Lutter contre l’autocensure scolaire, une exigence démocratique, sociale, économique
Une partie de la jeunesse française s’interdit le droit de rêver.
Au collège et au lycée, un grand nombre d’élèves d’origine modeste ne s’autorise pas à aspirer à des études longues ; des jeunes d’Île-de-France, du Lot, de Mayotte, à viser des établissements de la capitale ou des métropoles ; des filles, à s’engager dans des carrières scientifiques.
Les barrières sont géographiques, sociales, économiques, mentales. Le phénomène n’est pas marginal, il est massif, mesurable et mesuré. L’enjeu est démocratique. L’assignation à résidence sociale, spatiale et de genre abîme la société et les individus. Elle nourrit les inégalités devant la vie, ces inégalités profondes mises en lumière par Didier Fassin [1].
Le cercle vicieux des aspirations ajustées à la baisse
La question de la méritocratie en France est l’objet de débats biaisés par quelques totems qui suscitent un attachement aussi vigoureux chez les uns que l’est le rejet qu’ils provoquent chez les autres, et par des désaccords de vocabulaire.
S’attacher à lutter contre l’autocensure, c’est s’attaquer à un phénomène social dont le caractère problématique devrait faire consensus. Sauf chez ceux qui prôneraient un ordre social figé, dans la lignée des conservateurs disciples de Durkheim, tel un Paul Lapie craignant en 1904 que l’école gratuite et obligatoire instaurée par la IIIe République puisse inspirer aux élèves des « ambitions excessives » et les détourner « des carrières où les engagerait soit l’hérédité, soit le jeu naturel des forces sociales [2] ». Une conception entrant en opposition avec les fondements même de notre démocratie, qui exige une mobilité et une fluidité sociales véritables, et qui souffre de leur absence.
La réalité factuelle des phénomènes d’autocensure scolaire a été mise en lumière et mesurée par plusieurs travaux. À niveau scolaire égal, les élèves d’origine modeste ne s’autorisent pas les mêmes parcours. Quelle est la part prise par cette autocensure dans le fait qu’aujourd’hui, à l’université, les études longues sont plus le fait d’enfants de cadres que d’enfants d’ouvriers ? La part des premiers passe de 30 % en cursus licence à 41 % en cursus doctorat. La part des seconds est de 13 % en cursus licence et de 6 % en cursus doctorat [3].
L’autocensure scolaire, ce sont des potentiels inexploités et des talents laissés en friche. Des horizons individuels restreints et une richesse collective amoindrie.
Dans un rapport issu d’une enquête menée dans 59 collèges publics d’Île-de-France, Nina Guyon et Élise Huillery montrent que l’appréciation que les élèves de troisième font de leur propre aptitude scolaire est influencée par leur origine sociale. Les élèves d’origine modeste se perçoivent comme moins performantes et performants scolairement que des élèves de même niveau d’origine favorisée [4].
Cette perception a des conséquences concrètes en termes d’orientation, d’autant plus que le duo d’économistes révèle que les élèves ont le sentiment que les facteurs sociaux et familiaux – comme habiter un quartier défavorisé ou avoir des parents étrangers – ont une large influence sur les chances de réussite future à niveau scolaire actuel égal. Sentiment d’être fortement conditionné par sa situation sociale d’une part, moindre estime de soi scolaire de l’autre : les conditions d’une prophétie autoréalisatrice entre échec et anticipation de l’échec sont réunies.
On ne peut que rejoindre la conclusion de Nina Guyon et Élise Huillery : plutôt que de prendre pour acquis que les aspirations scolaires des élèves devraient s’ajuster pour tenir compte des effets du milieu social sur les performances scolaires, envisageons aussi que l’ajustement des aspirations renforcent ces effets.
Une perspective de sortie du cercle vicieux entre échec scolaire et anticipation de l’échec s’ouvre ainsi : en s’attachant à revaloriser l’estime de soi des élèves d’origine modeste, en ajustant vers le haut leurs aspirations scolaires, on peut fortifier des compétences cruciales que sont la motivation, l’implication dans le travail et la persévérance et participer ainsi de leur réussite scolaire.
