La formation professionnelle peut-elle aider à atteindre le plein emploi ?
Durant son allocution du 9 novembre dernier, le président de la République a déclaré « viser […] le plein emploi » d’ici la fin de sa mandature. Alors que le chômage de masse caractérise la situation française depuis plusieurs décennies, le pari apparaît pour le moins risqué. Il s’agirait en fait de ramener de 9,5 % à 7 % le taux de chômage en France d’ici le printemps 2022.
Parmi les mesures mobilisées pour y parvenir, Emmanuel Macron pensait sans doute à la formation d’un million et demi de demandeurs d’emploi et de jeunes annoncée par son Premier ministre le 27 septembre dernier. Jean Castex, accompagné d’Élisabeth Borne, avait en effet présenté à cette date le nouveau plan « d’investissement dans les compétences et de réduction des métiers en tension ». Ce plan sera-t-il en mesure de répondre aux ambitions présidentielles ?
Pour tenter de répondre à cette question, le mieux est sans doute de se reporter aux propos du Premier ministre lui-même. Après la séquence habituelle d’auto-satisfaction à propos de la politique qu’il mène dans le sillage de celle de son prédécesseur en matière d’emploi et de formation professionnelle, Jean Castex a présenté les mesures censées répondre aux difficultés de recrutement que rencontre actuellement le pays. Deux objectifs ont été annoncés.
Le premier vise à répondre aux besoins de recrutement dans des secteurs traditionnellement déficitaires en main d’œuvre comme le commerce, les transports routiers, le bâtiment, la santé et l’aide à la personne, en mobilisant davantage les mesures présentes dans la loi de septembre 2018 « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel ».
Le second se propose de simplifier le dispositif de « Transitions Collectives » (TransCo) qui, depuis début 2021, vise (par la formation) à favoriser la reconversion des salariés (dont les emplois sont menacés) vers des métiers qui recrutent[1] localement. Selon le Premier ministre, ce dispositif manquerait de visibilité et d’attrait, notamment pour les PME. Pour en bénéficier, les employeurs doivent en effet signer avec les organisations syndicales représentatives un accord de « gestion des emplois et des parcours professionnels » (GEPP). Or celle-ci est peu utilisée par les entreprises. Le gouvernement prévoit donc de remplacer cette obligation par une simple consultation du Comité social et économique (CSE) sur la liste des métiers menacés pouvant ouvrir droit aux aides gouvernementales et d’autoriser la mobilisation de TransCo dans le cadre des ruptures conventionnelles collectives (RCC).
Au total, un budget de 1,4 milliard d’euros devrait être débloqué pour financer ce nouveau plan : 600 millions seraient consacrés à la formation des salariés et 800 millions à celle des demandeurs d’emploi, notamment de longue durée. Environ 900 millions devraient être débloqués dès cette fin d’année et 500 millions en 2022.
Des mesures qui ne répondent pas aux exigences de l’heure
À première vue, on pourrait se féliciter que le gouvernement s’engage à financer de nouvelles formations en direction des salariés et des chômeurs. Pour autant, une lecture plus attentive de ces annonces nous pousse à nuancer fortement ce premier jugement.
Les mesures annoncée s’inscrivent en effet dans la continuité des nombreux plans de formation des demandeurs d’emploi adoptés par les gouvernements successifs.
Loin de répondre à l’urgence climatique et aux évolutions technologiques (intelligence artificielle, numérisation, réindustrialisation), ces décisions constituent un nouvel avatar d’une vision étroitement adéquationniste de la relation entre formation et emploi.
Loin de chercher à qualifier la main d’œuvre et permettre à la Nation de répondre à ces enjeux, elles ne font que répondre aux exigences des employeurs d’adaptation de la main d’œuvre à leurs besoins immédiats sans anticipation des besoins futurs en qualification.
Pourtant, Jean Castex semblait porter un diagnostic lucide sur la situation lorsqu’il indiquait que : « La révolution numérique, la transition écologique, la nécessité de réinvestir notre industrie ont des conséquences directes sur les salariés et leurs qualifications. Les entreprises de tous les secteurs doivent adapter leur production aux évolutions liées à ces transitions. Il nous faut donc aussi adapter la formation de nos salariés et de nos demandeurs d’emploi à ces évolutions. » Mais les mesures annoncées montrent que le gouvernement n’a pas la volonté d’apporter une réponse à la hauteur de ces enjeux.
Bien au contraire. La posture adoptée par le Premier ministre vise seulement à répondre aux difficultés de recrutement de certaines branches professionnelles par la mise en place de formations extrêmement courtes (300 000 ne dépasseront pas 40 heures, sur les 350 000 prévues). Elle n’est en fait que la reprise de mesures déjà testées sans succès à de très nombreuses reprises au cours de ces dernières décennies.
