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Assemblée nationale : le défi de l’inédit

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Pas de majorité absolue pour Emmanuel Macron, 89 députés pour le Rassemblement national, parité en baisse pour la première fois depuis 1988, nouveaux profils socioprofessionnels : les élections législatives de 2022 ont composé une Assemblée nationale au visage inédit pour une législature à la durée très incertaine.

Les deux tours des élections législatives de 2022 viennent de désigner les cinq cents soixante-dix-sept députés qui siégeront à l’Assemblée nationale lors d’une seizième législature qui pourrait durer moins de cinq ans au regard des incertitudes suscitées par le nouveau visage du Parlement et qui marque un léger recul, inédit et inquiétant, de la parité femmes-hommes.

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Une configuration insolite

La répartition des sièges entre les différents groupes politiques dans la nouvelle Assemblée nationale présente une configuration insolite pour une élection législative organisée au lendemain d’une élection présidentielle sous la Cinquième République. Jusqu’à sept groupes d’opposition pourraient potentiellement être créés (les groupes seront officialisés le 28 juin), dont trois en mesure de déposer une motion de censure et de saisir le Conseil constitutionnel. Si la mandature précédente avait été caractérisée par un record de dix groupes parlementaires, cela avait été provoqué non par la force des oppositions mais par les dissensions internes à La République en marche.

Pourtant uninominal majoritaire à deux tours – c’est-à-dire particulièrement propice à ce que se dégage une majorité nette –, le scrutin n’a pas donné de majorité au Président de la République fraîchement réélu pour un second mandat. Son parti perd même 138 députés entre les élections de 2017 et de 2022 (de 308 députés pour En Marche à 170 députés pour Renaissance). Ensemble ! – coalition des partis Renaissance, Modem, Horizon et du Parti radical – obtient avec 246 sièges une majorité toute relative, loin des 289 sièges nécessaires à une majorité absolue. Au sein même de la coalition pour la majorité présidentielle, le parti d’Emmanuel Macron apparaît affaibli par rapport à ceux de ses deux alliés dirigés pour l’un par son soutien historique François Bayrou, pour l’autre par son ancien Premier ministre Edouard Philippe.

La défaite de trois des quinze ministres candidats – la secrétaire d’État à la mer Justine Benin, la ministre des Solidarités et de la Santé Brigitte Bourguignon et la ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires Amélie de Montchalin – a une ampleur bien plus que symbolique. Elle contraint sur des portefeuilles clés le Président de la République dans le schéma d’un remaniement gouvernemental qui apparaît inéluctable au regard de la faiblesse des résultats de son camp, quel que soit le rapport au temps qu’il tentera d’imposer.

Dès la soirée électorale de second tour, les amateurs de calculette ont estimé qu’arithmétiquement l’apport d’une grande partie des 64 députés Les Républicains (LR) et Union des démocrates et indépendants (UDI) serait nécessaire à la majorité présidentielle pour faire voter des textes de loi. Les Républicains seront confrontés dans les prochains jours et semaines au choix classique entre une stratégie de court terme et une stratégie de long terme. La première pourrait les inciter à se positionner comme force d’appui, et non d’opposition, au gouvernement d’Emmanuel Macron et à essayer ainsi d’obtenir quelques victoires symboliques, amendements ou nominations.

Elle risquerait toutefois d’affaiblir nationalement encore un peu plus deux partis dont le nombre de parlementaires est en chute libre à l’Assemblée nationale depuis quinze ans (130 sièges pour LR et l’UDI en 2017, 185 pour l’UMP en 2012, 313 pour l’UMP en 2007). Le choix d’une stratégie de long terme pourrait au contraire permettre plus facilement à LR de tenter de se réimposer sur une scène politique nationale qui s’annonce mouvante dans les mois et années à venir, en s’appuyant notamment sur ses ancrages territoriaux. Une distinction doit toutefois être faite entre un parti dont le président Christian Jacob a immédiatement tenu à affirmer l’opposition à toute forme d’accord, et ses principales figures politiques dont certaines pourraient se montrer intéressées par l’exercice de responsabilités ministérielles,

La Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes), coalition de la France insoumise (LFI), du Parti socialiste, du Parti communiste et d’Europe Écologie Les Verts (EELV), s’impose comme première force d’opposition à la majorité présidentielle avec 142 élus. La dynamique créée au cours de la campagne des législatives par l’union de la gauche lui permet d’entrer en force au Parlement même si elle reste loin de l’obtention de la majorité relative. Tous les partis composant la coalition peuvent se réjouir du nombre des sièges qu’ils ont obtenus au regard à la fois de leur poids dans l’Assemblée précédente et des résultats de leurs candidats respectifs lors de l’élection présidentielle.

