2022, l’année Taubira ?
Trois minutes dix-huit secondes de vidéo. Un fond blanc, un cadre serré, ni bande sonore ni emprunt d’image. Une déclaration politique donnant le premier rôle aux mots, à des mots soigneusement choisis, et centrée sur le partage d’une vision et de valeurs.
Le format de la vidéo mise en ligne par Christiane Taubira le vendredi 17 décembre 2021 est inhabituel au regard des standards actuels des allocutions, présidentielles ou de candidats à la présidence de la République, qui multiplient les symboles visuels pour en entretenir ensuite l’exégèse, comme des prises de parole en public formatées pour les chaînes d’information en continu, déclinaisons de mesures voulues chocs ou récit scénarisé d’un parcours de vie. Elle trace un horizon, marque la fidélité à des principes, privilégie la clarté et la détermination.
Tracer un horizon
A la gauche de l’échiquier politique, les candidates et candidats déclarés à l’élection présidentielle et leurs soutiens ne s’y sont pas trompés : tous ont immédiatement tenté de ramener la déclaration de Christiane Taubira à leur propre pratique de la politique pour minimiser la portée d’une entrée dans le jeu de la campagne présidentielle bouleversant leurs codes et leurs usages et susceptible par là-même de ramener vers les urnes les orphelins d’une gauche d’ambition et les déçus des promesses électorales multipliées mais jamais tenues.
La maire de Paris Anne Hidalgo, interrogée par Jean-Jacques Bourdin le 23 décembre, a ainsi parlé d’« une candidature supplémentaire », essayant de masquer par cette expression la singularité de la posture et de la personnalité de Christiane Taubira. La tentative semble pourtant a priori vaine. En août 2013, le New York Times écrivait dans le portrait qu’il consacrait à celle qui était alors ministre de la Justice qu’« éloquente et érudite, elle incarne une grande partie de l’idéal politique français ; elle cite des poèmes de mémoire ».
Sur la scène politique française, une telle description ne peut désigner qu’une seule personnalité et c’est de fait une chose rare. Les mots choisis à l’époque par le journaliste du New York Times – incarner et idéal (“she embodies much of the French political ideal” dans la version originale) – sont tout sauf neutres. L’idéal politique français est assis sur des valeurs et sur les grands principes qui fondent notre socle constitutionnel : la liberté, l’égalité, la fraternité, l’attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale. Et la capacité d’incarnation est essentielle à la réussite d’une candidature à la présidence de la République.
En 1995, à quelques semaines du premier tour, l’historien Pierre Rosanvallon en faisait dans une tribune, avec la compétence et la puissance de la vision, l’un des trois éléments composant l’image d’un responsable politique et en déterminant la crédibilité. Consistant en « une double fonction de représentation et de symbolisation » selon l’ancien professeur au Collège de France, la puissance d’incarnation permet « d’apparaître comme une force d’interprétation de la réalité, dans une société souvent opaque qui a du mal à se comprendre ». C’est tout le pari de la vidéo mise en ligne par Christiane Taubira accompagnée des seuls mots « Ce qui compte, c’est vous » : proposer aux citoyens une interprétation de ce qui compte.
Les Insoumis ont choisi un angle de réaction différent de celui d’Anne Hidalgo à la prise de parole de l’ancienne Garde des sceaux. L’anticipant de quelques jours, Pierre Jacquemain a publié le 14 décembre 2021, sur le site Regards.fr, un texte intitulé « Taubira 2022 : le spectre d’une candidature sans projet ». La ligne critique était ainsi fixée pour les soutiens de Jean-Luc Mélenchon : opposer à la vision esquissée par Christiane Taubira les plus de six cents mesures du programme de la France Insoumise. Le risque est pourtant grand pour eux de paraître défendre la politique par le quantitatif face à la proposition d’un horizon pour la France. D’oublier également que l’on gouverne peut-être avec un discours de politique générale, mais que l’on préside le pays avec des valeurs inscrites dans le dessin d’un avenir partagé.
Certes, dans De la révolution, la philosophe Hannah Arendt désignait la faculté de faire des promesses comme étant à ses yeux, dans le domaine politique, « la plus haute faculté humaine ». L’engagement démocratique ne consiste toutefois pas simplement à multiplier les promesses, mais avant tout à les tenir. La crise de notre démocratie prend racine dans le grand écart entre ces dernières et la réalité. Le tsunami d’une abstention qui n’épargne plus aucun type de scrutin appelle depuis des années à abandonner les programmes aux centaines de mesures jamais respectées, à renoncer à la tentation de la démagogie, à inventer une autre manière de faire de la politique, à s’engager à conduire la société vers un cap et à le tenir.
Dans le camp des soutiens de Yannick Jadot, l’allocution de Christiane Taubira a perturbé un agenda du jour consacré à la présentation de propositions en matière de travail. La volonté de minimisation a prévalu, le candidat d’EELV parlant d’une candidature « pas totalement à la hauteur », son conseiller agriculture d’un « coup de com » ; double commentaire frôlant l’inélégance en réponse à une prise de parole qui s’attachait à dire la grande valeur des candidates et candidats déclarés et l’estime et l’amitié qui leur étaient portées.
