Politique

En vue des législatives, ravivons la démocratie !

Sociologue

Pour susciter l’enthousiasme du camp de gauche et le conduire à occuper en masse les travées d’une Assemblée nationale enfin à l’écoute de ses préoccupations, confions le choix des investitures aux militants, activistes, syndicalistes et citoyens locaux, sans qu’aucune tutelle ne cherche à les enrôler derrière une bannière dont ils ne veulent pas ou à les obliger à accepter des diktats d’un autre temps.

Les assemblées et occupations sporadiques et éphémères qui ont suivi l’élimination de Jean-Luc Mélenchon du second tour des élections présidentielles n’auront finalement été que des manifestations de dépit. Et la protestation contre la présence de l’extrême-droite dans le scrutin final n’a pas fait descendre grand monde dans la rue. Ce sursaut d’agitation a plus tenu du rituel d’indignation entretenu par des groupes de militants aguerris que d’un embrasement spontané de la population contre un projet qui met en danger la démocratie et les libertés publiques. On peut le regretter.

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Cette indifférence est-elle un effet de la « confusion »[1] ou de la « désorientation »[2] qui règneraient dans les esprits ? Ou l’acceptation résignée qu’un changement de porte-parole de la protestation des laissés-pour-compte du libéralisme a définitivement eu lieu ?[3] Elle témoigne en tout cas de l’état d’atonie politique dans lequel le pays est plongé et de son accoutumance à voir toutes les nuances du racisme et de la xénophobie obtenir le soutien dans les urnes d’une partie du corps électoral[4].

Comment redonner envie de participer à un scrutin qui a cessé d’être conçu comme déterminant ?

Cela ne devrait pas faire oublier un phénomène de première importance : l’engouement d’une large fraction de cette jeunesse qui avait l’habitude de se tenir à l’écart des urnes en faveur d’une liste, celle de l’Union populaire, qui est parvenue, à l’étonnement général, à cristalliser ses frustrations, ses colères et ses peurs. Et, chose encore plus inattendue, ce phénomène s’est également étendu à ces zones considérées comme vouées à l’abstention qu’on nomme, de façon délibérément vague, les « quartiers populaires ». Quels seront les lendemains de cette effervescence électorale aussi soudaine qu’inédite ?

Il ne faut pas se faire d’illusion : on sait déjà que, pour ceux et celles qui ont cru qu’une autre élection était possible, le résultat du second tour est forcément désespérant. Il n’a toutefois pas donné lieu aux scènes qu’on a vu se dérouler à Washington le 6 janvier 2021, lorsque Donald Trump a lancé ses fans à l’assaut du Capitole pour bloquer l’investiture de Joe Biden. Nous n’y sommes pas. D’autant que, une fois la page du 24 avril tournée, le suffrage universel n’aura toujours pas dit son dernier mot ! Il devra s’exprimer encore deux fois lors des élections législatives.

Toute la question est de savoir s’il est possible, lorsque la déception et la rage se seront dissipées, de faire retrouver le chemin des urnes à des citoyens qui, privés d’un scrutin proportionnel depuis plus d’un demi siècle, se sont habitués à fuir ce qui est devenu inessentiel à leurs yeux : la désignation des membres du Parlement. Certes, mobiliser pour aller voter est moins glamour qu’appeler à la révolution. Mais le faire serait sans doute plus approprié pour conjurer la perspective d’une présidence dont il est raisonnable de craindre qu’elle accélère la régression des droits sociaux et politiques. Le pari est épineux : comment redonner envie de participer à un scrutin qui a cessé d’être conçu comme déterminant ?

Les voix qui ont profité du bulletin Mélenchon pour clamer leur refus des inégalités, de la précarité, des discriminations et de la médiocrité des politiques climatiques ont montré qu’il n’y avait rien de honteux à faire usage des urnes si cela permet de contribuer, sans espérances excessives, à corriger un ordre établi jugé défectueux. Vu sous cet angle, le vote ne s’apparente pas à une abdication, un renoncement à dénoncer toute forme de délégation ou à abolir tout type d’autorité. C’est l’envisager de façon plus tactique que théorique et s’en servir pour « récupérer la politique » et exprimer des aspirations à une vie meilleure.

Le choix massif en faveur du « vote utile » lors du scrutin du 10 avril peut être appréhendé de cette manière. Les électeurs ont en effet repris la main sur le suffrage universel en détrompant les prévisions des analystes et des conseillers en stratégie électorale. Ils ont consacré l’émergence d’une distribution des opinions en trois grands blocs qui s’agrègent de façon circonstancielle autour d’un nom dont aucun n’a de véritable assise partisane. L’ensemble du spectre politique couvert par les autres candidatures (dont les commentateurs disaient qu’elles établissaient le caractère démocratique de l’élection en assurant la pluralité de l’offre politique) a été réduit à la portion congrue, y compris les deux grands partis de gouvernement qui ont été rayés de la carte comme s’ils n’avaient jamais dominé la vie politique française pendant plus d’un demi siècle.

