Culture

L’institution utopique de la photographie

Historien de l'art

La photographie, qui a digéré sa révolution technologique et esthétique, est désormais promise à devenir un opérateur de citoyenneté, entre patrimoine vivant et lieu d’expérimentation du réel. Elle peut en effet se projeter dans des formes de création inédites, notamment à la faveur des hybridations qui se produisent entre pratiques analogiques et numériques. D’où l’importance d’intégrer aux lieux d’exposition et d’archivage une dimension d’éducation et de recherche et de créer de nouvelles institutions qui prennent en charge les métamorphoses de la photographie.

Lorsqu’en 2018 est créée l’association de préfiguration du Collège international de photographie du Grand Paris, c’est sur l’idée qu’une institution manquait en France pour connecter la sauvegarde des savoir-faire photographiques et la demande des artistes en matière d’expérimentation de procédés. Un lieu de production original en quelque sorte, où métier et expérimentation pourraient se rejoindre et constituer le terreau d’une forme de transmission de la photographie en direction des publics.

Cette tresse à trois brins – artiste-artisan-publics ou expérimentation-préservation-formation –, se veut distincte des écoles ou des centres d’arts et remplir une mission de préservation du patrimoine, vivant d’un métier comme celui de tireur, mis à mal par le passage au numérique, et se construire autour de l’idée concrète de laboratoire et d’atelier.

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Singulièrement, l’identification de ce besoin venait de l’observation des pratiques artistiques les plus contemporaines, hybridant les technologies et expérimentant des procédés historiques, et d’un désir exprimé par une génération millenium connectée aux nouveaux médias et pourtant fascinée par l’analogique. Bien identifié dans le domaine musical où l’obsolescence du disque vinyle a accompagné l’art du « turntablism » (platinisme) des DJ, reconnu dans l’univers du film et du cinéma avec l’articulation de l’expérimental et du patrimonial, la question du croisement patrimoine-création en photographie ne s’est pas réellement posée sur le plan institutionnel et critique en France.

Souvent réduites, pour mieux les disqualifier, à des formes de « nostalgies contemporaines » et à un goût du vintage qui s’exprime à travers les simulacres numériques (gammes d’effets offerte par les applications sur les smartphones, le style lo-fi, etc.), ces phénomènes s’en distinguent par leur aspect structurel et invitent à réfléchir aux valeurs de citoyenneté qu’elles peuvent contenir (transmission, métier, convivialité).

Elles indiquent surtout la profondeur des désirs et même des besoins de se reconnecter à la matière et plus largement au sensible. La culture analogique, et au-delà d’elle l’activation d’un patrimoine perçu comme un terrain d’exploration esthétique, n’apparaît dès lors pas comme un folklore ou une inversion temporelle (la nostalgie du « c’était mieux avant »), mais bien comme une culture faisant place à un « média résiduel » dans un monde saturé d’image et plongé dans le virtuel.

Véritable projet écosophique, le Collège international de photographie tente au lieu même de l’image d’en repenser les modes de production dans une visée autant artistique qu’éducative. Plus profondément encore, il s’agit d’accompagner les changements qui touchent l’imaginaire même du photographique : quelque chose qui déplace le paradigme de l’image vers une expérience élargie de la perception et du sensible.

Il ne s’agit pas seulement de sauvegarder un artisanat mais d’instituer une culture de la recherche qui vise à l’élargissement de l’imaginaire photographique.

Créer une institution d’un nouveau genre relève de l’utopie tant il faut contenir dans des missions identifiées un projet plus large qui engage une vision sociale et esthétique, mais il s’agit surtout de ne pas se tromper d’horizon : un projet tel que celui du Collège international de photographie ne concerne pas le devenir d’une profession et ses attributs industriels, il s’agit bien d’un horizon culturel (préserver des savoir et les activer) et artistiques (s’inscrire dans le champ des expérimentations).

Mais afin de ne pas constituer des micro-cellules et un entre-soi de l’érudition artisanale et esthétique, il s’agit de penser corrélativement la transmission globale de ces savoir-faire. Cette dimension éducative a tout à fait à voir avec les institutions du type conservatoire de musique voire d’arts dramatiques : des lieux où les répertoires et les savoir-faire peuvent être transmis grâce à des artistes-enseignants pour lesquels l’actualisation des pratiques hérité de fort longues histoires sont permanentes, qu’il s’agisse des instruments ou des méthodes de jeux et bien sur des répertoire d’œuvres à interpréter.