L’assignation à résidence spatiale
Les discussions que j’ai eues en novembre 2018, lors d’un rendez-vous organisé par Les Entretiens de l’Excellence à Pessac, aux portes de Bordeaux, m’ont marquée. L’association permet à des lycéennes et des lycéens de rencontrer des professionnels de tous horizons. J’ai échangé à cette occasion avec des adolescentes et des adolescents qui avaient fait le déplacement depuis Tulle, en Corrèze, un samedi.
Elles et ils avaient choisi la session thématique dans laquelle j’intervenais car elle correspondait à un début de construction de leur projet professionnel. Malgré leur attention, leur sérieux, leur préparation, aucune, aucun n’exprimait de rêve. Leur curiosité était réelle mais inexorablement raisonnable. Trop raisonnable. Comme si des aspirants footballeurs professionnels souhaitaient uniquement se renseigner sur la façon de décrocher un contrat en National, et pas en Premier League.
Était-ce dû à la présence de quelques parents d’élèves qui, lorsqu’une intervenante ou un témoin avançait qu’il n’y a pas d’aspiration inaccessible, lui demandaient de se concentrer sur les solutions concrètes pour réussir des études courtes et accéder rapidement à l’emploi ? Ou au fait que ces lycéennes et lycéens avaient déjà intégré tellement de contraintes, d’obstacles, qu’elles et ils s’interdisaient de se penser capables de les dépasser ?
Ces jeunes semblaient ne croire qu’un minuscule nombre d’horizons accessibles. Quand garder les pieds sur terre et assignation à résidence spatiale et sociale en viennent à se confondre…
Chaque année, des dizaines de milliers de lycéennes et de lycéens s’interdisent de se sentir à leur place au-delà des frontières du département de leur enfance et de leur adolescence. Même lorsque leurs enseignantes et enseignants ont redoublé d’énergie pour leur ouvrir les perspectives et renforcer leur confiance en soi. Quel droit se donne la jeunesse de la banlieue nord de Paris de rêver des campus du cœur de la capitale ? Quel droit se donne la jeunesse rurale d’aspirer à des études longues, à Paris ou dans une autre grande ville universitaire ?
Trop peu. Elles font bien trop souvent le choix de la proximité, du BTS dans son lycée. Il faut se réjouir de cette décision si elle est volontaire, si elle répond à une aspiration. Mais lorsqu’elle est contrainte, lorsque s’interdire Paris ou une grande ville universitaire dans le choix ou la poursuite d’études se traduit par un renoncement à certains parcours de formation, c’est un peu de leurs droits et de leurs chances que la société retire à ces jeunes.
L’offre de formation de la capitale, qui concentre 13 % de la population étudiante et un tiers des grandes écoles les plus sélectives [5], est différente de celle du reste de la France. 5 % des étudiantes et étudiants y sont inscrits dans une formation courte contre 14 % sur l’ensemble du territoire national. Paris se caractérise par ailleurs par une forte présence des classes préparatoires aux grandes écoles, des écoles de commerce et de l’enseignement privé.
L’autocensure scolaire ferme des opportunités qui auraient pu correspondre à des projets d’études et professionnels. Elle n’a pourtant rien d’une fatalité.
À l’entrée dans l’enseignement supérieur, les données du rapport de recherche consacré aux filières sélectives en Île-de-France dans le domaine des sciences humaines et sociales réalisé sous la coordination scientifique de Marco Oberti dessinent de larges diagonales du vide des candidatures à Sciences Po Paris, à Paris Dauphine et aux licences sélectives de l’université Paris I [6].
Chacun peut les appréhender au regard de sa trajectoire géographique personnelle.
J’étais à l’école élémentaire à Toulouse et j’ai commencé mes études à Marseille : entre 2014 et 2017, ces métropoles ont envoyé moins de candidates et de candidats à Sciences Po Paris par la procédure par examen que des communes de quelques dizaines de milliers d’habitants de la banlieue ouest de Paris. J’ai passé mon adolescence à Bordeaux et il faut y ajouter neuf parmi les plus grandes villes de région pour atteindre le nombre de candidats envoyés par cinq arrondissements parisiens. J’ai passé mes premières années à Metz et elle ne figure pas sur la carte des villes ayant envoyé plus de cent candidates et candidats.