Ce changement brutal de comportement électoral tient avant tout à la nature du système institutionnel en vigueur en France. Tout régime démocratique repose sur deux piliers : la détention du pouvoir y émane de la souveraineté populaire telle qu’elle se dégage d’élections libres et régulières ; et l’action des gouvernants est soumise au contrôle de représentants investis par des groupes politiques identifiés. Pour juger de la vitalité d’un tel régime dans un pays donné, il convient d’examiner la manière dont y est garantie la légitimité des modalités de la représentation (l’élection permet-elle à chacun de faire entendre sa voix ?) et celle de l’exercice de la délégation (les décisions de l’exécutif traduisent-elles les préoccupations de la population telles qu’elles sont exprimées par le truchement des partis ?).

Sur ces deux points, la France est défaillante. Cela tient à un arrangement unique en Europe qui associe un scrutin législatif majoritaire (et pas proportionnel) à l’élection du Président au suffrage universel. Soixante années de ce système y ont fait basculer l’activité politique dans la dépendance à cette élection, devenue écrasante avec le passage au quinquennat et l’inversion du calendrier électoral. Ce dispositif, qui a précisément été inventé pour garantir une majorité parlementaire au chef de l’État nouvellement élu, a entraîné l’instauration de modalités de représentation et de délégation qui écartent les citoyens du débat public.

Le dernier mandat a aggravé les choses : l’atmosphère démocratique s’est raréfiée à mesure que la décision est devenue l’apanage d’un Président débarrassé du contrepoids d’un parti majoritaire et d’un Parlement capables de s’opposer à cette confiscation. Cette hypertrophie du « pouvoir exécutif »[5] a achevé de dévaluer la représentation nationale et de miner le rôle des partis politiques dans la formation des opinions et la sélection des prétendants aux fonctions politiques. Ce scrutin a crûment dévoilé l’impasse dans laquelle la Constitution de la Ve République a mis le pays. Peut-être imposera-t-il l’idée que la manière de faire de la politique selon les règles qu’elle fixe vient d’atteindre la limite du supportable.

Il est probable que, en dépit des déclarations du Président élu, l’instauration d’une démocratie « ouverte » [6] et « continue » [7] ne sera pas une priorité de son mandat renouvelé. Ou qu’elle se perdra dans les méandres des rouages un peu rouillés des « navettes » parlementaires. Or, les temps ont changé : les partis sont devenus des astres morts, les idéologies politiques ne dictent plus leur loi et les formations politiques tendent à devenir des « mouvements » dont l’orientation est soumise à l’approbation de ses adhérents.

Les pratiques politiques des citoyens concernés par les affaires publiques se sont autonomisées : elles prennent désormais l’allure de cortèges de rue, de pétition, de travail associatif, de collectifs de lutte, d’action directe non violente, de désobéissance civile ; parfois, de façon sporadique, de recours à la violence et d’émeutes ; et, en certaines circonstances, de la présentation de listes « citoyennes » aux élections. Ces nouvelles manières d’agir en politique (sans chef reconnu, sans programme élaboré, sans discipline interne et sans stratégie de conquête de pouvoir) est déroutante pour les caciques – et souvent jugée vaine par les observateurs de la chose publique[8]. Pour les partis traditionnels, qui disposent d’une couverture médiatique et de fonds à défaut de militants, l’épreuve des urnes est le dernier rempart pour justifier leur existence. Et voilà que le résultat du 10 avril met au jour le fait que les électeurs ne suivent plus leurs consignes.

L’organisation de la Primaire populaire n’a pas réussi à contraindre les dirigeants de partis à renoncer à la prééminence qu’ils revendiquent sur la définition des questions politiques, à réviser leurs principes caducs, à revoir leur fonctionnement obsolète et à abandonner leurs jeux d’appareils indécents. Mais ce n’est que partie remise. L’histoire de la présidentielle de 2022 ne s’arrêtera pas après l’investiture du vainqueur. Rien n’assure que le scrutin législatif à venir lui donne la majorité parlementaire qu’il s’attend à obtenir. Tout semble d’ailleurs plaider pour le contraire. L’ersatz de mouvement qui le soutient a toutes les chances d’être laminé et ses alliés et satellites sont encore très dispersés.

Jean-Luc Mélenchon a pris les devants en s’adjugeant la propriété des voix qui se sont portées sur son nom. Ce geste précipité est un mauvais présage.

