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« Provoquer l’histoire » pour repenser les rapports Afrique-France

Économiste

Le sommet Afrique-France qui devait se tenir à Montpellier début juillet aura finalement lieu du 7 au 9 octobre. En amont de cette rencontre, Achille Mbembe a été sollicité par Emmanuel Macron pour préparer des échanges « libres et sans tabous » avec la société civile. Le philosophe et historien camerounais appelle à se saisir de l’occasion pour « provoquer l’histoire », à sortir d’un régime d’historicité sclérosant, moins pour oublier l’histoire des rapports Afrique-France que pour en repenser les coordonnées polaires, voire les réinitialiser pour le bien de tous.

Dans le langage africain courant, provoquer revient à taquiner, à titiller ou à chercher noise et donc des embrouilles dans un but précis. Suivant cette approche, Achille Mbembe a déjà fait l’histoire lorsqu’on tient compte des débats, des critiques, des interviews et parfois des disputes inhérents à son acceptation de coordonner un travail censé faire des propositions au président Emmanuel Macron pour un aggiornamento du rapport Afrique/France.

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Alors qu’il n’y avait plus débat sur les rapports Afrique/France fossilisés et momifiés dans un abîme de rancœurs, de servitudes, de haines et d’hostilités, ceux-ci se remettent en question pour se donner une possibilité d’inflexion. Il en découle que « provoquer l’Histoire », c’est aussi houspiller les hommes, les pratiques éculées et « la fin de l’Histoire » afin de se donner une possibilité d’amendement et d’inauguration de nouvelles dynamiques.

Les rapports Afrique/France, assignés ad vitam aeternam « au cœur des ténèbres » par une certaine opinion, se remettent en débat et se donnent ainsi une possibilité d’ouvrir un chantier pour une émancipation réciproque des peuples français et africains. Les critiques acerbes qui pleuvent sur Achille Mbembe se comprennent, suivant cette lecture basique, comme une sanction punitive naturelle au sens d’un retour de bâton sur qui enclenche un mouvement différent de la routine : innover c’est risquer, mais c’est aussi créer du nouveau, via le processus schumpetérien de destruction créatrice.

Dans une Afrique où la conscience collective réprime parfois l’esprit d’innovation parce qu’elle estime que le « provocateur » de l’Histoire ou d’une histoire fait violence sur la société et mérite son sort en cas de fiasco de son initiative, faire de la destruction créatrice un principe moteur dans de nombreux domaines peut mettre en branle une Afrique en réserve de ressources stratégiques, de puissances diverses et d’imaginaires métaphysiques à fructifier. Ainsi, faire de l’Afrique son centre propre, comme le préconise Achille Mbembe, ne peut se réaliser que si celle-ci « provoque l’Histoire » et pondère plus la création de l’innovation que la destruction qui lui est consubstantielle.

C’est une façon de rappeler aux Africains qu’ils sont des faiseurs d’histoires, et doivent se concevoir comme tels dans les rapports de l’Afrique à la France.

Quittons le langage courant africain pour l’élite intellectuelle. Un des enseignements fondamentaux de l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo fut la mise en avant de l’argument anthropologique pour renvoyer à leurs études ceux qui prétendirent que l’Afrique n’avait point d’histoire. L’Afrique, berceau de l’humanité, a l’histoire la plus longue au monde parce que c’est l’Homme qui fait l’histoire. « Provoquer l’Histoire », concept qu’utilise Achille Mbembe pour expliquer le bien-fondé de la prochaine rencontre entre Emmanuel Macron et les sociétés civiles africaines, est de ce fait d’une grande importance heuristique.