Toutes proportions gardées, on pourrait dire qu’en photographie on ne recourt pas aux procédés pigmentaires ou au cyanotype comme on le faisait au XIXe siècle, qu’on ne manie pas une chambre photographique comme on pouvait le faire il y a 100 ans. Il suffit aujourd’hui de regarder ce qui s’expose dans les galeries et les centres d’art photographiques ou dans un salon innovant comme « a ppr oc che », pour découvrir la richesse des propositions mobilisant des procédés anténumériques. L’image des procédés historiques en photographie s’est ainsi totalement transformée, si on la compare à l’attitude passéiste des photo-clubs jusque dans les années 1980, précisément avant que la photo ne bascule dans le champ de l’art contemporain et que la révolution numérique ne reconditionne les productions.

La photographie a vécu une double révolution (esthétique et technique), et un projet comme celui du Collège international de photographie naît de cette double révolution en conciliant recherche de création et savoir-faire photographiques associés au souci d’éducation. Il ne s’agit pas seulement de sauvegarder un artisanat mais d’instituer une culture de la recherche qui vise à l’élargissement de l’imaginaire photographique.

Cette recherche relève autant de la connaissance des procédés que de leur hybridation analogique-numérique. À bien y regarder, l’analogique s’exprime à travers le numérique principalement dans la question de l’impression des épreuves :  rien de plus matériel qu’une impression encrée sur un papier choisi. Une bonne part de la culture de laboratoire s’est transférée dans le traitement informatique des fichiers. La culture analogique est présente dans les productions artisanales du numérique (ce qui n’est pas le cas des print en ligne) ; connaissances, dialogues entre le « tireur » et le photographe sont essentiels.

De même, le métier de photograveur, qui a quasiment disparu en tant que tel, est transféré dans la préparation des fichiers à l’impression, qui nécessite un très haut niveau de connaissance de la chaîne graphique. On comprend bien que préserver des savoir-faire et leur capacité à servir l’expression artistique consiste aussi à les identifier là où ils se sont transférés, bien que devenus invisibles aux yeux de beaucoup.

C’est pourquoi le projet du Collège international de photographie repose sur la notion de savoir-faire et de métier : avec d’un côté l’urgence de ne pas voir disparaître des compétences et de l’autre le besoin de se reconnecter à la matière des images. L’imaginaire collectif des métiers est en train de changer ; l’apprentissage, le travail manuel, l’atelier et le laboratoire commencent à faire rêver les jeunes générations.

La question de l’inscription du Collège international de photographie dans le territoire était posée en 2018 au regard du projet d’aménagement urbain sur la commune d’Ivry-sur-Seine. En effet, le projet naît alors dans le cadre de l’appel à candidature « Réinventons la Seine » pour la transformation de l’ancienne usine des eaux de Paris, dans la dynamique du Grand Paris, d’où le nom de l’association de préfiguration à son origine.

Ralenti dans sa progression, ce projet de réaménagement par le promoteur ne fournissait plus fin 2019 une perspective viable au projet du Collège international de photographie. Toutefois, il avait été suffisamment identifié pour susciter l’intérêt d’acteurs privés et publics, c’est l’un de ces derniers, en l’occurrence la municipalité de Bry-sur-Marne (94) qui, début 2020, propose d’étudier la possibilité d’une implantation du projet sur sa commune.

Dans une période pour le moins complexe, entre crise Covid et élection municipale, l’idée a néanmoins fait son chemin et résisté à un changement d’élu, puisque le nouveau maire de Bry-sur-Marne a repris le dossier à l’automne 2020 et proposé d’accueillir le Collège international de photographie sur le site de la propriété Daguerre. La particularité de cette offre, et son atout majeur sur le plan symbolique et stratégique, viennent du fait que Louis Daguerre fut le co-inventeur de la photographie, et qu’une telle localisation donne tout son sens à la transformation du bâtiment en un lieu de transmission de la photographie; et que par ailleurs la municipalité accueille sur son territoire l’INA (Institut national de l’audiovisuel) et les studios de cinéma de Bry, l’ensemble constituant le projet porté par la mairie d’un “Pôle Image” constituant la ville en une véritable place forte de l’image, de ses origines jusqu’au technologie les plus récentes.

