Social

Pas de garantie de l’emploi sans revenu garanti

Historien

Mise en œuvre depuis 1er décembre, la réforme de l’assurance chômage risque de plonger dans la pauvreté de nombreux allocataires, notamment parmi ceux qui enchaînent contrats courts et périodes d’inactivité. Face à cette précarité grandissante se pose la question des politiques à envisager : garantie du revenu ou de l’emploi ? En réalité, l’un ne va pas sans l’autre : souvent opposées, les deux approches peuvent en réalité s’avérer complémentaires et soutenir ensemble le développement du pouvoir d’agir des personnes par la sécurisation de leur existence.

La campagne « Un emploi vert pour tous ! » lancée en 2021 par l’Institut Rousseau et Hémisphère gauche, soutenue par plusieurs ONG écologiques[1], propose de généraliser l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) à l’échelle nationale pour créer un million d’emplois autour d’activités d’utilité sociale et écologique.

Dès le début, le revenu de base a fait figure d’épouvantail. Alexandre Ouizille et Chloé Ridel, porte-paroles de la campagne, ont publié dans Libération une tribune intitulée : « Pour une garantie de l’emploi et non un revenu garanti ». On ne pouvait faire plus explicite. Leur argument principal tenait dans une idée : « Le revenu universel n’est, finalement, qu’une forme de solde de tout compte de la société vis-à-vis de l’individu, une transaction monétaire qui vaut quitus[2] ».

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C’est ce même argument qui a été employé par Emmanuel Macron pour rejeter le projet d’expérimentation du revenu de base porté par 19 départements socialistes, évoquant lui aussi un « solde de tout compte » lors des annonces de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté le 13 septembre 2018. Pour lui, « au droit à l’accompagnement, doit correspondre un devoir, et il doit y avoir une sanction si tel n’est pas le cas[3] ».

Le revenu de base, traduction de basic income qui constitue la terminologie admise au niveau international, même si les étiquettes sont foisonnantes, est défini de manière idéal-typique par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght comme « un revenu en espèces, payé régulièrement à tous, à titre individuel, sans conditions de ressources ni obligation de travailler[4] ». Bien sûr, cette définition générique connaît des aménagements selon les doctrines, les programmes et les expérimentations qui s’y rattachent.

En toile de fond des débats entre garantie de l’emploi et revenu garanti, c’est bien la question des politiques d’activation des dépenses sociales qui est soulevée. L’activation vise à la fois à exiger des allocataires qu’ils changent de conduite et à orienter les systèmes de protection sociale vers la création d’emplois, ce qui passe le plus souvent par des systèmes d’obligations et de sanctions[5]. L’absence d’obligation de travailler, autrement dit l’inconditionnalité, du revenu de base vient en rupture avec le référentiel néolibéral des politiques sociales. En déconnectant le revenu du travail, il remet en cause les dispositifs d’incitation financière et les valeurs utilitaristes qui les sous-tendent.

Cela soulève une question : le revenu garanti est-il compatible avec la garantie de l’emploi ? Reposant sur une anthropologie de l’homo œconomicus, les politiques d’activation aboutissent à une confusion entre l’accompagnement et le contrôle. L’usage récurrent de la notion de « solde de tout compte » en atteste. Ne pas associer des devoirs ou une quelconque obligation au droit au revenu est considéré comme un abandon des individus à eux-mêmes.

Or, les expérimentations du revenu de base démentent ce préjugé et, d’autre part, les expérimentations de garantie de l’emploi partagent avec le revenu garanti une même approche du développement du pouvoir d’agir des personnes en lieu et place des dispositifs de contrôle social.

Le revenu garanti ne désincite pas à l’emploi

Les expérimentations du revenu de base s’inscrivent dans le référentiel d’activation. À partir de la constitution de deux groupes sociologiquement identiques, l’un recevant le traitement et l’autre servant de contrôle, elles ont pour objectif de mesurer les changements comportementaux des personnes et accordent pour cela une place centrale au retour à l’emploi comme aux incitations financières, mais elles ne reprennent pas les dispositifs de sanctions qui leur sont généralement associés.

Plusieurs expérimentations sur des sites de saturation[6] ont eu lieu dans les années 1970 aux États-Unis, qui ont testé des formes différentes d’impôt négatif faisant notamment varier le niveau du revenu garanti et les taux de reprise : dans le New-Jersey et en Pennsylvanie de 1968 à 1972, dans l’Iowa et en Caroline du Nord de 1969 à 1973, Gary dans l’Indiana de 1971 à 1974 et à Seattle et Denver de 1971 à 1982. Une autre a été menée à Dauphin, dans la province canadienne du Manitoba de 1975 à 1978.

