Elle peut émerger partout : en haut (le président), au sein des corps intermédiaires (le médecin) ou en bas (l’indigné). La domination charismatique peut susciter espoir, adhésion, enthousiasme, optimisme, à condition que la parole émise soit cohérente et crédible.
Or, où que l’on regarde, la crise ne semble pas avoir fait émerger de chef charismatique ! Trump, guéri dans l’enthousiasme, s’en est finalement allé après une aventure que certains pourraient qualifier d’« abracadabrantesque » ; en France, le président de la République ne semble pas avoir pu modifier ou grossir le bloc central acquis à sa cause ; quelques figures de médecins portées par les médias ont momentanément suscité l’espoir, avant là encore de céder face aux données.
Au risque de la seule raison
Si, face à la crise que nous vivons et à la difficulté de recourir au passé et à l’expérience vécue, deux formes de domination légitimes semblent possibles, c’est bien sur un travail de légitimation de nature rationnelle-légale que s’appuient, depuis près d’un an, bon nombre de nos gouvernants.
La domination rationnelle légale a l’avantage de la simplicité, de l’efficacité avec des résultats immédiats, et puis elle confirme que nous avons bien affaire à des personnes ordinaires confrontés à une période extraordinaire ! Mais elle présente à terme un risque de révolte intérieure, de désespérance et d’apathie (absence de réactions, démotivation, déprime, dépression, suicides). Dans sa durée, elle peut également prendre la forme d’une dictature procédurière et technocratique, en transformant la société en un système rationnel et impersonnel.
D’expérience, nous savons à quel point les élites jouent un rôle dans la délégitimation du politique et la défiance à l’égard des institutions. De plus, si en période de tempête, la population tend à faire bloc derrière le chef légitime et les règles expliquées, une fois la crise passée, leur légitimité peut s’effondrer comme un château de cartes.
Plus encore, la durabilité de la pandémie peut faire craindre des débordements, notamment sous forme de jacqueries ou à travers des actions de désobéissance civile. Si la crise perdure, comment échapper au « peuple juge » enclin à demander des comptes aux institutions sur les effets économiques, sociaux et politiques des mesures décidées ?
La légitimité actuelle des mesures tient aussi au fait que la population soit passée d’un état de sidération (confinement 1) à un état de résilience programmée (confinement 2). Mais celle-ci se fragilise avec la prise de conscience que l’on devra « apprendre à vivre avec » et que se voient de plus en plus clairement les effets de la crise sur l’emploi et la formation dispensée à ses enfants. Peut-on sacrifier durablement les jeunes générations et la population active, dont le devenir est aujourd’hui totalement conditionné à l’hypothèse d’une fin de l’épidémie ?
C’est dans ce contexte instable et politiquement délicat que l’on doit analyser l’inflexion récente d’Emmanuel Macron dans la gestion de cette crise et comprendre les réflexions lancées sur le (re)confinement local et les situations particulières de certaines populations (les plus âgées, les plus à risque, les plus sujettes aux nouveaux variants…). La question n’est pas ici de formuler nécessairement des critiques, mais bien de rappeler les fragilités de l’acceptabilité sociale et l’importance de la crédibilité des discours et des actes.
Nous sommes face à une crise qui, au fil des semaines, change de nature. Parce qu’elle dure et se complexifie, elle rend plus hasardeux le recours à une légitimation de type rationnelle et impersonnelle. Celle-ci ne peut durablement parvenir à occulter la misère sociale et psychologique qui atteint les populations.