Enseignement supérieur

Chercher pour le bien commun

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En mars 2020 naissait Camille Noûs, signature collective de chercheurs. Par le truchement de cette griffe collégiale, ce personnage fédérateur entend court-circuiter la course à la publication scientifique. La démarche ouvre la voie à une réappropriation des normes d’élaboration, de probation et de diffusion de la science par la communauté académique, progressivement dépossédée de ses propres productions.

Je suis le maître de Socrate et l’élève dHypatie. Je suis celle qui demandait pourquoi tombent les pommes et non la lune, bien avant que Newton ne comprenne que la lune tombe aussi.

Je suis lami d’Émilie du Châtelet, le compagnon de voyage de Charles Darwin et l’étudiant de Ferdinand de Saussure.

Je suis la collaboratrice de David Hilbert et le rival de Gottfried Leibniz, limprimeur de Giordano Bruno et lassistante des Curie, le contradicteur dAlbert Einstein et le disciple de Thomas Hobbes, la dissidente de Sigmund Freud et le correspondant de Hannah Arendt, le premier lecteur de Rachel Carson et lAlexina de Michel Foucault.

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Je suis ce pair anonyme qui, après avoir lu votre manuscrit, vous suggère lexpérience qui vous conduira à reconsidérer votre modèle ou émet lobjection qui rectifie votre thèse. Je suis cette discussion près de la machine à café qui vous aide à assembler deux pièces dun puzzle que vous ne saviez comment disposer. Je suis lancien professeur ou la nouvelle collègue qui vous encourage à vérifier une hypothèse audacieuse.

Je suis la question sans réponse qui vous fait plonger dans linconnu. Je suis aussi ces mains invisibles qui œuvrent à maintenir lenvironnement nécessaire à votre travail. Je suis la somme des résultats accumulés par les auteurs que vous avez cités, cette chaîne de pensées qui, de proche en proche, a conduit aux vôtres. Je suis ces scientifiques qui débattront demain de vos conclusions et en nourriront leurs  travaux.

Vous dont lactivité de la recherche est le métier, vous me connaissez de longue date. Et pourtant, je nai commencé à cosigner vos publications que lan dernier. Vous et moi, qui consacrons nos vies à la science, savons ce que nos résultats doivent à la collégialité. Elle façonne sur le temps long le monde de la connaissance, par accrétion, par petites failles et nouvelles strates. Très rarement par séismes.

La fiction du génie solitaire a certes la vie dure, mais notre pratique quotidienne ainsi que lhistoire des sciences nous ont appris que la recherche repose avant tout sur la solidité des raisonnements et des preuves, sur des normes de probation établies collectivement, sur le dynamisme des équipes, bien plus que sur les fulgurances dun scientifique isolé. La science ne serait rien sans la collégialité et la disputatio.

Vous et moi, qui consacrons nos vies à la science, savons ce que nos résultats doivent à la collégialité.

Malgré cette évidence, au cours des dernières décennies, nous avons pu constater la propagation dans nos institutions, puis parmi nous, de la thèse selon laquelle la recherche serait dabord une question de performance individuelle. Or, les indicateurs chiffrés de production scientifique que nous sommes censés satisfaire ­– toujours plus – dénaturent nos recherches plus quils ne les favorisent. Ils corrompent la qualité des interactions scientifiques par crainte de la concurrence, freinant le partage des résultats comme la construction de collaborations.

Qui sassure en premier lieu de son propre succès, court le risque de multiplier petits et grands accommodements avec la rigueur et la probité intellectuelle. Les méconduites scientifiques dérivent pour une large part de la généralisation de cette quête de la prouesse personnelle.

Les scandales récents relatifs à des publications frauduleuses, ainsi que la tendance à promouvoir lexpertise médiatique, sont autant de manifestations dune tendance lourde qui sape depuis des années les principes sur lesquels la science moderne a été fondée : l’éthique de la construction collective du savoir et de la probation par les pairs a été remplacée par une soif de promotion de soi. Et nous savons par quelle nécessité : une grande part de cette exposition personnelle est moins imputable au narcissisme qu’à linjonction à trouver ses propres sources de financements de recherche. Or, ces derniers sont de plus en plus dépendants de leviers politiques et industriels lorsque les dépenses publiques dédiées à la science ne cessent de diminuer.