La coalition souffre toutefois de voir son groupe le plus important, celui des députés LFI, présenter quelques députés de moins que le groupe Rassemblement national (RN). Au-delà du symbole, cette arithmétique pourrait avoir des conséquences sur la répartition des principaux postes de l’Assemblée nationale et notamment sur l’obtention de la présidence de la Commission des finances qui échoit depuis la réforme de 2009 du règlement de l’Assemblée à un député de l’opposition (l’usage voulant par ailleurs que les députés de la majorité membres de la commission ne prennent pas part à ce vote).

Avec 89 élus (contre 8 lors de la précédente législature), le RN devient, derrière Ensemble ! et la Nupes, la troisième force politique de l’Hémicycle. Le « front républicain » a été malmené dans l’entre-deux tours par les états-majors politiques. Si dans les 108 duels opposant Ensemble ! au RN, 86 candidats Nupes éliminés avaient appelé à voter pour Ensemble ! ou contre le RN, seuls 32 candidats Ensemble ! éliminés ont fait le choix d’appeler à voter Nupes ou contre le RN en vue des 61 duels opposant des candidats de ces deux partis. Puis le front républicain n’a pas existé dans les urnes. Selon les estimations du directeur général d’Ipsos Brice Teinturier, 72 % des électeurs Ensemble ! se sont abstenus, 16 % ont voté pour la Nupes et 12 % pour le RN lors des duels Nupes – RN.

L’abstention triomphante

Si elles ont constitué une Assemblée nationale au visage inédit, les élections législatives de 2022 n’ont pas dérogé à ce qui s’impose comme une constante d’une démocratie représentative française en crise : une abstention massive ou majoritaire, ce qui a été le cas pour les deux tours. Élection après élection, quel que soit le scrutin et avec des « records » battus lors des cinq dernières années (dont le dernier en date était les 28 % d’abstention au second tour de l’élection présidentielle, lors duquel trois millions de personnes s’étaient de plus exprimées par un bulletin blanc ou nul), l’abstention s’affirme comme la première force politique en France.

À 54 % et en hausse de plus d’un point par rapport au premier tour, le taux d’abstention au second tour des élections législatives de 2022 est ainsi le deuxième plus haut niveau historique pour ce scrutin sous la Cinquième République. L’abstention n’avait jusqu’à présent franchi qu’une fois la barre des 50 % au second tour d’une élection législative, en 2017 (avec un taux s’établissant à 57,36 %). Le premier tour des élections législatives 2022 avait déjà été marqué par le taux d’abstention le plus élevé au premier tour de ce scrutin de l’histoire de la Cinquième République (52,49 %, après un précédent plafond de 51,30 % en 2017).

Le profil des abstentionnistes est connu : ce sont avant tout les plus jeunes et les moins favorisés économiquement (classes moyennes inférieures, catégories populaires ou défavorisées) qui s’abstiennent. Ainsi, au premier tour des législatives 2022, la majorité des électeurs de moins de 60 ans s’est abstenue selon les résultats d’un sondage Ipsos-Sopra Steria (pour Radio France, France Télévisions, France 24, RFI et LCP), avec des pics d’abstention chez les 18-24 ans (69 %) et les 25-34 ans (71 %). L’impact électoral de cette abstention a sans doute été particulièrement fort pour la Nupes, Jean-Luc Mélenchon étant arrivé largement en tête au premier tour de la présidentielle chez les 18-24 ans (31 %) et les 25-34 ans (34 %) et les intentions de vote pour les législatives ayant mesuré en mai la Nupes à 59 % chez les 18-24 ans et à 44 % chez les 25-34 ans. Le même sondage sur les abstentionnistes du premier tour montre également que 61 % des Français qui gagnent moins de 1 250 euros net par mois se sont abstenus.

Au deuxième tour, à nouveau, l’abstention a été surreprésentée chez les électeurs gagnant moins de 1 250 euros net par mois (64 %) et chez les moins de 35 ans (respectivement 71 % et 66 % d’abstention chez les 18-24 et les 25-34 ans).