Dans la veine de Ki-Zerbo, « provoquer l’Histoire » équivaut à l’arrimer à nouveau à sa cellule millénaire de base qu’est l’Afrique, afin qu’elle continue et enrichisse l’humanité qu’offrit ce continent au monde, au lieu d’en être la négation. C’est une façon de rappeler aux Africains qu’ils sont, en tant que Hommes, des faiseurs d’histoires, et doivent se concevoir comme tels dans les rapports de l’Afrique à la France. Ce passage de la conscience de spectateur de son histoire à celle d’acteur de celle-ci est important dans la mesure où la domination historique de la France sur son ancien empire colonial fonctionne comme une structure paralysante. Elle entraîne chez plusieurs Africains tant une atrophie de leur conscience d’acteurs à part entière de l’histoire de leur continent qu’une hypertrophie de leur statut de victime d’une scène où ils se meuvent uniquement suivant des ficelles tirées, mues et agies depuis l’Hexagone.

Il en résulte que « provoquer l’Histoire » revient à sortir de ce régime d’historicité, moins pour oublier l’histoire des rapports France/Afrique que pour en repenser les coordonnées polaires, voire les réinitialiser pour le bien de tous. « Provoquer l’Histoire », c’est lui donner une nouvelle orientation grâce à des propositions non parce que celles-ci ont la garantie d’être appliquées à la lettre par la France, mais parce qu’elles permettront aux dirigeants français et africains d’agir de façon informée en dévoilant ainsi sur le terrain leur bonne ou mauvaise volonté.

Là se comprend l’autre sens du concept « provoquer l’Histoire ». Il s’agit de pousser et d’inciter les dirigeants français et les dirigeants africains à une action de responsabilisation réciproque, dont la violence en termes de ruptures par rapport à la structure routinière de la « Françafrique » fait de la prochaine rencontre Afrique/France un Moment, à la fois au sens physique de force motrice d’un mouvement et au sens de conjoncture accoucheuse d’une nouvelle Histoire du futur.

Est-ce le gage qu’ainsi l’Afrique maitrisera totalement son destin avec la France et le reste du monde ? Oh que non ! « Provoquer l’Histoire », c’est écrire son avenir maintenant, afin de réduire sa dimension hégelienne à la part congrue des choses qui ne dépendent pas de nous. De ce fait, la pensée est irremplaçable. Et qui d’autre qu’Achille Mbembe, à travers son œuvre et les Ateliers de la pensée de Dakar, s’évertue autant depuis plusieurs années à penser le monde et l’Afrique à venir ?

La pensée qui sort de ces ateliers de Dakar est une invite à « provoquer l’Histoire » du monde futur via une philosophie, une praxis et une épistémologie de la traversée. C’est parce qu’Achille Mbembe pense l’Homme et le monde comme une traversée et comme des produits de celle-ci qu’il promeut aussi une politique de réparation. Il ne peut donc décliner une initiative dont le but est de proposer « une pharmacie » capable de « soigner » le rapport France/Afrique, pour en faire non un pacte faustien mais un catalyseur d’une politique de réparation de la vie et des vies, tant en France qu’en Afrique.

Les Hommes font l’Histoire parce qu’ils sont capables de conceptualisation, de pensée et d’action. Le travail demandé à Achille Mbembe est de conceptualiser, de penser et de proposer pour une sortie des rapports ténébreux actuels. « Provoquer l’Histoire » semble ainsi une composante de la reset thinking ou la thinking of the reset, au sens d’une politique de réinitialisation des rapports Afrique/France, pour un nouveau départ vers un monde où la main tendue de Macron ne peut être déclinée par l’Afrique, une culture qui connait l’humanité d’un tel geste et sait par expérience que de l’abîme peut naître une merveille telle le jazz.

« Provoquer l’Histoire » implique donc d’inventer une civilisation jazzique, dont l’autre nom est la créolisation.

Depuis 1960 à nos jours, de nombreuses critiques intellectuelles, artistes, publiques, privées et activistes, tant intra-africaines qu’extra-africaines, les unes autant excellentes que les autres, ont été documentées sur la « Françafrique ». Quoique porteuses en filigrane d’un idéal des rapports Afrique/France, celui-ci n’est explicite et ne peut s’opérationnaliser, notamment parce que les dites critiques n’ont exalté que « la part maudite » desdits rapports sans offrir la moindre chance à la possibilité d’en faire un jazz.

