Enseignement supérieur

Turbulences dans les écoles d’architecture

Architecte, Directeur de l’École nationale supérieure d’architecture de Saint-Étienne

En réponse à la mobilisation des écoles d’architecture, la ministre de la Culture vient d’annoncer une série de mesures d’urgence et une enveloppe de trois millions d’euros. S’il faut s’en réjouir, il convient aussi d’examiner plus largement, et en détail, le diagnostic en forme d’appel au secours que ces étudiantes et ces étudiants posent sur l’état du monde, aujourd’hui et à venir.

Indépendamment de l’actualité la plus récente qui a vu la ministre de la Culture prendre une position très encourageante en faveur des écoles d’architecture, il souffle en ce moment un vent de contestation dans les écoles d’architecture en France.

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Peut-être en avez-vous identifié l’une ou l’autre émanation lors des manifestations contre la réforme des retraites ? Les étudiant·es en architecture développent en général un certain talent créatif lorsqu’il s’agit de mettre en forme leurs revendications ou de faire valoir une singulière posture contestataire. L’histoire des écoles d’architecture est en effet parsemée de moments forts incarnés par des représentations souvent empreintes d’une imagination débordante. Et pourtant cette fois, il leur semble bien difficile de faire entendre l’appel de détresse, malgré l’urgence qui s’impose à les écouter : l’appel au secours semble se diluer dans une polyphonie globale et démultipliée à un point tel que la ritournelle frise la cacophonie collective.

Tout a démarré à l’école de Normandie à Rouen en février dernier. En situation chronique de sous-effectif, les équipes administratives n’ont pas réussi à organiser décemment la rentrée du second semestre. Celle-ci sera de fait retardée de deux semaines. L’occasion est alors saisie par les étudiants et les étudiantes de s’interroger, non seulement sur les moyens alloués aux écoles d’architecture en regard de leur propre investissement dans leurs études mais plus fondamentalement sur les fragiles conditions d’existence d’une discipline pourtant identifiée comme « un levier majeur de transformation du monde » : l’architecture.

Champ de bataille

Où en est-elle justement, « cette nouvelle génération qui, demain, va être aux manettes de notre politique de l’architecture et de la culture en général. Ce vivier d’étudiants […] là pour nous aider à penser le monde de demain et nous aider à le dessiner de manière plus inclusive, plus durable, plus juste et plus écoresponsable » ? Où en est-elle maintenant mais surtout, comment se projette-t-elle plus tard – cette génération à qui l’on fait porter la responsabilité de notre destinée future ?

Il faut sans doute dépasser la mobilisation du moment (celle qui réclame de nouveaux moyens à court terme à laquelle la ministre a répondu favorablement ce vendredi 21 mars par une lettre adressée aux étudiant·es, faisant état d’un montant global de 3 millions d’euros alloué en fonctionnement, assorti d’autres mesures non-négligeables) pour examiner plus largement le diagnostic que les étudiantes et les étudiants posent sur l’état du monde, aujourd’hui et à venir. Il nous faut comprendre leur constat sans appel et empreint de stupéfaction : c’est la lecture d’un monde qui agrège en un grand tout indescriptible, une quantité infinie d’éléments disparates et de notions contradictoires. Un univers de références mélangeant simultanément l’existence d’une réalité matérielle précaire et la construction d’une cartographie mentale en perpétuelle évanescence. Une réalisation impossible puisqu’associant l’absurde du maintenant à l’absolu du demain.

Quoi qu’on fasse, nous avons le sentiment de faire une bêtise. De commettre un impair. De contribuer à l’échec généralisé. On comprend très bien que nous habitons un champ de bataille en état de reconfiguration stratégique. Nous vivons au milieu d’un champ de tirs entrecroisés où s’échangent en permanence messages contradictoires et syndromes inverses. C’est la pratique quotidienne et paradoxale du monde dans lequel on vit : tout et son contraire, en même temps et tout le temps.

Un exemple dialectique pour comprendre : écologie ou économie ? Comment faire l’une sans détruire l’autre ? Comment faire l’une avec l’autre ? Comment concilier ces deux états corollaires de l’aventure humaine alors même que l’on constate leur apparente incompatibilité – à l’aune de ce XXIe siècle débutant ? Les grands discours dominants ont produit un ensemble de conditions antithétiques, contradictoires et paradoxales. Nous pratiquons, toutes et tous quotidiennement, la surface d’un globe terrestre peuplée de notions exclusives les unes des autres (sans même aborder ici son avatar aux mesures indéterminées : la sphère numérique).

