Société

La solidarité à l’égard des personnes fragiles, un impératif sanitaire et moral

Sociologue, Mathématicienne

Le déploiement de la vaccination a rapidement restreint le territoire de la vulnérabilité au Covid-19. Une exception de taille : les 300 000 personnes sévèrement immunodéprimées. Le défaut d’engagement de l’État pour celles-ci a contribué à ce que 4 % des patients dialysés soient déjà morts du Covid en France et à ce que 40 % des patients hospitalisés en réanimation pour Covid depuis début 2022 soient des immunodéprimés.

Le déferlement du coronavirus sur la France en mars 2020 a suscité un état de sidération collectif, et une situation inconcevable auparavant : des malades isolés, tenus éloignés de leurs familles, y compris dans des situations de fin de vie, parfois privés de soins comme ce fut le cas dans certains EHPAD, des soins déprogrammés, des diagnostics retardés, des greffes rénales annulées, le choix plus ou moins assumé de prioriser le traitement du Covid sur celui des autres maladies.

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La relation entre les malades chroniques et leurs médecins spécialistes a parfois été durement éprouvée : si certaines équipes ont su immédiatement répondre présentes, envoyer des conseils, se rendre disponibles pour accompagner leurs patients dans cette période d’incertitude et de peur, d’autres se sont mises aux abonnés absents, suscitant à juste titre une grande détresse et un sentiment d’abandon.

La démocratie sanitaire, soudain considérée comme subsidiaire, a volé en éclat. Pendant quelques semaines, des décisions ont été prises sans la moindre concertation avec les personnes concernées. Une mesure méconnue a été particulièrement mal acceptée par celles et ceux à qui elle a été imposée : au motif que les patients dialysés ne devaient en aucun cas retirer leur masque, il leur a été interdit de boire et de manger durant les 6 à 8 heures qu’ils consacrent à leurs séances, trois fois par semaine, alors même que la dialyse est un traitement particulièrement éprouvant. Avant cette interdiction, plus des trois quarts des patients dialysés souffraient déjà de dénutrition, un des principaux facteurs de risque de décès pour cette population.

Tout dialogue pour tenter de l’assouplir a été refusé, à tel point que beaucoup de patients sont convaincus que sa motivation est principalement économique. De fait, après deux ans et demi de crise, certains centres n’ont toujours pas levé cette interdiction, alors même que d’autres mesures pourtant essentielles pour limiter les risques de transmission ne sont pas mises en œuvre, ni même recommandées. Certains sont toujours dialysés dans des pièces sans fenêtre ni aération, et beaucoup de structures de dialyse refusent d’assurer leur accès aux rappels, contribuant à ce que leur couverture vaccinale reste sensiblement inférieure à celle de la population générale alors qu’ils sont une des populations les plus fragiles.

Dès les débuts de la pandémie, les associations se sont pourtant mobilisées avec force pour tenter d’informer et de venir en aide aux patients, pour défendre leurs droits, lancer des alertes ou simplement continuer de jouer leur rôle de « courroie de transmission » avec les pouvoirs publics. Ces actions bien réelles et souvent cruciales n’ont pourtant bénéficié d’aucune visibilité. L’espace médiatique était monopolisé et saturé par des experts médicaux et scientifiques, et les intervenants associatifs étaient laissés dans l’ombre, au point que certains leur reprochent aujourd’hui de n’avoir rien fait.

La question de la vulnérabilité, liée à l’âge ou à l’état de santé, face au Covid a très vite émergé. Une liste de pathologies associées à un risque accru de formes graves a été publiée par le HCSP dès le 14 mars 2020. L’insuffisance rénale y figurait en bonne place. Ainsi, parmi les premiers décès attribués au Covid dans les différents pays, figuraient toujours des patients dialysés. Très rapidement, des taux de mortalité très élevés se sont confirmés pour les patients dialysés ou transplantés, de l’ordre de 20 à 30 %.

L’enjeu collectif de la protection des plus fragiles s’est très rapidement imposé.

En ce mois de mars 2020, il était essentiel de les mettre à l’abri de la contamination, notamment en les éloignant rapidement de leur lieu de travail. Or, beaucoup de médecins, insuffisamment convaincus de la gravité de la situation, étaient réticents à établir les arrêts de travail nécessaires. Dès le 17 mars 2020, l’Assurance-maladie, alertée de ces difficultés, mettait en place un service d’auto-déclaration en ligne permettant aux travailleurs vulnérables d’obtenir directement un arrêt de travail sans intervention de leur médecin. Quelques jours plus tard, cette possibilité était élargie à leurs proches vivant sous le même toit. En juin 2022, cette possibilité est toujours accessible, via le télétravail total ou le chômage partiel, uniquement pour les personnes sévèrement immunodéprimées, dont les patients dialysés et transplantés font partie.