Le Premier ministre en a d’ailleurs lui-même fait l’aveu : « Alors évidemment, me direz-vous : cette tension dans le recrutement n’est pas un phénomène nouveau. Il y a longtemps que l’on entend parler dans ce pays de marchés en tension ».
Si l’on ajoute les mesures prises dans le cadre de la récente modification des conditions d’indemnisation des demandeurs d’emploi qui ne feront que réduire leurs droits pour mieux les obliger à accepter les conditions d’emploi dégradées qui régissent ces secteurs en tension, on perçoit la logique poursuivie par l’exécutif : adapter à minima les demandeurs d’emploi aux besoins des employeurs et les obliger à accepter des emplois que certains qualifient de « bad jobs ».
Comme l’indiquait sans détour le premier Ministre lors de son intervention : « L’une des premières réponses [aux difficultés d’emploi], nous l’assumons, c’est évidemment celle de la réforme de l’assurance chômage ». Les chiffres annoncés dernièrement par la Direction statistique du ministère du travail confortent dans cette analyse. Plus de 400 000 personnes ont délaissé ces secteurs pour chercher des emplois mieux rémunérés et disposant de conditions de travail acceptables. Certains secteurs professionnels, comme l’hôtellerie-restauration, en sont d’ailleurs conscients puisqu’ils ont engagé ces jours derniers des négociations portant sur une revalorisation des salaires.
Que penser également du second volet des mesures portant sur la simplification du dispositif TransCo ? Là aussi, il y a matière à s’inquiéter. La possibilité aujourd’hui ouverte aux employeurs d’utiliser ce dispositif dans le cadre des ruptures conventionnelles collectives se traduira inévitablement par une plus grande latitude à utiliser TransCo pour rompre les contrats collectifs de travail. Ce dispositif, qui avait initialement pour objectif de former les salariés pour répondre à leurs besoins de sécurisation professionnelle et d’évolution de carrière, se transforme avec ces nouvelles dispositions en un nouvel outil permettant de favoriser les licenciements collectifs.
Un système incapable de répondre aux enjeux actuels
Ces mesures s’inscrivent dans un contexte marqué par la mise évidence de graves dysfonctionnements engendrés par la réforme de la formation professionnelle de 2018. Trois ans après l’adoption de cette loi largement sous-financée, les caisses sont vides. France Compétences, nouvel organisme public chargé de la gouvernance et de la gestion financière du système, enregistre un déficit cumulé de plus de 4 milliards d’euros, ce qui l’oblige à emprunter sur les marchés financiers et à réduire le volume de son intervention.
Contraint dès lors de revoir la gouvernance et le financement du système, le gouvernement a de nouveau mis à l’agenda social la question de la formation des salariés et des chômeurs. Il s’est donc empressé d’encourager l’initiative du Medef de lancer son propre projet visant à impliquer les partenaires sociaux dans l’établissement d’un diagnostic de la loi de 2018 et dans la recherche de réponses à ces dysfonctionnements.
Ces discussions ont abouti à 49 propositions visant à adapter la loi de 2018 aux effets de la crise sanitaire, qui « a mis en évidence le manque d’accompagnement des salariés et des entreprises face aux évolutions profondes et rapides des métiers et face aux transitions à l’œuvre ». Ces propositions, formalisées dans un accord cadre interprofessionnel signé à la mi-octobre par les organisations syndicales et patronales (hormis FO et la CGT) qui n’avait pas souhaité participer aux discussions, visent à « adapter la loi de 2018 aux nouveaux enjeux ».
Compte tenu du contexte, elles seront probablement largement reprises par le législateur et certaines d’entre elles pourraient être traduites dans la loi avant la fin du présent quinquennat, si un créneau parlementaire est disponible ou, à défaut, être mises en œuvre par le gouvernement par voie de décret.
Si certaines de ces mesures méritent d’être regardées avec attention (demande d’une évaluation globale de la loi de 2018, amélioration des travaux d’analyse des formations dans les branches professionnelles…), elles s’inscrivent néanmoins dans la continuité de la loi qui de fait s’en trouve confortée. Elles ne peuvent dès lors constituer une réponse pertinente aux besoins des salariés et des demandeurs d’emploi comme aux exigences de l’économie. Ce dont le pays a besoin ce n’est pas d’un toilettage de la loi, mais d’une refonte globale du modèle existant.
Dans l’ouvrage que nous venons de publier aux éditions du Croquant, intitulé 1971-2021, Retour sur 50 ans de formation professionnelle, nous avons souligné comment, après l’adoption de la loi fondatrice de 1971 qui avait inscrit la formation professionnelle « dans le cadre de l’éducation permanente », la dérive du système de formation professionnelle constatée dès la fin des années 1970 a laissé perdurer une profonde inégalité d’accès.