Mais la confrontation des deux approches – la convocation de la presse pour un égrenage de mesures d’un côté, une courte adresse directe aux citoyens de l’autre – et l’invisibilisation totale de la première par la seconde ont illustré dans les faits la faiblesse d’un tel positionnement. La finaliste de la primaire d’EELV Sandrine Rousseau n’a d’ailleurs pas dit autre chose, prévoyant en amont de l’annonce qu’elle changerait « forcément la donne » et qu’il ne faudrait pas minorer cet « événement politique », se réjouissant en aval que Christiane Taubira mette « les pieds dans le plat de l’union ».
Prendre soin des mots
La vidéo de Christiane Taubira annoncerait-t-elle dès lors pour la campagne présidentielle de 2022 une candidature différente dans la façon d’appréhender la politique et donc le jeu démocratique ?
Dès 2017, dans Ce qu’ils disent vraiment. Les politiques pris aux mots, ouvrage publié à la veille de l’élection présidentielle, la chercheure Cécile Alduy décrivait un « moment de vacillement », face auquel l’on attendait « des hommes politique qu’ils agissent, mais aussi qu’ils parlent : que leurs discours réparent, actent, recousent, mais aussi interprètent ». Christiane Taubira (qui adressait en juin 2020 un message à la mère d’Adama Traoré en ces termes : « si je pouvais capturer un bataillon de vers à soie, je le ferais pour recoudre juste un petit bout de son cœur brisé ») redonne ses lettres de noblesse à la parole politique dans une époque où celle-ci a perdu de sa valeur comme de sa superbe.
Loin des « casse-toi, pauvre con », « qu’ils viennent me chercher » et autres « Gaulois réfractaires au changement » conçus comme des machines à buzz, les prises de parole publique de Christiane Taubira incitent à convoquer les longues secondes de silence de Georges Pompidou interrogé en 1969 sur le suicide de l’enseignante Gabrielle Russier, suivies de quelques vers de Paul Éluard. Ou, de l’autre côté de la Manche, le verbe fort et emportant de Winston Churchill dont certains discours sont inscrits pour toujours dans la mémoire collective des Anglais.
Cécile Alduy, dans le même ouvrage, rappelle les mots de George Orwell en 1946. L’écrivain britannique soulignait que le chaos politique de la période n’était « pas sans rapport avec le pourrissement de la langue » et il ajoutait qu’il était « sans doute possible d’améliorer quelque peu la situation en commençant par le langage ». La chercheure en tire un souhait : « il est temps de prendre soin des mots dont nous usons pour créer le monde de demain ». Le soin mis au choix des mots est d’autant plus marquant dans la vidéo partagée par Christiane Taubira que celle-ci est brève. Dans un format dépassant à peine les trois minutes, chaque mot compte.
Alors que c’est l’absence de certains termes qui fait sens dans les allocutions de plusieurs dizaines de minutes – on se souvient de l’incompréhension du monde culturel en octobre 2020 après qu’Emmanuel Macron n’ait fait aucune mention de ce secteur à la veille d’un nouveau confinement –, chaque mot est pesé lorsque la parcimonie règne. Une parcimonie trouvant son fondement dans l’objectif donné à la vidéo du 17 décembre : définir ce qui compte. Une nouvelle approche de la parole politique que Christiane Taubira théorisait dans une interview accordée au journal Libération le 5 novembre 2013 : « la parole politique doit être plus claire, plus déterminée, plus ancrée historiquement et plus projetée dans l’avenir ».
Dans son allocution, Christiane Taubira dresse le constat d’un pays meurtri par les fragmentations, les exclusives et les exclusions, la fragilité du quotidien et les incertitudes de l’avenir, la souffrance de vies dévalorisées et par-là même abîmées pour reprendre les mots de l’anthropologue Didier Fassin. Elle trace un horizon de renforcement de la cohésion sociale, de réassurance – du quotidien et des trajectoires de vie –, et d’action immédiate face aux bouleversements climatiques et aux dangers qui menacent la biodiversité.
Elle dessine un avenir déjà esquissé dans la préface de l’ouvrage Ma vie sur la route de Gloria Steinem qu’elle signait en 2019, lorsqu’elle alertait sur l’« urgence de faire ensemble », de « restituer la sensibilité qui émane [des] causes contre le sexisme, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, la xénophobie, l’islamophobie » et de livrer bataille « pour des êtres de chair, pas pour des abstractions ». L’insistance mise sur la réalité des vécus, à l’inverse des approches théoriques ou des combats d’appareil, a anticipé de quelques heures l’appel de mille cinq cents élus locaux à l’union de la gauche publié dans le JDD le 19 décembre, dont les signataires expliquaient le risque d’une abstention massive pour la présidentielle par le fait que les citoyennes et les citoyens ne se sentaient pas jusque-là les sujets de l’élection à venir.