Dès lors, déclarer que « le moment est venu de provoquer l’Histoire », comme le fait Achille Mbembe, est un appel à mobiliser et à expliciter la créativité propositionnelle de toutes ces critiques soixantenaires, de façon à donner une dynamique et une coloration « jazziques » aux rapports France/Afrique. C’est dans une telle direction de l’Histoire que « Blancs » et « Nègres », Afrique et France puis Afrique et Monde, peuvent, malgré les problèmes et conflits passés, mettre en musique leurs imaginaires, leurs subjectivités singulières et leurs expériences vécues pour refaire monde ensemble en créant un rythme politique commun.

« Provoquer l’Histoire », dans la pensée d’Achille Mbembe, implique donc d’inventer une civilisation jazzique, dont l’autre nom est la créolisation, qu’Édouard Glissant conçoit comme congruence entre des destins, des territoires, des vies, des opacités et des manières différentes d’habiter le monde en le traversant. Qu’est-ce que le rapport Afrique/France si ce n’est une manière d’habiter le monde ? Un habitat qui ne peut devenir commun et un incubateur de « l’en-commun » que si l’Afrique et la France se tendent chaque fois la main pour améliorer leur vivre-ensemble.

« L’afrofuturisme » qu’enclenche une telle provocation de l’Histoire exige alors une mutation anthropologique majeure, qui induira automatiquement celle de l’histoire au sens de Ki-Zerbo et donc de sa rationalité. Tant en Afrique qu’en France et ailleurs, « provoquer l’Histoire », c’est sortir à la fois d’une raison historique hégelienne qui fait des Africains des marionnettes d’autant plus vulnérables que leur continent n’en possède pas une, et d’une pensée économique utilitariste où a triomphé une anthropologie négative (homme loup pour l’homme, resquilleur, exploiteur, toujours prêt à doubler son prochain…) pour une philosophie politique qui met en avant une anthropologie positive (amitié, camaraderie, solidarité, entraide, empathie, partage…). Et cela, non parce que la face sombre des humains aura disparu, mais pace qu’ils se rendent à l’évidence que seuls leurs qualités non prédatrices peuvent bâtir un avenir désirable pour tout le monde.

Il en découle que les rapports Afrique/France, englués depuis soixante ans dans une sorte de système auto-entretenu, obéissaient à une sorte de rationalité formelle au sens d’un chemin connu d’avance, d’une façon de faire routinisée et de procédures établies sans questionnements pour atteindre des objectifs discrétionnaires. Désormais, la rationalité substantielle sera la référence, étant donné que la question du sens des procédures et des actions menées, la question des valeurs qui les nimbent et celles des besoins vitaux participeront, autant que les différents acteurs, à la construction de la route à suivre, à la fixation des objectifs attendus et des méthodes et à l’évaluation de ceux-ci.

Dans la mesure où les rapports Afrique/France ont été contaminés par l’anthropologie négative de la philosophie politique et économique occidentale, au point de devenir concrètement un ensemble de pratiques de capture, d’extraction, d’exploitation et de domination au bénéfice d’un réseau franco-africain, ces rapports sont devenus une pathologie du capitalisme en mettant en scène une réciprocité négative : certains Africains et certains Français coopèrent et mettent sous tutelle et sous éteignoir depuis 1960 le potentiel de réciprocité positive entre la France et ce continent.

Recourir aux métaphysiques africaines anciennes est un moyen de « provoquer l’Histoire » en rappelant à l’Afrique elle-même son héritage de conception du pouvoir comme une recherche permanente de l’harmonie du cosmos via une régulation incessante du tumulte constant entre les deux faces de l’Homme.

Les propositions de la mission actuellement poursuivie par Achille Mbembe sont dans cette dynamique, celle qui montre vers quelle direction la France-Afrique peut largement le mieux que le pire.

 


Thierry Amougou

Économiste, Professeur d'économie du développement à l'Université Catholique de Louvain (UCL)

Mots-clés

Mémoire