Si j’avais suivi mes études en Île-de-France, j’interrogerais le fait que les candidatures de la région proviennent essentiellement de Paris et des communes de la banlieue ouest, et que seul un très faible nombre est issu du Val d’Oise, de l’Essonne et de la Seine-et-Marne.
Si j’avais grandi dans des départements ruraux, je n’aurais pas manqué d’être plus encore frappée par l’absence de candidates et de candidats des départements des Landes, du Lot-et-Garonne, des Pyrénées-Atlantiques, de la Nièvre…
Se sentir à sa place
Pour lutter contre l’autocensure scolaire, les établissements d’enseignement supérieur sont appelés à relever un défi : permettre à leurs futurs étudiants, à leurs futures étudiantes, et donc aux lycéennes et lycéens qui pourraient souhaiter les rejoindre, de s’y sentir à leur place.
Pour susciter davantage de candidatures sur l’ensemble du territoire, pour élargir – donc enrichir – son vivier de recrutement, Sciences Po Paris a doublé le nombre de ses lycées partenaires dans le cadre de la refonte de la voie Conventions Éducation Prioritaire (CEP) et s’est inscrit sur Parcoursup.
La plateforme renforce la visibilité de son offre de formation. Les lycées partenaires participent, aux côtés des six campus en région, de la politique de proximité, élément clé dans la lutte contre l’autocensure. Les réformes de l’admission en première année et du système de droits de scolarité contribuent également à cette dynamique. Leur suivi et leur évaluation devront être conduits avec le plus grand soin pour que les ajustements nécessaires puissent, le cas échéant, être apportés.
Mais comment faire en sorte d’apparaître assez tôt, pour des adolescentes et des adolescents de quinze, seize, dix-sept ans, comme familiers, donc accessibles ? Plusieurs initiatives, ponctuelles ou de long terme, organisées par le monde culturel, sont de possibles sources d’inspiration.
Le musée d’Orsay expose régulièrement, dans le cadre d’un partenariat « au fil de l’image » initié en 2016, des photographies de jeunes de Mantes-la-Jolie et Mantes-la-Ville. Ces jeunes bénéficient d’un an de visites et d’ateliers d’apprentissage des techniques de la photographie. En donnant à l’issue à certaines de leurs œuvres une place sur les murs d’Orsay, en plein cœur du septième arrondissement parisien, le musée leur permet de s’y sentir à leur place.
Au CentQuatre, fabrique artistique et culturelle du dix-neuvième arrondissement de Paris, des espaces sont offerts aux pratiques artistiques libres. Espace de vie ouvert à la rencontre des univers artistiques, économiques et sociaux, le CentQuatre rend l’art intime, familier, accessible à toutes celles et tous ceux qui s’y arrêtent. Des personnes de toutes générations et de tout le Grand Paris y viennent par centaines de milliers chaque année.
Pourquoi ne pas ouvrir davantage les campus universitaires français sur les villes et leur jeunesse, afin que des lycéennes et des lycéens, et même des collégiennes et des collégiens, puissent y trouver leur place pour apprendre et partager des pratiques culturelles, et faire naître en eux l’envie d’y étudier quelques mois ou années plus tard, et la confiance nécessaire à un tel projet d’orientation ? Plusieurs établissements ont conçu de telles invitations dans le cadre de leurs dispositifs de vie étudiante et de vie de campus.
À Sciences Po Paris, le nouveau campus de Saint Thomas, innovant, durable, tourné vers la ville et le monde, invitation aux échanges et aux rencontres, représente une opportunité pour penser un « CentQuatre de Sciences Po », c’est-à-dire des moments où des espaces seraient ouverts à des collégiens et des lycéens d’Île-de-France, pour partager des pratiques culturelles et artistiques spontanées, lectures, théâtre, danse, performances musicales ou sportives…
Être dans les murs de Sciences Po, c’est la meilleure façon de se familiariser avec l’institution, d’en comprendre l’esprit, de faire tomber les à priori et les barrières mentales. C’est permettre à des collégiennes et des collégiens, à des lycéennes et des lycéens éloignés du cœur de la capitale de sentir qu’il y a de la place pour eux dans un tel établissement, d’y partager des expériences culturelles. C’est faire ainsi écho à la philosophie d’un projet architectural qui s’inscrit dans les mutations du Grand Paris, et propose un lieu d’effervescence des savoirs, de circulation des idées et de la culture.