Ces expérimentations ont émergé dans un contexte de redécouverte de la pauvreté dans les pays développés, que les États-providence n’ont pas su éradiquer. Inspirées des propositions de Milton Friedman sur l’impôt négatif, consistant à verser une prime aux familles dont les revenus étaient inférieurs au montant du revenu garanti, ces expérimentations ont en fait introduit un revenu minimum aux foyers sans ressources dans un pays qui en était dépourvu[7].

Les évaluations se sont concentrées sur les effets sur l’offre de travail, dont la tendance était de se contracter. Compte tenu de la taille des échantillons et du niveau plus élevé de l’impôt négatif, seuls les résultats de l’expérimentation de Seattle-Denver sont considérés comme significatifs. Le taux d’emploi des femmes en couple a baissé de 8 % et celui des hommes de 4 %[8].

Plus récemment, l’expérimentation finlandaise qui a été menée entre 2017 et 2019, a eu pour principal objectif de mesurer si le revenu de base a un effet positif sur le taux d’emploi. La question est donc renversée par rapport aux expérimentations américaines. Plutôt que de réduire l’offre de travail, le revenu de base appliqué aux bas revenus est supposé l’augmenter. Pour cette raison et pour éviter les biais dus à son mode de financement via l’impôt sur le revenu, il est octroyé 560 euros par mois, intégralement cumulables avec des revenus d’activité, à 2 000 chômeurs tirés au sort pendant une durée de deux ans.

Le rapport final d’évaluation établit toutefois que l’expérimentation du revenu de base n’a eu que peu d’effets sur l’emploi, ce qui amène Kari Hämäläinen, de l’Institut finlandais de recherche économique, à en conclure que les problèmes relatifs à la recherche d’emploi ne sont pas liés à la bureaucratie ou aux incitations financières. Les effets du revenu de base se sont fait bien davantage ressentir sur des critères de bien-être, de confiance dans les institutions, d’engagement et d’autonomie[9].

La réconciliation dans l’expérimentation

À travers l’exemple de l’expérimentation finlandaise, il apparaît que si le revenu de base n’est pas un instrument efficace des politiques de l’emploi, il ne semble pas leur être incompatible, les freins à l’emploi relevant d’autres facteurs que les incitations financières, comme les problèmes de santé, de mobilité, de garde d’enfant ou de formation[10]. Mieux, les territoires voulant l’expérimenter, comme la Corse ou le collectif de départements emmené par la Gironde[11], portent aussi très souvent des projets d’expérimentation TZCLD. Comme a pu le souligner Laurent Grandguillaume, président de l’Association des TZCLD, « revenu de base et territoires zéro chômeur ne sont pas incompatibles : ils partagent une même philosophie de l’expérimentation[12] ».

Au-delà, les deux interrogent les dispositifs d’accompagnement. Le département de la Gironde a par exemple conduit une réflexion avec ses travailleurs sociaux. Un focus group réuni fin 2016-début 2017 a conclu que le revenu de base constitue « une occasion de repenser le travail social, d’innover dans le travail social ». Des travaux complémentaires ont permis de préciser cette idée. Le premier constat fait état de la déconstruction des représentations d’une « assistante sociale – tiroir-caisse ». L’enjeu est bien de débureaucratiser le travail social pour lui redonner du sens en le recentrant sur l’accompagnement plutôt que sur la gestion de dispositifs et particulièrement ses fonctions de contrôle, cela pour le « réhumaniser ».

Dégagés de la réponse aux besoins essentiels, même si les problèmes de logement, d’éducation, de formation ou d’emploi demeureront, ils espèrent, avec la fin du contrôle social, se consacrer au cœur de métier du service social (insertion, prévention, socialisation), requalifier leur relation aux allocataires, améliorer la qualité d’accueil et de travail, changer de posture pour favoriser la participation des personnes. Cela encouragerait, selon eux, les travailleurs sociaux à s’engager pleinement dans le développement social en mobilisant ses outils : ateliers, actions collectives, développement du pouvoir d’agir, suivis personnalisés…

Le revenu de base invite ainsi les professionnels à revoir leurs modalités d’intervention pour sortir des relations d’aide individuelle et de la prestation de service qui ont pour conséquence l’inflation des besoins auxquels les budgets publics ne peuvent plus répondre. Tout l’enjeu est de passer à un référentiel préventif permettant de désectoriser les politiques publiques et de développer des actions collectives pour régénérer les solidarités. Il ne s’agit plus de lever les freins au retour à l’emploi, mais de s’appuyer sur les potentialités et ressources des personnes[13].