Désormais intégré à un projet global de développement culturel, implanté dans un lieu symbolique, le projet du Collège international de photographie permet de réfléchir à ce que l’on attend d’une structure d’intérêt général croisant les questions de formation, de sauvegarde, de recherche artistique et de transmission.

L’aménagement de la maison de l’inventeur Louis Daguerre sur près de 1000 mètres carrés au cœur de Bry-sur-Marne, à 30 mn du centre de Paris, au milieu d’un jardin (labellisé patrimoine régional) où se côtoient école maternelle, primaire et habitants, est pensé comme un lieu de formation, d’expérimentation et de transmission. Les ateliers accueilleront les formations, des studios permettront d’accueillir chercheurs en résidence et enseignants invités, une bibliothèque spécialisée permettra de consulter les ressources en matière de procédés notamment. La polyvalence des espaces permettra de restituer les travaux à des publics divers pour des moments d’échanges et de convivialité. Au surplus, le site permettra de réunir en séminaire des communautés de chercheurs dans tous les domaines proches de l’image.

Le Collège international de photographie est pensé comme un lieu de vie au cœur d’un lieu de mémoire : si la maison de Daguerre, quasiment reconstruite et réaménagée après la Guerre de 1870 qui l’a beaucoup détruite, ne porte plus vraiment de trace de son illustre occupant, les points de vue offerts par chacune des nombreuses ouvertures sont bien ceux que l’inventeur percevait lui-même : quelque chose de l’esprit des lieux réside alors dans l’expérience du regard.

Cette forme de patrimonialisation de la culture immatérielle (les savoir-faire) a une double particularité. Celle, déjà largement soulignée, d’être quasiment initiée par la création contemporaine, et celle d’être porteuse d’un projet pédagogique liée au tournant citoyen qui est au cœur des musées du futur.

Sur ce point, le domaine culturel de la photographie en France peut s’enorgueillir d’une belle expérience. Le réseau Diagonale, fondé en 2009, fédère 25 centres photographiques sur le territoire national et dispense des activités d’éducation à l’image. Le BAL, à Paris, a, dès ses origines, constitué son projet sur l’éducation au regard. La Maison Robert Doisneau a fait de la photo dans le domaine scolaire l’un de ses axes forts, et l’on pourrait multiplier les exemples.

Parmi les plus récents se trouve l’Institut pour la photographie des Hauts-de-France, en préfiguration « active », qui multiplie les initiatives d’éducation artistique et culturelle conjointement à ses missions de conservation et de valorisation de fonds photographiques. Cette articulation fait la singularité du projet lillois, qui vient à la fois compléter une offre nationale dans le domaine de la conservation, mais en y associant un lieu de vie, d’exposition et d’atelier, de bibliothèque et de recherche. Cette ouverture des institutions photographiques de nouvelle génération sur tout le territoire intègre le tournant citoyen du musée, en faisant des lieux d’exposition et d’archivages des lieux d’éducation et de recherche.

L’écosystème régional du Collège international de photographie est très dense au regard de l’offre culturelle en Ile-de-France, mais le territoire est, on le sait, très polarisé sur la capitale, si bien qu’une implantation dans le Val-de-Marne prend tout son sens. La seconde couronne parisienne voit en effet se raréfier l’offre culturelle, même si elle est appelée à se développer.

En s’installant à Bry, des relation quasi naturelle – au-delà du Pôle Image – se tissent avec le Centre Photographique Ile-de-France à Pontault-Combault (77), dédié à la photographie contemporaine, mais aussi à la recherche et la transmission, avec la Maison Robert Doisneau/Le Lavoir numérique à Gentilly (94) ou bien encore la Fondation nationale des artistes voisine à Nogent-sur-Marne (94), devenu un partenaire dès 2021 avec la co-organisation de l’université d’été du Collège. Quant à la grande institution nationale – la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine -, désormais installée à Charenton-le-Pont (94), elle consacre une part considérable de ses actions dans la conservation (sur le site du fort de Saint-Cyr dans les Yvelines) à la valorisation de la photographie et s’avère être le pôle patrimonial de référence à proximité.