Passée le choc de cette première vague, la démocratie sanitaire a repris progressivement sa place. Si le conseil scientifique, créé en mars 2020, n’a comporté aucun représentant des usagers, ils ont fait partie du conseil d’orientation de la stratégie vaccinale dès sa création en décembre de la même année.

Le déploiement de la vaccination a rapidement restreint le territoire de la vulnérabilité, qui concernait initialement des millions d’individus. Une exception de taille : les 300.000 personnes sévèrement immunodéprimées.

Faute d’être elles-mêmes protégées par les vaccins, elles ont été rendues très dépendantes de la couverture vaccinale de la population générale et des autres mesures permettant de limiter la circulation virale. L’obligation vaccinale des professionnels de santé, ainsi que le passe sanitaire ont donc représenté pour elles des planches de salut. Si le motif de leur protection n’a que très rarement été évoqué lors des débats la concernant, une obligation vaccinale généralisée aurait pu incarner encore plus fortement la solidarité de la société dans leur direction.

Plus de 40 % des patients dialysés ne se sont toujours pas vu prescrire leur premier rappel vaccinal, alors qu’ils devraient tous en avoir reçu au moins deux.

Des choix, y compris contraignants, qui contribuent à sauver les vies d’un groupe particulièrement fragile de la population, doivent-ils être considérés comme des atteintes inacceptables à la liberté de celles et ceux qui vivent à l’abri d’une bonne santé ? Ou bien incarnent-ils simplement la légitime cohésion solidaire d’une société, entre tous ses citoyens, y compris les plus vulnérables ?

Au fil des mois, de nouveaux moyens de protection sont apparus. D’abord des schémas vaccinaux renforcés, reposant sur la multiplication des doses et des rappels[1]. Puis différents médicaments préventifs et curatifs, anticorps monoclonaux et antiviraux, ont été recommandés et rendus disponibles. La France a été l’un des tous premiers pays au monde à se doter de ces outils. Ils ont malheureusement été utilisés de façon insuffisante. Souffrant de pathologies lourdes, les personnes sévèrement immunodéprimées sont suivies par des équipes médicales spécialisées. Leur accès aux stratégies pharmacologiques de protection repose directement et exclusivement sur leurs prescriptions par ces spécialistes.

Or, à l’heure où nous écrivons ces lignes, plus de 40 % des patients dialysés ne se sont toujours pas vu prescrire leur premier rappel vaccinal, alors qu’ils devraient tous en avoir reçu au moins deux. Ce défaut de mise en œuvre des recommandations s’observe alors que 4 % des patients dialysés sont déjà morts du Covid en France. Si une telle mortalité avait été observée en population générale, plus de 2,5 millions de français seraient à ce jour décédés.

Seulement 20 % des patients immunodéprimés non répondeurs à la vaccination ont à ce jour reçu un traitement préventif par Evusheld, pourtant disponible en France et financé par l’État depuis décembre 2021. Son administration est désormais pratiquement au point mort. Plus de 80 % de ces patients, faute d’avoir été traités, sont toujours sans protection. Certains réclament le traitement depuis des mois et continuent à se heurter à des refus. Beaucoup ne sont simplement pas informés, ni des risques qu’ils encourent, ni qu’ils devraient en bénéficier.

Ces constats contribuent à ce que jusqu’à 40 % des patients hospitalisés en réanimation pour Covid depuis début 2022 soient des immunodéprimés, mais aussi à de nombreuses morts et séquelles évitables.

Certes, la situation dans les hôpitaux est critique. Certes, les procédures d’accès précoces sont lourdes et les contraintes logistiques majeures. Mais certaines équipes sont parvenues à apporter à leurs patients la protection nécessaire, montrant ainsi que c’est possible. Les données qu’elles produisent et publient confirment de plus que c’est très efficace[2] [3].