Y a-t-il fatalité à voir s’enfoncer à chaque scrutin un peu plus la démocratie représentative française dans la crise ? Il n’y a aucune naïveté à répondre par la négative à cette question. Si une partie de l’abstention est devenue structurelle – les politistes Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen ont parlé dès 2007 d’une « démocratie de l’abstention » –, une autre partie est conjoncturelle. Dans le cas des élections législatives de 2022, ne pas faire campagne (ou seulement a minima et sans projet politique clair) pour le camp de la majorité présidentielle ne pouvait que contribuer à éloigner les citoyennes et les citoyens des bureaux de vote. Comme si l’essentiel du sens de l’appel des électeurs aux urnes avait été oublié. La philosophe Hannah Arendt soulignait pourtant très clairement dans La Crise de la culture (Between Past and Future, 1961) que « tout le travail politique est et a toujours été accompli à l’intérieur d’un cadre élaboré de liens et d’obligations pour l’avenir […] qui dérivent tous en dernière instance de la faculté de promettre et de tenir ses promesses face aux incertitudes essentielles de l’avenir ».

Il appartient, autrement dit, à ceux qui se présentent devant le suffrage de prendre des engagements auprès des électeurs. Au risque dans le cas contraire que ceux-ci ne se saisissent plus de leur droit de vote. Il appartient bien sûr également aux élus de tenir les engagements qu’ils ont pris. En effet, ainsi que je l’ai montré dans mon essai Respect ! (Les Équateurs, 2021), la récurrence des promesses faites et non tenues n’a pas seulement démonétisé la politique et les politiques. Elle a également mis à mal l’idée même d’engagement. La confiance des citoyens a trop souvent été sollicitée à grand renfort de paroles en l’air pour que l’on puisse s’étonner qu’ils n’exercent plus que de façon intermittente leur droit de vote.

Au regard de cette crise de la participation démocratique, la configuration insolite de l’Assemblée nationale nouvellement élue présente un intérêt significatif. Les effets traditionnels du scrutin uninominal majoritaire à deux tours sur la représentation des forces politiques au Palais Bourbon font l’objet depuis quarante ans maintenant de critiques récurrentes, plusieurs partis, au premier rang desquels le Front national devenu Rassemblement national, s’y estimant sous-représentés au vu de leur poids électoral mesuré par l’élection présidentielle notamment. Les élections législatives de 2022 ont composé, à l’inverse des scrutins précédents, une Assemblée nationale où le nombre de députés obtenus par chaque force politique est relativement proche à la fois de son pourcentage de voix cumulé au niveau national et des rapports de force mesurés à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle.

Les visages du Palais Bourbon

Deuxième enjeu de représentativité à l’aune duquel doit être observée la composition de la nouvelle Assemblée nationale : l’enjeu de sa représentativité sociale.

52 % des parlementaires qui siégeront lors de la seizième législature n’étaient pas députés lors de la précédente. Ce taux de renouvellement se situe entre celui de 2012 (59 % de députés réélus) et celui de 2017 (25 % de députés réélus). Les nouveaux députés siégeront principalement sur les bancs de la Nupes et du RN, respectivement pour 99 et 84 d’entre eux. 156 parlementaires Ensemble ! et 50 parlementaires LR-UDI ont été réélus.

Si l’Assemblée nationale élue en 2017 était marquée par une féminisation, un rajeunissement des élus (avec un âge moyen en début de mandat passé de 54 à 49 ans) et une meilleure représentation socioprofessionnelle du secteur privé, les députés En Marche étaient caractérisés par une forte uniformité de leurs profils sociaux, notamment analysée par le politologue Olivier Costa. Le groupe En Marche à l’Assemblée se distinguait ainsi par la surreprésentation de la France favorisée tant en termes de niveau d’éducation que de revenus. Une grande partie de ses députés présentaient par ailleurs une forte expérience, si ce n’est des fonctions électives, du moins de la collaboration politique, ainsi que le chercheur Étienne Ollion l’a montré dans Les candidats (PUF, 2021).

