École

L’école sous contrôle continu

Professeur de SES, Professeur de SES

En conférant aux enseignants un rôle de juge et partie dans l’orientation de leurs élèves, la réforme du « contrôle continu » induit une transformation radicale des pratiques pédagogiques de l’enseignement secondaire. Non pour mieux certifier le « niveau réel » des élèves, mais bien pour assurer le « contrôle continu » de l’école tout entière.

En juin dernier, Jean-Michel Blanquer annonçait la suppression des épreuves communes de contrôle continu, dites « E3C ». En classes de première et de terminale ces « évaluations communes » concernaient les disciplines de tronc commun, non évaluées par des épreuves finales au baccalauréat. Ces épreuves gardaient alors un caractère « national », parce qu’elles étaient réalisées à partir de banques de sujets communes à tous les établissements.

L’annonce du ministre de l’Éducation nationale ne concerne pas tant la part du contrôle continu dans le baccalauréat mais ses modalités d’évaluation. Dorénavant, les 40 % de contrôle continu seront calculés à partir des moyennes des notes obtenues durant l’année scolaire et non plus à partir d’épreuves communes, cadrées et définies nationalement. Jean-Michel Blanquer, qui ne voit là qu’une décision utile et profitable à tous, juge ce nouveau contrôle continu « plus souple » et susceptible « d’inciter chaque élève à s’impliquer toute l’année dans ses apprentissages ».

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Or, avec le dispositif Parcousup, qui rend sélectives toutes les formations de l’enseignement supérieur dès lors qu’elles reçoivent plus de demandes d’inscription que leurs capacités d’accueil, l’évaluation d’une partie du baccalauréat risque de générer de nombreux effets pervers :

— Le contrôle continu désavantage les élèves qui progressent au cours de l’année puisque un élève qui obtiendrait consécutivement 8, 10 puis 12 de moyenne aux trois trimestres aura 10 de moyenne, alors que son niveau final vaut un 12 (en supposant que sa note de bac soit proche de sa note du troisième trimestre) ;

— Le contrôle continu modifie profondément le rapport pédagogique entre élèves et professeurs, puisque désormais le « bon prof » n’est plus celui qui « prépare bien au bac » mais celui qui « met des bonnes notes ». De nombreux enseignants signalent que cette année déjà, les conflits à propos des notes attribuées ont augmenté. Les élèves prennent conscience que chaque note risque de pénaliser leur orientation dans l’enseignement supérieur. Le contrôle continu accentue aussi les risques d’absentéisme stratégique de la part d’élèves opportunistes qui préfèrent justifier des absences que de risquer une diminution de leur moyenne.

Avec ce renforcement du contrôle continu dans l’évaluation du baccalauréat, c’est bien ce régime de « certification » du niveau des élèves qui est totalement remis en cause.

Mais le contrôle continu pose surtout problème en raison de l’hétérogénéité des pratiques évaluatives des enseignants. Si l’évaluation scolaire ne peut être comparée à l’évaluation d’une performance sportive, ce n’est pas tant en raison de son manque d’objectivité que par ces multiples usages possibles. Et la « liberté pédagogique » souvent invoquée ou évoquée à ce propos ne doit pas être assimilée à un privilège, mais perçue comme une stratégie.

En effet, on sait que les pratiques évaluatives varient d’un enseignant à l’autre, d’un établissement à l’autre, selon les « contextes » scolaires. Ainsi, les lycées « favorisés » qui scolarisent a priori de bons élèves ont la réputation de pratiquer une évaluation plus sévère et exigeante car le niveau initial des élèves comme l’ambition de leurs familles encouragent à la recherche de la « performance ». À l’inverse, les lycées « populaires » ont la réputation de pratiquer une évaluation plutôt bienveillante, car ils se montrent plus sensibles au risque de décourager des élèves a priori moins « scolaires ». Une note n’a donc pas la même valeur partout puisque les pratiques évaluatives et les stratégies d’enseignement varient localement.

Avec l’ancien bac, les différences de notations, parfois importantes entre différents types d’établissement, ne contrariaient pas la certification des niveaux scolaires « réels » des élèves dans la mesure où les résultats au baccalauréat et les mentions obtenues permettaient de rétablir une certaine « vérité des prix » ; les candidats étaient tous évalués de façon anonyme sur des épreuves identiques, ce qui garantissait au baccalauréat sa valeur nationale. Mais avec ce renforcement du contrôle continu dans l’évaluation du baccalauréat, c’est bien ce régime de « certification » du niveau des élèves qui est aujourd’hui totalement remis en cause.

La prise en compte du contrôle continu pour 40 % dans l’évaluation et donc dans la sélection des élèves sur Parcoursup pose un problème majeur au ministère de l’Éducation nationale. La diversité des pratiques des enseignants et des établissements brouille l’information et les moyennes annuelles de chaque élève ne peuvent être acceptées comme un « signal » fiable (à l’instar des prix sur un marché) par les établissements d’enseignement supérieur.

Alors que l’objectif stratégique des réformes Blanquer était de mettre le lycée au service de la sélection scolaire pour le post-bac, les établissements de l’enseignement supérieur soupçonnent les enseignants de pratiquer une sorte d’inflation évaluative pour ne pas pénaliser l’orientation de leurs propres élèves. Ce que reconnaît explicitement Pierre Mathiot, artisan de la réforme du baccalauréat : « Beaucoup d’acteurs du système éducatif constatent une montée des notes. Cela peut constituer un problème lorsque ces jeunes accèdent à l’enseignement supérieur. » (La Croix, 28 juin 2021).