Quant à la droite d’opposition (la républicaine et ses deux extrêmes), elle ne paraît pas en mesure de résorber les fractures qui se sont exposées en plein jour durant la campagne qui vient de s’achever. Tout cela n’est pas de très bon augure pour ce camp. C’est moins le cas pour celui de la gauche, qui pourrait forcer un avantage que la dynamique en faveur de l’Union populaire a fait apparaître. Si ses composantes savent se montrer intelligentes, elles peuvent rééditer leurs succès enregistrés lors des dernières municipales et régionales.

La bonne méthode pour le faire est connue : former des coalitions sans a priori ni exclusive autour d’une candidature unique dès le premier tour afin de porter un programme reprenant les propositions qui font la quasi unanimité des gens de gauche : augmenter les revenus des plus précaires, rétablir des services publics défaillants (hôpital, école, universités, justice), lutter contre les discriminations, démocratiser le système institutionnel, assurer la transition énergétique, rétablir les libertés publiques. C’est à cette tâche que doivent désormais s’atteler ceux et celles qui aspirent à un changement des priorités sociales, démocratiques, économiques et écologiques.

Mais voilà : les mentors ne rendent pas les armes sans combattre. En déclarant : « Élisez-moi Premier ministre » dès le lendemain de sa mise à l’écart de la course à la Présidence, Jean-Luc Mélenchon a pris les devants en s’adjugeant la propriété des voix qui se sont portées sur son nom. Ce geste précipité est un mauvais présage : il fait douter de sa volonté et de celle de son cercle proche de laisser les citoyens décider par eux-mêmes de la forme d’organisation qu’ils veulent donner aux coalitions à forger et de la nature de la campagne que celles-ci devront conduire. En posant sans attendre les termes du contrat qu’il soumet aux partenaires qui voudraient le rallier ou le rejoindre, il a fait le nécessaire pour ruiner une démarche unitaire : placer la compétition entre appareils de parti pour la répartition des sièges au centre de l’affaire[9].

Exactement l’inverse de ce qui pourrait susciter l’enthousiasme du camp de gauche et le conduire à occuper en masse les travées d’une Assemblée nationale enfin à l’écoute de ses préoccupations. Il n’est qu’une seule manière pour déjouer ce piège : confier le choix des investitures aux militants, activistes, syndicalistes et citoyens locaux, sans qu’aucune tutelle ne cherche à les enrôler derrière une bannière dont ils ne veulent pas ou à les obliger à accepter des diktats d’un autre temps.

Autrement dit, croire en la capacité délibérative de personnes qui seront élues sur la base d’un engagement à défendre les éléments d’un projet fixés de façon consensuelle. Ce qui sera perdu en dogmatisme sera gagné en démocratie. Est-ce là un prix trop lourd à payer pour ceux et celles qui croient encore que la compétence politique leur est réservée ? C’est pourtant la condition pour que l’espoir change de camp.

Quelle sera la suite ? Face à cette majorité inattendue dont la possibilité inquiète déjà le chef de l’État, celui-ci se trouvera devant une alternative : laisser le gouvernement gouverner (avec toutes les difficultés que la négociation d’un programme soulèvera et les dissensions qui ne manqueront pas de survenir) ou ouvrir une crise de régime. Le moment sera alors venu de travailler à la reconfiguration de l’ordre constitutionnel et réaliser enfin un projet dont la France a besoin depuis trop longtemps : passer à la VIe République. Le jeu en vaut décidément la chandelle.


[1] P. Corcuff, La grande confusion, Textuel, 2021.

[2] A. Badiou, Remarques sur la désorientation du monde, Gallimard (Tracts), 2021.

[3] F. Matonti, Comment sommes-nous devenus réacs ?, Fayard, 2021.

[4] R. Lefèvre, Faut-il désespérer de la gauche ?, Textuel, 2022.

[5] N. Rousselier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France XIXe-XXIe siècles, Gallimard, 2015.

[6] H. Landemore, Open Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2020.

[7] D. Rousseau, Six thèses pour la démocratie continue, Odile Jacob, 2022.

[8] A. Ogien, Politique de l’activisme, PUF, 2021.

[9] Ce qui est conforme à sa stratégie politique, voir M. Cervera-Marzal, Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, La Découverte, 2021.

Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS

Notes

[1] P. Corcuff, La grande confusion, Textuel, 2021.

[2] A. Badiou, Remarques sur la désorientation du monde, Gallimard (Tracts), 2021.

[3] F. Matonti, Comment sommes-nous devenus réacs ?, Fayard, 2021.

[4] R. Lefèvre, Faut-il désespérer de la gauche ?, Textuel, 2022.

[5] N. Rousselier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France XIXe-XXIe siècles, Gallimard, 2015.

[6] H. Landemore, Open Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2020.

[7] D. Rousseau, Six thèses pour la démocratie continue, Odile Jacob, 2022.

[8] A. Ogien, Politique de l’activisme, PUF, 2021.

[9] Ce qui est conforme à sa stratégie politique, voir M. Cervera-Marzal, Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, La Découverte, 2021.