Aucun ouvrier selon les données qu’Étienne Ollion a analysées avec ses collègues Sébastien Michon et Julien Boelaert (deux d’après le registre de l’Assemblée nationale), entre 1 % et 4,2 % d’employés (selon respectivement les mêmes sources) dans l’Assemblée élue en 2017 : l’uniformité des profils sociaux et économiques des députés (professions libérales, anciens cadres du privé ou chefs d’entreprise, hauts fonctionnaires, retraités) était plus marquée que jamais. La diversité socioprofessionnelle qui avait fait la nouveauté d’une autre Assemblée élue dans un contexte de rupture politique – celle de 1981 qui avait vu syndicalistes, enseignants du primaire et du secondaire, employés, cadres moyens s’installer sur les bancs du Palais Bourbon – était peu existante il y a cinq ans. Qu’en est-il en 2022 ?

De nouveaux profils socioprofessionnels vont faire leur entrée au Palais Bourbon. La plus emblématique de ses nouvelles figures est sans doute la députée LFI Rachel Keke, élue députée de la septième circonscription du Val-de-Marne face à l’ancienne ministre des Sports d’Emmanuel Macron Roxana Maracineanu. Elle est en effet l’une des figures de proue du mouvement de grève des employées du nettoyage de l’hôtel Ibis Batignolles, qui étaient parvenues à obtenir des améliorations de leurs conditions de travail après vingt-deux mois de mobilisation. Laurent Alexandre, élu député Nupes de la deuxième circonscription de l’Aveyron, ouvrier qualifié d’une société de l’aéronautique, est une autre figure symbolique de cette nouvelle diversité sociale, tout comme l’ouvrière agricole (employée d’une ferme fruitière) de 29 ans Mathilde Hignet, élue Nupes de la quatrième circonscription de l’Ille-et-Vilaine. Le plus jeune député de l’histoire de la Cinquième République, Tematai Le Gayic, a quant à lui été envoyé au Palais Bourbon par la première circonscription de Polynésie. Indépendantiste de 21 ans soutenu par la Nupes, il avait confié dans l’entre-deux-tours que l’un des objectifs de l’élection était de « mettre en avant la jeunesse ».

Fait inédit et inquiétant, la nouvelle Assemblée nationale se caractérise enfin par une parité en baisse pour la première fois depuis 1988 et alors même que l’Assemblée précédente, certes plus féminine, était loin, avec 224 députées, d’être paritaire. 215 femmes ont été élues à l’issue du second tour des élections législatives de 2022, représentant 37,3 % des parlementaires. Ce gros tiers de députées est inégalement réparti entre les forces politiques : 42 % de députées sur les bancs de la Nupes, 40 % sur ceux d’Ensemble !, 37 % pour le RN et 28 % pour LR-UDI (un pourcentage dont la modicité résonne avec la difficile campagne présidentielle de Valérie Pécresse, première femme candidate pour un camp qui s’est illustré par la faiblesse des soutiens à son égard et la concentration d’une partie de ses critiques sur la posture physique, la voix, les mimiques de sa propre candidate).

Représentativité

Le caractère quantitativement limité du recul de la parité avec 9 députées de moins ne doit pas occulter la rupture dans la dynamique paritaire de l’Assemblée nationale qu’il représente. La féminisation de l’Assemblée ne paraît pas avoir été un enjeu de cette élection pour au moins toute une partie des forces politiques. Parité, représentativité sociale et représentativité politique sont pourtant trois enjeux majeurs dans un contexte de crise de la démocratie représentative et de fuite des urnes par les citoyennes et les citoyens.

À peine deux mois après sa réélection, le Président de la République ne fait pas seulement face à la gageure de la constitution d’un nouveau gouvernement à même d’obtenir le vote des projets de loi qu’il présentera au Parlement. Gageure qui s’inscrit dans un contexte dans lequel son poids politique est affaibli par le cadre d’un deuxième mandat à l’issue duquel il ne peut pas se représenter. Gageure également de trouver un équilibre entre la prise en compte du résultat des urnes et le poids du symbole qui consisterait à se séparer après à peine une poignée de semaines et avoir mis trois semaines à la nommer de la cheffe d’un gouvernement qui doit par ailleurs être quitté par trois femmes.

Le Président de la République est surtout à la tête d’une France où le principe de confiance démocratique est gravement abîmé, d’une démocratie affaiblie par des failles profondes et durablement ouvertes. La démocratie française exige un nouveau projet et une nouvelle pratique démocratiques, qui redonnent le goût des urnes à toutes et tous, quel que soit l’âge, la situation géographique et socioéconomique. Un nouveau projet et une nouvelle pratique démocratiques qui également fassent vivre et se nourrissent de nouvelles formes de participation et d’engagement.


Agathe Cagé

Politiste