Habiter le monde

Au cours de ces dernières années, je me suis progressivement rendu compte en accompagnant des étudiantes et étudiants lors de leurs diplômes que pour une jeune génération la question n’était plus nécessairement celle de « l’architecture telle quelle » mais plutôt des « conditions de l’architecture » – autrement dit tout ce qui environne la production des métiers de l’architecture. Voire, pour une frange plus radicale, la question du projet de fin d’études engageant surtout l’acte de ne plus construire. Ce qui constitue en soi un paradoxe : faire un diplôme d’architecture dans une école d’architecture, dont la démonstration consiste à dire qu’on ne doit plus construire de l’architecture. Les sociologues parlent d’éco-anxiété, je penche pour une idée plus franche : un véritable maelström post-parpaing.

Bien sûr, il n’est plus question d’anthropocentrisme aujourd’hui – notre ombilic n’est plus le centre de l’Univers. La stature immuable de l’Homme de Vitruve, garant d’une certaine stabilité, a cédé la place à une forme plus complexe de versatilité organique en permanente reconfiguration. La seule constance aujourd’hui est celle de l’inconstance. On le sait. En revanche, ce qu’on commence seulement à comprendre, c’est que les comportements les plus improbables dans les domaines du « non-humain » sont généralement liés aux activités humaines. L’action humaine déstabilise son environnement. C’est le résultat de profondes modifications structurelles portées à l’ensemble d’un système auquel on a trop longtemps négligé d’accoler le préfixe éco- pour reconnaître la dimension éminemment vivante de ses propres facteurs constituants.

Cette pensée a évidemment quelques difficultés à trouver sa place dans les écoles d’architecture. Et plus encore dans le secteur du BTP qui conditionne majoritairement, aujourd’hui encore, le métier d’architecte. Elle est pourtant le constat lucide d’une situation factuelle et globale. Comment dès lors remédier à cet état de fait ? Comment et qu’est-ce qu’être architecte aujourd’hui et pour demain ? Que faire et pourquoi faire ?

Reprenons le cours de l’histoire : le point de départ est impossible à situer tant les avis divergent sur sa localisation et son époque, mais il y a bien quelque chose qui ressemble à un grand parcours émancipateur qui amènera le plancton initial à devenir un être humain debout sur ses deux jambes, d’abord proie facile dans la nature pour être aujourd’hui le prédateur que l’on connaît. Le début de la sédentarisation constitue sans doute une étape importante dans l’idée de gravir des paliers qui vont progressivement permettre à l’humain de consolider son existence.

La renaissance en est certainement une autre puisque c’est l’étape qui produira une esthétique visionnaire dont l’organisation des proportions du monde et de ses attributs divers est calquée sur la physionomie humaine. La découverte des Amériques verra s’installer les fondements d’une économie globalisée. La Révolution française verra l’ordre social bouleversé pour établir un peu plus d’équité entre les semblables (quoique certains resteront plus libres et plus égaux que d’autres). Enfin, la période industrielle posera les bases d’un développement technologique dont nous continuons d’amplifier la portée.

Tout cela pour ne parler que d’un point de vue occidentalo-centriste, bien sûr. Les autres parties du monde ayant également produit, à différentes périodes et en de nombreux lieux, d’autres modèles pour rendre soutenable l’équation absolue : humanité + cosmos = vie.

La construction de ce grand récit émancipateur (tout à la fois récit, avenir, objectif, but…) est ancestrale ; son apogée culminera avec le grand projet moderne du XXe siècle : la finitude du monde comme entreprise millénaire. La possibilité pour l’Homme Nouveau d’habiter l’immuable : une grande cité détachée des contingences de la nature et forcément radieuse, puisqu’inscrite dans la splendeur des temps éternels encore à venir.

Hélas, cette belle perspective d’avenir fut brutalement remise en question. D’abord par un savant allemand qui nous annonça en 1915 que ce serait probablement plus compliqué que prévu et que la tâche de devoir triompher de tout, serait pour le moins ardue. Albert Einstein venait de nous annoncer la théorie de la relativité, sapant ainsi la perfection du projet en cours. Le début de la première guerre mondiale n’avait pourtant pas encore entamé le moral des troupes puisqu’elle avait commencé de manière assez traditionnelle, sous la forme d’affrontements directs entre soldats, s’inscrivant ainsi dans la logique des précédents incidents du XIXe siècle. Mais le terme de ce premier conflit planétaire, qui verrait apparaître des instruments de combat neufs (les avions et les chars) associés à de nouveaux usages de la science (la mise au point du gaz moutarde) commencera à semer le doute dans les esprits. Le second conflit qui eut lieu une vingtaine d’années plus tard, par l’ampleur des sinistres et sa conclusion atomique en forme de champignon, douchera alors les derniers espoirs d’un cheminement raisonné vers un dénouement rationnel.

À l’impossibilité de pouvoir continuer l’ambitieux projet de finitude du monde va succéder une terrible angoisse, bien entendu liée au constat implacable de son incommensurable dimension. L’expression formelle de cet effroi généralisé se manifestera alors, en architecture, par le réemploi des langages du passé, vraisemblablement pour pouvoir encaisser le choc.