Or, pour « fonctionner » convenablement, un système sélectif a besoin d’un mécanisme d’évaluation fiable. Si l’incertitude est forte, le risque est grand de voir les établissements d’enseignement supérieur considérer la « qualité » du lycée d’origine comme la donnée la plus pertinente pour évaluer et sélectionner des dossiers de candidature individuelle.

Après avoir accompagné ses réformes d’un discours aussi volontariste que méritocratique et individualiste, Jean-Michel Blanquer serait alors obligé de reconnaître que les chances d’accès à l’enseignement supérieur des lycéens sont surdéterminées par la « valeur » et le classement de leur établissement d’origine. La révolution néolibérale accoucherait alors d’une révolution profondément conservatrice…

Parfaitement conscient de cette situation, le ministère de l’Éducation nationale a d’ores et déjà annoncé diverses mesures et initiatives. L’objectif stratégique est d’engager l’ensemble du système scolaire dans une « culture de la note ». L’intention est d’ « harmoniser », de « collégialiser » les pratiques d’évaluation selon trois niveaux : un « cadrage national », une « guidance apportée par les corps d’inspection » au niveau des académies et, localement, une formation à l’évaluation et des incitations à l’harmonisation des pratiques[1].

Autrement dit, dès la rentrée 2021, l’Éducation nationale s’engage dans des procédures très serrées de contrôle et de vérification des pratiques enseignantes. Chaque établissement, chaque professeur, sera tenu de se conformer aux exigences d’une évaluation pertinente et fiable.

Toute la question est évidemment de savoir quels peuvent être les critères de définition d’évaluations pertinentes. Pour le comprendre, on peut se reporter aux documents distribués par le ministère de l’Éducation nationale à destination des jurys chargés de l’harmonisation des notes de contrôle continu pour la session 2021 du baccalauréat. Ces documents leur donnaient pour premier objectif le repérage « d’éventuelles discordances entre les notes présentées par rapport à celles de l’Académie et, dans le cas du contrôle continu, par rapport aux notes obtenues lors des années précédentes ». Les jurys devaient donc s’assurer que les notes / moyennes d’un établissement sont proches des moyennes académiques ou, mieux, des notes obtenues les années précédentes.

Les jury d’harmonisation pourront donc à l’avenir baisser les notes d’élèves brillants, mais scolarisés dans un établissement aux performances habituellement moyennes, ou à l’inverse, rehausser celles des élèves d’établissements habituellement performants afin de rapprocher les notes de ces derniers des moyennes académiques, ou des moyennes précédentes. La conséquence logique et immédiate pour les élèves est de voir leurs résultats et leurs niveaux prédéfinis par l’historique des résultats de leur établissement, les résultats des années précédentes apparaissant ici comme les données les plus prédictives et pertinentes pour définir le niveau présent et futur des élèves.

À travers l’« harmonisation » des notes de contrôle continu, le ministère de l’Éducation nationale se dote aussi et surtout d’un outil de contrôle managérial du travail enseignant.

Cette réforme de l’évaluation du bac représente donc bien une transformation radicale des pratiques pédagogiques de l’enseignement secondaire. Pour les enseignants, bien sûr, puisque leurs pratiques et leurs relations pédagogiques avec leurs élèves seront particulièrement affectées. Mais pour les élèves aussi, puisque cette « fabrique des résultats » suivra une logique de reproduction des résultats obtenus par les générations précédentes.

À travers l’« harmonisation » des notes de contrôle continu, le ministère de l’Éducation nationale se dote aussi et surtout d’un outil de contrôle managérial du travail enseignant puisqu’il pourra désormais intervenir directement sur les pratiques évaluatives d’un professeur ou d’un établissement. On est alors en droit de se demander si le renforcement du contrôle continu dans l’évaluation du baccalauréat a réellement comme objectif d’évaluer de façon plus juste le travail des lycéens, ou si elle ne va pas plutôt permettre de mieux contrôler celui des enseignants.

On perçoit aussi à travers ces « aménagements » que la signification du baccalauréat est profondément transformée. Pierre Mathiot, pour sa part, le définit comme « une série d’épreuves qui a vocation à positionner les élèves vers l’enseignement supérieur ». C’est un « temps passeport » ou un « point de passage ».

Comprenons bien : le baccalauréat n’est pas un moment de contrôle ou d’évaluation réalisé grâce à une série d’épreuves nationales pour certifier le niveau « réel » d’un élève. Le baccalauréat se confond désormais avec le lycée lui-même. Il devient un processus de « sélection-orientation » suivi par tous les élèves, qui n’a d’autre objectif que de les orienter vers les filières ou formations supérieures pour lesquelles ils semblent présenter les chances de réussite les plus grandes.

Si la philosophie générale du baccalauréat change complètement, une question demeure pour tous les établissements d’enseignement supérieur : comment « garantir » le niveau de chaque élève ? Hier, cela pouvait encore se faire grâce à l’organisation d’épreuves nationales. Désormais, ce sera par le cadrage et la surveillance permanente des pratiques des enseignements qui doivent se conformer aux résultats les plus prévisibles de leurs élèves.

Ce que Jean-Michel Blanquer a annoncé au mois de juin 2021, ce n’est pas seulement le contrôle continu pour les élèves. Il a annoncé le « contrôle continu » pour l’école tout entière. Un contrôle des pratiques pédagogiques toujours plus poussé pour répondre aux exigences nouvelles du lycée désormais inséré dans le fameux Bac – 3 / Bac + 3.

C’est à l’évidence, une transformation radicale du lycée ; transformation que Pierre Mathiot n’hésite pas à qualifier d’« historique ».

Jean-Yves Mas

Professeur de SES, Enseignant du secondaire

Guy Dreux

Professeur de SES , Enseignant du secondaire et membre de l’Institut de recherches de la FSU