Au-delà des freins médicaux, le choix implicite du gouvernement de ne pas accorder le même niveau de priorité à la protection des immunodéprimés qu’à la campagne vaccinale en population générale joue aussi un rôle crucial. Si cette dernière n’avait reposé que sur les médecins, elle n’aurait pas obtenu les résultats escomptés. Ils ont été atteints grâce à des mesures d’exception : centres de vaccination, passe sanitaire, obligation vaccinale pour les soignants, etc. Des dispositifs de cet ordre n’ont à ce jour pas été prévus pour assurer l’accès des patients immunodéprimés aux rappels et aux traitements.

L’exécutif fait part de son incompréhension et de son impuissance face au défaut de respect des recommandations par les professionnels de santé en charge de leur suivi. Pourtant, en d’autres occasions, l’État a su intervenir pour poser des limites à la liberté de prescription, en particulier lorsqu’elle est allée à l’encontre de la santé publique et individuelle. L’interdiction de prescription de l’hydroxychloroquine en est une illustration. Une société solidaire doit-elle accepter de voir la santé et la sécurité des plus fragiles sacrifiées à un pouvoir médical insuffisamment régulé ?

Pour eux, l’épidémie n’est pas terminée.

Le défaut d’engagement de l’État pour les personnes immunodéprimées a connu son apogée avec la levée des mesures barrières et en particulier la fin d’obligation de port du masque dans les lieux publics clos et les transports.

Dans le contexte où la plupart d’entre elles n’ont toujours pas accès à une protection pharmacologique efficace, beaucoup ont vécu ces décisions comme un signe de leur abandon. Elles augmentent leur risque d’exposition, leur anxiété, leur isolement, leur exclusion de la société et de l’espace public. Les stigmatisations et discriminations qui s’en suivent sont croissantes. Le simple fait d’être les derniers à porter un masque devient un révélateur puissant de leur état de santé, notamment dans le monde professionnel, avec les conséquences que l’on peut imaginer.

Les « personnes fragiles », désormais invisibilisées par les discours rassuristes sont appelées à se protéger individuellement, sans compter sur les autres, comme si le port d’un masque FFP2 était une garantie absolue, dans des lieux où la qualité de l’air n’est toujours pas assurée, ou comme si l’on pouvait en claquant des doigts braver les refus médicaux et obtenir l’injection protectrice d’anticorps monoclonaux. La nouvelle doctrine individualiste du « vivre avec le virus » les laisse sur le bord du chemin, et reste de plus très inégalitaire socialement.

Les moins entourés, les moins informés, les plus éloignés du système de soin sont évidemment ceux qui ont le moins conscience des enjeux, de la nécessité de se protéger, et le plus faible accès aux outils de protection. Pour eux, l’épidémie n’est pas terminée. L’émergence probable de nouveaux variants, probablement encore plus contagieux, diminuant potentiellement l’efficacité des traitements, conjuguée avec le renoncement aux stratégies collectives de lutte contre l’épidémie, fait peser sur eux une menace plus lourde que jamais.


[1] Un schéma initial de trois doses, puis des rappels successifs ont fait la preuve de leur efficacité pour ceux qui sont parvenus à développer une réponse, même faible, à la vaccination.

[2] Chloé Dimeglio, Nassim Kamar et al., « Casirivimab–imdevimab to Prevent SARS-CoV-2 Infections in Solid Organ Transplant Recipients », Transplantation, Mai 2022 – Volume 106 – Issue 5.

[3] Dominique Bertrand et al., « Efficacy of anti SARS-CoV-2 monoclonal antibodies prophylaxis and vaccination on Omicron COVID-19 in kidney transplant recipients », Kidney International, Volume 0, Issue 0.

Christian Baudelot

Sociologue, Professeur émérite à l’Ecole normale supérieure

Yvanie Caillé

Mathématicienne, Ingénieure en mathématiques appliquées, Fondatrice de l’association Renaloo

Rayonnages

SociétéSanté

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Un schéma initial de trois doses, puis des rappels successifs ont fait la preuve de leur efficacité pour ceux qui sont parvenus à développer une réponse, même faible, à la vaccination.

[2] Chloé Dimeglio, Nassim Kamar et al., « Casirivimab–imdevimab to Prevent SARS-CoV-2 Infections in Solid Organ Transplant Recipients », Transplantation, Mai 2022 – Volume 106 – Issue 5.

[3] Dominique Bertrand et al., « Efficacy of anti SARS-CoV-2 monoclonal antibodies prophylaxis and vaccination on Omicron COVID-19 in kidney transplant recipients », Kidney International, Volume 0, Issue 0.