L’expérimentation TZCLD va dans le même sens. À l’initiative d’ATD Quart-Monde, elle a été lancée en 2017 dans dix territoires pilotes pour construire une garantie d’emploi avec les chômeurs de longue durée. Très concrètement, avec un financement reposant en grande partie sur le recyclage des dépenses passives, l’expérimentation crée des emplois de qualité, d’utilité sociale et non délocalisables pour les territoires en développant des services aux entreprises, commerçants et agriculteurs, ainsi qu’aux associations ou aux collectivités, des conciergeries de territoire, des activités liées à la transition écologique ou des activités de production.

Les personnes privées d’emploi (PPE) sont centrales dans l’expérimentation. Il s’agit d’inverser radicalement la logique de l’emploi. Le primat est accordé à l’offre de travail des PPE, qui doit cependant s’articuler aux besoins non satisfaits du territoire et à une contrainte de non-concurrence. Il en résulte que, plutôt que de candidater individuellement à des offres d’emplois, les PPE s’engagent dans une action collective. Ils expriment leurs envies, révèlent leur savoir-faire, réalisent une étude socio-économique du territoire, tout cela pour définir le contenu du travail avant de le transformer en emplois lors de la création d’activité.

Si cette démarche n’est pas exempte de tensions, tant dans la conception du projet (entre les projets des PPE et les besoins du territoire) que dans sa mise en œuvre (entre les projets des PPE et les exigences de rentabilité, entre les employés et l’employeur), elle n’en reste pas moins porteuse d’un changement de référentiel des politiques de l’emploi en établissant un « droit à un employeur[14] ».

Au total, si la réallocation des dépenses passives indique que l’expérimentation TZCLD s’inscrit toujours dans le référentiel d’activation, l’inversion de la logique de l’emploi l’en éloigne pour la rapprocher du revenu de base, qui repose lui aussi sur l’inconditionnalité et l’adhésion des personnes. Cet exemple permet de clarifier la distinction entre l’accompagnement et l’obligation et d’ouvrir un chemin original passant par le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectifs. Par ailleurs, la création du revenu de base consoliderait le financement de TZCLD, puisque ses dépenses évitées y seraient recyclées.

Il apparaît ainsi que non seulement le revenu garanti et la garantie de l’emploi ne sont pas contradictoires, l’un n’allant pas sans l’autre dans la continuité d’un parcours d’insertion, mais qu’en plus ils soutiennent ensemble le développement du pouvoir d’agir des personnes par la sécurisation de l’existence et l’inversion de la logique d’emploi.

Conçue de la sorte, leur articulation permet d’éviter deux écueils : d’une part, un revenu garanti ayant pour corollaire la sortie du travail qui reviendrait à priver les personnes d’une identité sociale et professionnelle fournie par l’emploi, et d’autre part une garantie de l’emploi qui oublierait la pauvreté et la précarité associées aux ruptures de parcours. Compte tenu de la discontinuité croissante du travail, il est en effet nécessaire de lier étroitement ces deux droits.


[1] Les Amis de la Terre France, Notre affaire à tous, On est prêt, Youth for climate, Alternatiba, Printemps écologique, Les économistes atterrés, Agir pour le climat, Ça commence par moi, Unis pour le climat, Wings of the Ocean, Action non-violente Cop21, HOP, CFTC, Bio consom’acteurs, Pour un réveil écologique.

[2] A. Ouizille et C. Ridel, « Pour une garantie de l’emploi et non un revenu garanti », Libération, 16 février 2021.

[3] E. Macron, « Transcription de la présentation par le Président de la République de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté », 13 septembre 2018. Mise en ligne le 13 septembre 2018 [consulté le 14 juillet 2021].

[4] P. Van Parijs et Y. Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel : une proposition radicale, Paris, La Découverte, 2019.

[5] J.-C. Barbier et W. Ludwig-Mayerhofer, « The many worlds of activation », European Societies, Introduction to the special issue, vol.6, n°4, p.423-436.

[6] Un site de saturation est un territoire délimité, tel qu’un quartier, une commune, un bassin de vie, etc.