Les quinze lois adoptées depuis 1971, et singulièrement celles de la dernière décennie, ont abouti, sans parvenir à réduire ces inégalités, à livrer davantage le système au marché et à accentuer le processus d’individualisation d’accès à la formation. La doxa néo-libérale de la concurrence libre et non faussée qui s’est imposée depuis le début des années 1980 dans ce secteur, comme dans d’autres domaines, ainsi que l’idéologie « personnaliste » développée par le candidat Macron[2], pour qui chaque individu doit être « libre de ses choix », se traduit dans le champ de la formation par l’injonction faite aux personnes de se former sur leur temps libre, et de participer à son financement.
La monétisation du compte personnel de formation (CPF) attaché à chaque individu[3], introduite en 2018, en est l’ultime avatar. Elle transforme la formation en un produit de consommation courant qui relève aujourd’hui en partie du Code de la consommation. Chacun peut acheter directement sur son smartphone une formation, sans l’intermédiation qu’apportaient les institutions publiques, parapubliques ou paritaires susceptibles de l’aider dans son choix d’orientation ou de résister aux politiques commerciales agressives de certains organismes de formation.
Ce démarchage par téléphone ou par Internet se généralise, et de nombreuses pratiques abusives sont constatées, estimées en octobre 2021 à près de 70 millions d’euros. Les travailleurs sont laissés seuls face à un marché constitué de plus de 70 000 organismes (essentiellement privés), dont certains ont comme seul souci de « vendre » de la formation sans garantie de contenu et de qualité.
Après avoir séduit plusieurs millions de salariés avec un CPF libre d’accès, voici que s’impose la nécessité d’en réguler l’accès du fait de la dérive financière. Ainsi le véritable objectif de la création du CPF se trouve en voie d’être atteint : faire accepter l’idée que la formation professionnelle relève de la responsabilité individuelle et « libérer » les employeurs de cette « obligation nationale » qu’avait instauré la loi de 1971.
Sous couvert « d’autonomie des personnes », c’est bien à une réduction des droits collectifs des salariés qu’on assiste. Ce changement des conditions d’accès à la formation se complètent d’un processus de désinvestissement financier des employeurs, il est vrai largement initié par les lois qui avaient précédé la loi de 2014 « relative à l’emploi à la formation professionnelle et à la démocratie ». Celle-ci avait en effet supprimé une part importante de la contribution financière obligatoire des employeurs à la formation des salariés sous le slogan fallacieux de « former plutôt que payer ».
Pour une refondation du système de formation
Répondre aux enjeux actuels, et permettre notamment le retour à l’emploi durable de centaines de milliers de chômeurs, devrait commencer par une réflexion sur le modèle économique et social propice à un développement harmonieux et à la place de la formation au sein de ce modèle. Prendre au sérieux les défis climatique et numérique devrait se traduire par un effort financier inédit de formation des salariés et des chômeurs, que le gouvernement actuel se refuse d’engager.
Pourtant, dans son discours de Châtellerault, Jean Castex rappelait fort opportunément qu’il « y a encore de l’ordre d’un million de jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en études ni en formation. » Sans compter les chômeurs et les salariés en reconversion forcée.
Dans ce contexte, plusieurs mesures pourraient être proposées et notamment la mise en place d’un droit différé à la formation pour ceux qui n’ont pas pu suivre d’études suffisantes. Il s’agirait de créer un droit de tirage disponible au cours de la carrière professionnelle afin de rattraper les inégalités constatées en formation initiale.
De même, l’ampleur des mutations en cours plaide pour l’instauration d’un véritable droit à la reconversion accessible à tous. Refonder le système de formation impliquerait également une amélioration des droits de salariés et de leurs représentants dans l’entreprise, ce que le patronat a toujours refusé, considérant que le plan de formation était son domaine réservé.
C’est essentiel car pour que des formations puissent être réellement utiles aux entreprises, cela implique que les salariés y trouvent leur compte et pour cela, que leurs intérêts collectifs soient défendus. Enfin, la formation ne pourrait être réellement appropriée par l’ensemble des salariés que si elle se traduisait par une véritable reconnaissance des acquis. Mais ce droit entre en opposition avec la notion de compétence que le patronat a réussi à imposer au détriment de celle de qualification, détruisant ainsi, ce qui en était d’ailleurs un des objectifs, le cadre des conventions collectives et des grilles de classification qui y était attaché.
Sans une véritable politique de qualification de la main d’œuvre, il est donc illusoire de penser pouvoir réellement combattre le chômage structurel en France. En revanche, une politique en trompe l’œil d’entrées des demandeurs d’emploi dans des formation courtes pourrait, il est vrai, agir sur le niveau statistique du chômage, mais l’effet serait de courte durée.