L’intelligence artificielle sans les femmes
L’autocensure scolaire prend également un autre visage : celui de la faiblesse alarmante de la part des femmes dans les filières numériques en France.
La sonnette d’alarme a été tirée depuis longtemps. Les femmes, ce sont 57,4 % des effectifs à l’université et 26,3 % des effectifs en sciences fondamentales. Ce sont 31,2 % des effectifs en classes préparatoires scientifiques, 28,2 % en écoles d’ingénieurs hors université et 22,6 % des effectifs dans les spécialités scientifiques des sections de technicien supérieur (STS) et des diplômes universitaires de technologie (DUT).
Les mécanismes d’autocensure jouent à plein : l’Étude internationale sur la maîtrise des outils informatiques et la culture de l’information (International Computer and Information Literacy Study) de 2018 a montré que les performances des filles de douze ans dans ces domaines étaient supérieures à celles des garçons mais que leur confiance en soi était moins grande.
Dans le monde professionnel français, les femmes ne représentent que 33 % des personnes évoluant dans le secteur numérique, et même 12% seulement hors fonctions transversales et supports. Dans le classement des « 40 femmes incontournables dans l’intelligence artificielle (IA) » réalisé par IBM, une seule Française est mise en lumière.
A-t-on pleinement conscience des conséquences de cet état de fait ? Dans le domaine en pleine explosion de l’IA, technologie aujourd’hui omniprésente dans nos vies, l’extrême faiblesse de la part des femmes parmi les concepteurs, et plus largement les défauts de représentativité du secteur, font craindre qu’elle contribue à la reproduction des inégalités sociales et économiques, au renforcement des phénomènes d’exclusion, à la concentration de valeur.
Ce constat était déjà au cœur du rapport remis par Cédric Villani en 2018 sur le sujet. Alors que, pour le mathématicien, l’intelligence artificielle « doit prioritairement nous aider à activer nos droits fondamentaux, augmenter le lien social et renforcer les solidarités », du manque de mixité découlent des algorithmes qui reproduisent les biais sexistes et cognitifs « dans la conception des programmes, l’analyse des données et l’interprétation des résultats [7] ». L’urgence est là. Les transformations à conduire pour y répondre sont connues.
Le potentiel de la jeunesse
Pour relever les défis de l’intelligence artificielle, il nous faut, écrit Cédric Villani dans son rapport, « nous appuyer sur l’ensemble de nos talents ».
L’autocensure scolaire des filles par rapport aux sciences, de la jeunesse rurale par rapport aux grandes villes universitaires, de nombre de Franciliennes et de Franciliens par rapport à Paris, des enfants d’origine modeste par rapport aux formations longues ont des implications majeures, dans leur trajectoire individuelle comme dans notre trajectoire commune, à l’heure des grands défis planétaires.
Nous perdons des talents. Nous fragilisons notre économie, dans des secteurs souvent à forte demande de compétences. Nous contribuons à la reproduction, quand ce n’est pas à l’accroissement, des inégalités. Les chercheurs Elyès Jouini, Clotilde Napp, Georgia Thebault et Thomas Breda soulignent ainsi que la sous-représentation des femmes dans les filières scientifiques « contribue aux inégalités sur le marché du travail puisque [ces filières] mènent en moyenne à des emplois mieux rémunérés [8] ». Nous diminuons nos capacités d’innover, de développer, de créer de la valeur. Nous abîmons parfois des vies [1].
Nous appauvrissons notre service public quand, dans les écoles du service public, les étudiants d’origine modeste et les femmes sont largement sous-représentés [9].
Nous éloignons une partie de la jeunesse de la promesse républicaine. Le regard qu’elle sent portée sur elle l’enferme alors qu’il devrait la faire grandir. Il nourrit l’autocensure, qui participe de la construction des inégalités de destin.
Lutter contre l’autocensure scolaire, c’est agir pour la fluidité sociale, pierre structurante de notre pacte démocratique.
NDLR : Ce texte a été réuni avec un autre article d’Agathe Cagé, « Conjuguer ouverture sociale et excellence dans l’enseignement supérieur », en une publication papier disponible en librairie dans notre collection « Les Imprimés d’AOC ».