[7] G. Allègre, « L’expérimentation sociale des incitations financières à l’emploi : questions méthodologiques et leçons des expériences nord-américaines », Document de travail OFCE, n°2008-22, juillet 2008, 38p.

[8] P. Robins, « A Comparison of the Labor Supply Findings from the Four Negative Income Tax Experiments », Journal of Human Ressources, vol.20, issue 4, 1985, p.567-582.

[9] Kela, « Results of Finland’s basic income experiment: small employment effects, better perceived economic security and mental wellbeing », 6 mai 2020. Mise à jour le 6 mai 2020 [consulté le 14 juillet 2021].

[10] C. Marc et C. Range, « Insertion professionnelle et sociale : des spécificités transversales aux différents types de minima sociaux », Recherches et Prévisions, n°91, 2008, pp.92-100.

[11] T. Duverger, « La fabrique d’une expérimentation sociale : les départements et l’expérimentation du revenu de base », RDSS, n°111, mars-avril 2020, pp.260-268.

[12] Propos tenus lors de la journée d’études sur TZCLD organisée par la Ville de Bordeaux le 11 juin 2021 dans le cadre de la préparation de sa candidature au nouvel appel à projets.

[13] R. Lafore, « Vers un service public de l’insertion », Note, Terra Nova, 29 mai 2019.

[14] M. Béraud et J.-P. Higele, « “Territoire zéro chômeur de longue durée” : les luttes d’interprétation d’un droit à l’emploi », Nouvelle Revue du Travail, n°17, 2020, Mise à jour le 1er novembre 2020 [consulté le 14 juillet 2021].

Timothée Duverger

Historien, Maitre de conférences associé à Sciences Po Bordeaux, directeur de la Chaire TerrESS

Notes

[1] Les Amis de la Terre France, Notre affaire à tous, On est prêt, Youth for climate, Alternatiba, Printemps écologique, Les économistes atterrés, Agir pour le climat, Ça commence par moi, Unis pour le climat, Wings of the Ocean, Action non-violente Cop21, HOP, CFTC, Bio consom’acteurs, Pour un réveil écologique.

[2] A. Ouizille et C. Ridel, « Pour une garantie de l’emploi et non un revenu garanti », Libération, 16 février 2021.

[3] E. Macron, « Transcription de la présentation par le Président de la République de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté », 13 septembre 2018. Mise en ligne le 13 septembre 2018 [consulté le 14 juillet 2021].

[4] P. Van Parijs et Y. Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel : une proposition radicale, Paris, La Découverte, 2019.

[5] J.-C. Barbier et W. Ludwig-Mayerhofer, « The many worlds of activation », European Societies, Introduction to the special issue, vol.6, n°4, p.423-436.

[6] Un site de saturation est un territoire délimité, tel qu’un quartier, une commune, un bassin de vie, etc.

[7] G. Allègre, « L’expérimentation sociale des incitations financières à l’emploi : questions méthodologiques et leçons des expériences nord-américaines », Document de travail OFCE, n°2008-22, juillet 2008, 38p.

[8] P. Robins, « A Comparison of the Labor Supply Findings from the Four Negative Income Tax Experiments », Journal of Human Ressources, vol.20, issue 4, 1985, p.567-582.

[9] Kela, « Results of Finland’s basic income experiment: small employment effects, better perceived economic security and mental wellbeing », 6 mai 2020. Mise à jour le 6 mai 2020 [consulté le 14 juillet 2021].

[10] C. Marc et C. Range, « Insertion professionnelle et sociale : des spécificités transversales aux différents types de minima sociaux », Recherches et Prévisions, n°91, 2008, pp.92-100.

[11] T. Duverger, « La fabrique d’une expérimentation sociale : les départements et l’expérimentation du revenu de base », RDSS, n°111, mars-avril 2020, pp.260-268.

[12] Propos tenus lors de la journée d’études sur TZCLD organisée par la Ville de Bordeaux le 11 juin 2021 dans le cadre de la préparation de sa candidature au nouvel appel à projets.

[13] R. Lafore, « Vers un service public de l’insertion », Note, Terra Nova, 29 mai 2019.

[14] M. Béraud et J.-P. Higele, « “Territoire zéro chômeur de longue durée” : les luttes d’interprétation d’un droit à l’emploi », Nouvelle Revue du Travail, n°17, 2020, Mise à jour le 1er novembre 2020 [consulté le 14 juillet 2021].