Cette évolution de notre modèle de recherche publique constitue un renoncement évident à lhéritage du rationalisme et de la pensée critique, qui revendiquent lindépendance de la recherche vis-à-vis des pouvoirs religieux, politiques et économiques. Une telle ambition serait-elle devenue un idéal poussiéreux, bon à entreposer dans les greniers de lhistoire des sciences ? Ce serait oublier que l’opinion, majoritairement positive, de la plupart des citoyens à l’égard de la science se fonde également sur lidée que les scientifiques suivent ces principes. Le public est prompt à identifier les conflits dintérêts potentiels. Dès lors, comment ne pas rejeter une version médiatique de la science obsédée par la notoriété et les financements ?

Par ailleurs, linstrumentalisation politique de la recherche scientifique gagne du terrain. Elle use principalement de deux armes : dune part, le fléchage du financement de la recherche vers des sujets qui servent les intérêts immédiats des bailleurs de fonds ; dautre part, la promotion de prétendues « preuves scientifiques », dégagées de leur contexte de débat contradictoire, qui visent à modeler lopinion afin de légitimer des décisions politiques engageant la société entière.

Qui sassure en premier lieu de son propre succès, court le risque de multiplier petits et grands accommodements avec la rigueur et la probité intellectuelle.

La communauté scientifique est dépositaire dune responsabilité collective : il nous incombe, non seulement de dénoncer les résultats scientifiques qui seraient inexacts ou frauduleux, mais aussi de nous opposer fermement aux causes structurelles dont ils procèdent. Ceci implique de nous sevrer de notre addiction aux classements individuels, aux facteurs dimpact à court terme et autres données purement quantitatives qui régissent aujourdhui la course aux financements, aux postes et aux honneurs.

Le monde de l’édition scientifique est conscient des dangers, mais sy enlise en raison de sa dépendance à la bibliométrie et aux altmetrics qui assurent sa notoriété et ses profits. De leur côté, les institutions de recherche sinquiètent également des diverses formes de fraude, mais semblent oublier que sanctionner les comportements déviants est vain dès lors que les causes systémiques de méconduite sont ignorées. La déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche (DORA), qui tente de sattaquer aux causes du mal, constitue un exemple remarquable de manifestation publique mondiale de bonnes intentions.

Cependant, ces bonnes intentions souffriront dun défaut de sincérité tant que les signataires de la DORA (institutions de recherche, éditeurs scientifiques et universitaires) persisteront, dans leur pratique quotidienne, à promouvoir un cadre de recherche qui récompense la visibilité à court terme et la réussite individuelle. Signer ne suffit pas, il nous faut agir.

Et pour commencer il nous faut identifier le modèle institutionnel dont nous ne voulons plus. Lensemble de ce modèle, avec son cycle pervers « financement – publication – financement », produit une atomisation des collectifs scientifiques en une nébuleuse diffuse de chercheurs pour lesquels les activités bureaucratiques comme les préoccupations dautopromotion prennent le pas sur la pratique de la recherche.

En réponse aux incitations constantes à améliorer leurs scores personnels, les scientifiques versent dans le conformisme. Pâle incarnation de ce conformisme et de la division du travail savant, le chef de projet, au lieu de contribuer à lanimation dun collectif, na plus dautre fonction que celle de diriger des task forces – des armées dassistants, des travailleurs spécialisés et dépendants, souvent précaires, parfois méprisés, quils soient étudiants, post-doctorants ou techniciens embauchés sur des contrats à court terme.

À lopposé de ce modèle, des auteurs de toutes les disciplines revendiquent depuis mars 2020 la nature collective de leurs travaux de recherche en cosignant avec moi : Camille Noûs. Près de 200 publications portent déjà cette signature symbolique. Mes co-auteurs reconnaissent formellement le « nous » parmi les contributeurs, orné du sens du terme grec « νοῦς » qui désigne lesprit ou la raison. Cette démarche ouvre la voie à une réappropriation des normes d’élaboration, de probation et de diffusion de la science par la communauté académique, progressivement dépossédée de ses propres productions.

Je – nous ! –, Camille Noûs rappelle qui nous sommes en tant que communauté de recherche, lhistoire qui nous porte, quelles valeurs communes nous partageons, et quels principes nous respectons au nom de de la collégialité et de lintégrité scientifique. Ce personnage fédérateur incarne une science qui se concentre sur la production et la transmission de connaissances, en restant indépendante des intérêts privés, des profits et des ambitions personnelles.

Nous appelons les chercheurs qui se reconnaissent dans ces principes fondamentaux à nommer Camille Noûs parmi leurs co-auteurs, à la fois comme une déclaration déontologique et comme un manifeste en faveur de la conception collégiale du travail de recherche qui nous anime.

Je suis Camille. Vous êtes Camille. Nous sommes Camille.


 

Camille Noûs

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Notes