Il faut dire un mot des grandes institutions installées historiquement dans la capitale, et qui ont été les actrices de la légitimation culturelle et artistique de la photographie. Là encore, aux traditionnelles missions de conservation et d’exposition s’ajoute de plus en plus la question de la recherche. Si la préservation du patrimoine est au cœur des musées et bibliothèques, à l’instar de la Bibliothèque nationale de France qui a toujours été à la fois un lieu patrimonial et une actrice artistique et culturelle (avec ses salons et expositions), leur vocation n’est pas celle d’être un lieu de production et d’apprentissage.

L’utopie est celle de créer une institution qui prenne en charge la métamorphose du photographique.

Comment rendre viable un tel projet, sinon en mettant au cœur du Collège international de photographie un véritable centre de formation ? Et en faisant du lieu d’excellence un lieu d’apprentissage, c’est-à-dire, pour insister sur le nécessaire tournant citoyen des lieux culturels, un espace où l’on se forme à tout moment de la vie et de la carrière.

Qui sera concerné par un tel lieu de formation aux pratiques du tirage ? Des photographes en quête de complément de formation (rappelons que rares aujourd’hui sont les écoles de photo à dispenser des savoir-faire analogiques), des amateurs avides de découvrir la photographie à des degrés divers de perfectionnement, des publics empêchés que le Collège connaît depuis 3 ans déjà à travers ses actions de terrain (ateliers pédagogiques en centre social, établissements scolaires ou hospitaliers), des artistes cherchant des solutions de production et soucieux de mener des recherches au contact de tireurs chevronnés – et l’on ajoutera, à part en raison du pari que cela représente : le monde enseignant.

En effet, si la photographie entre de façon sporadique à l’école, et en espérant qu’elle soit de plus en plus présente dans les enseignements au collège, l’idée serait d’offrir un centre de formation à l’Éducation nationale pour que tous les enseignants (quel que soit leur domaine) puissent acquérir des connaissances dans la fabrique de l’image photographique.

Dès lors, ils auront « en main » le potentiel pour inventer des exercices et mettre en place avec des moyens élémentaires une façon de donner à comprendre par la pratique (du sténopé au photogramme pour le plus simple) ce que veut dire faire une image : réinvestir le photographique par sa matérialité afin de mieux savoir appréhender le monde des images dans lequel baignent les élèves.

Ayant attiré les investissements publics à hauteur des besoins de rénovation du bâtiment Daguerre, propriété de la ville, il faut encore convaincre pour transformer l’utopie du Collège en une réalité qui, au-delà des activités de préfiguration, permettront de constituer une institution d’un type nouveau pour la photographie : le prototype d’un conservatoire vivant de la photographie.

Au fond, qu’est-il arrivé à la photographie pour qu’une idée comme celle du Collège international se mette à prendre corps ? L’imaginaire de la photographie a changé. Contre tout attente, après l’obsolescence et la mort annoncée du médium, l’analogique infuse la culture numérique dominante, comme un retour du refoulé dans lesquels les artistes étirent les formes de la photo en défiant les fonctions et les pouvoirs de l’image. L’utopie est alors bien celle de créer une institution qui prenne en charge la métamorphose du photographique.

Au fond, il s’agit d’admettre que grâce à la révolution numérique, la photographie est sortie de sa seule condition d’image. C’est un paradoxe historique et théorique : le numérique a accompli la valeur d’usage de la photographie (faire des images), et celle-ci désormais trouve dans ses pratiques alternatives une identité nouvelle.

Peut-on parler de « réinvention » ou de « renaissance » ? En tous les cas, la distinction qui s’affirme aujourd’hui entre la photographie comme domaine de création (et qui ne se prive en rien des hybridations avec le numérique) et le domaine de la production de datas visuelle est une sorte de retournement historique.

Lorsque, au moment de son invention, on a dit que la photographie libérait la peinture (mais aussi la gravure et le dessin) de ses fonctions imitatives, l’enjeu était moins de ruiner des professions avec des images automatiques que de libérer les arts des tâches de la reproduction par la copie. Près de deux siècles plus tard, le médium qui libéra les arts de l’imitation se trouve lui-même émancipé de l’industrie des données, et peut se projeter dans des formes de création inédites. Cela ne signifie pas que la photographie ne s’est pas comprise comme un moyen de création avant le numérique, mais qu’il s’agissait alors seulement d’une forme de préhistoire.


Michel Poivert

Historien de l'art, Professeur à l'Université Paris I, critique et commissaire d'exposition