Socle des valeurs et de la cohésion nationale
L’approche proposée par Christiane Taubira est d’autant plus intéressante qu’elle n’oppose pas la réalité des vécus et la fidélité aux valeurs, mais qu’au contraire elle les articule en rappelant le caractère fondamental de la « belle ambition d’égalité, de justice sociale, de volontarisme écologique ». Elle fait du socle des valeurs celui de la cohésion nationale. La fidélité aux valeurs est essentielle pour se bâtir un destin collectif, pour comprendre « ce que nous voulons continuer d’être et ce que nous voulons devenir » (extrait ici d’une interview donnée à Libération le 11 septembre 2016).
C’est d’ailleurs au nom de la fidélité à sa conception du destin collectif français, de la primauté donnée à l’éthique et au droit, en résistance à la menace représentée par « les obsédés de la différence, les maniaques de l’exclusion, les obnubilés de l’expulsion » (ainsi qu’elle l’écrivait dans ses Murmures à la jeunesse), que Christiane Taubira a démissionné de son poste de Garde des Sceaux en amont de la présentation au Parlement du projet de loi portant sur la déchéance de nationalité.
Refuser de livrer les combats auxquels nos principes nous obligent, c’est trahir la confiance citoyenne et participer à abîmer la démocratie. Ainsi que le rappelait Robert Badinter, ministre de la Justice, à l’ouverture des débats sur la loi portant abolition de la peine de mort, un « pacte solennel » oblige les responsables politiques : « celui qui lie l’élu au pays, celui qui fait que son premier devoir d’élu est le respect de l’engagement pris avec ceux qui l’ont choisi ».
Articuler fidélité aux valeurs et réalité des vécus, c’est également savoir valoriser les forces qui font sens pour le pays et lui permettront de prendre en main son avenir. Christiane Taubira s’attache dans son allocution à mettre en avant les atouts qui permettront à cet avenir de se concrétiser, mentionnant les savoirs, les connaissances et les capacités innovatrices, distinguant le « patrimoine de recherche, d’artisanat, d’industrie, de culture, de dévouement civique, qui nous permet d’être aussi inventifs, aussi dynamiques ».
Citer le patrimoine de recherche fait tout particulièrement sens alors que la recherche en sciences humaines et sociales est l’objet depuis plusieurs mois en France d’attaques récurrentes d’une violence inédite. Insister sur le dévouement civique est une manière de saluer la force des engagements citoyens, qui donnent chair aux notions de solidarité et de fraternité, qui contribuent à façonner une société meilleure, qui sont essentiels à la protection de l’environnement et de la biodiversité, même s’ils ne sauraient seuls combler les failles de notre démocratie.
Adopter une nouvelle éthique de l’engagement politique et de l’action publique apparaît indispensable pour combler ces failles. Trois principes doivent être à son fondement : respecter l’engagement pris et la parole donnée ; respecter les citoyennes et les citoyens, dans toutes leurs différences et toutes leurs singularités ; toujours veiller à faire bien et pour les autres. L’allocution de Christiane Taubira, qui avait adopté pour slogan de campagne il y a vingt ans « Pour une République qui vous respecte », peut être appréhendée comme la promesse de cette nouvelle façon de faire de la politique, et demain de faire société.
Envergure
L’essayiste Mona Chollet partage dans les premières lignes de Sorcières. La puissance invaincue des femmes, la fascination qui a été la sienne, enfant, en découvrant le personnage de Floppy Le Redoux dans le roman jeunesse Le château des enfants volés. Floppy l’impressionnait « par l’aura qui émanait d’elle, faite de calme profond, de mystère, de clairvoyance ». Elle lui permit de découvrir « ce que pouvait être une femme d’envergure ». Sans doute est-ce ce qui frappe le plus avec la vidéo de Christiane Taubira du 17 décembre dernier : l’apparent contraste entre la brièveté de l’intervention et l’envergure de la déclaration.
Une envergure remarquable au regard du minimalisme de la forme et de l’économie des mots. Une envergure nécessaire au regard du défi historique auquel font face la gauche française dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022, et au-delà une démocratie abîmée par des décennies de pratiques politiques ayant oublié le pacte pourtant à son fondement, le respect des engagements pris, le respect des citoyennes et des citoyens.
Interrogée par Libération le 5 novembre 2013 sur les attaques racistes dont elle était la victime, Christiane Taubira s’étonnait qu’il n’y ait pas eu « de belle et haute voix qui se soit levée pour alerter sur la dérive de la société française ». Face aux dérives nauséabondes du débat public de ces derniers mois, elle a choisi de prendre ses responsabilités et d’être cette belle et haute voix, de tracer un horizon qui propose enfin dans les urnes une alternative véritable et puissante, fidèle aux valeurs et attentive à chaque vie.