Dubito Ergo Sum

Une lecture avisée du monde contemporain est ainsi bien difficile, de même que sa compréhension immédiate. Les grands récits qui ont fondé et entretenu une histoire anthropocentrique du monde, illustrant ainsi un programme d’émancipation détaché des lois de la physique universelle, deviennent inopérants face à cette simple constatation : la maîtrise du monde n’a pas eu lieu.

Il n’est donc pas interdit de penser que c’est peut-être par la construction de protocoles réflexifs autant que par la construction d’édifices que l’architecture peut contribuer à ce changement de paradigme notoire : il ne s’agit plus de conquérir le monde, de le dominer ou de l’asservir en fonction des seuls intérêts humains mais, bien au contraire, d’inscrire notre destinée dans une foison de réalités connexes et interconnectées.

Il ne s’agit rien moins que d’être un simple élément parmi tous ceux qui régissent un ensemble en état de modification perpétuel, participant à son évolution autant qu’à son déclin, produisant et subissant les mêmes effets simultanément. Il s’agit d’accepter la relativité de notre position au sein d’un système intrinsèquement ouvert et de nature fondamentalement instable.

Dans l’idée d’une perspective universelle élargie et non plus réduite à son unique point focal (l’œil humain), peut-être nous faudrait-il dès lors poser davantage de questions systémiques ? Arrêter ainsi de reproduire machinalement des propositions hâtives souvent héritées de la mémoire courte qui n’envisage le présent qu’en termes d’instantanéité ? Sans doute nous faudrait-il entretenir la nécessité du doute comme condition préalable à toute existence future pour l’humanité telle que nous la connaissons aujourd’hui ?

Considérant qu’il s’agit bien de se débarrasser du déterminisme linéaire du projet moderne et de la léthargie circulaire du projet postmoderne, de nouvelles figures éco-responsables et proto-systémique pourront alors sans doute s’inventer, émerger et devenir de nouveaux imaginaires partageables autant que souhaitables avec un objectif affirmé : tenter de raviver la question du temps long et nous réinscrire dans une conception élargie du monde. Temps et espace confondus. Convoquant le passé et l’avenir, les temps révolus et ceux qui se présenteront. Devant et derrière autant qu’à 360°. Êtres vivants, humains et non-humains collectivement.

L’enjeu aujourd’hui est bien celui-ci : faire tenir ensemble les contradictions inhérentes à nos modes de vie plutôt que tenter une synthèse impossible, puisque ne pouvant engager autre chose que l’annonce mensongère d’un avenir simplifié que nous imaginons encore à portée de main.

Ce constat d’une grande transparence est la manifestation immanente d’une révolution épistémologique qui, effectivement, si on la replace dans le cadre de ce qu’on appelle communément l’ingénierie pédagogique, nécessite davantage de moyens et d’ambition – pour en revenir au début de ce texte. Mais pour une fois, et la nuance est de taille : l’enjeu semble à la hauteur du diagnostic posé par notre jeune génération. Dans ce contexte neuf, il est vrai que les architectes pourraient bien jouer un rôle important – étant donné leurs capacités à manipuler simultanément les nombreux éléments qui constituent toute situation complexe.

C’est une gageure mais ce n’est certainement pas un pari fou que de miser sur l’architecture pour engager concrètement une modification structurelle de notre rapport au monde, puisque cette discipline autonome à la méthodologie propre se situe à la croisée d’une série d’autres champs culturels, techniques et sociaux – la philosophie, l’anthropologie, l’ingénierie, l’écologie, les sciences naturelles, l’art, la littérature, le cinéma ou encore le théâtre, dont le dispositif spatial n’est autre qu’une petite mécanique architecturale. Ce qui déprécie parfois l’architecture (ce n’est pas une science pure) est également un formidable atout qui permet de refléter la complexité du réel (ce n’est pas une science pure car précisément, c’est une discipline qui possède la capacité d’hybrider les questions et de croiser les domaines d’intervention). Architectus Ludens : le jeu en vaut certainement la chandelle. Il nous faut nous lancer, faire confiance à notre jeune génération et réussir à embarquer les puissances politiques d’aujourd’hui pour construire l’épopée de demain.

Le projet

La pratique spécifique du projet, telle qu’enseignée et pratiquée par les architectes, est un atout non négligeable lorsqu’il s’agit d’envisager de s’inscrire dans la complexité du réel pour en saisir les commodités. C’est un savoir-faire qui consiste à prendre à bras-le-corps un ensemble de composantes abstraites pour leur donner une valeur éminemment matérielle. Au préalable, il faut pour cela comprendre que l’abstraction statistique d’un cahier des charges ou la valeur descriptive d’un rapport administratif constitue en réalité la traduction d’un environnement physique, parfaitement tangible, palpable et perceptible. C’est à cet endroit que réside toute la différence entre les ingénieur·es et les architectes (j’assume parfaitement cette contre-vérité énoncée à rebrousse-poil de l’idée communément répandue) : ce sont bien les seconds qui ont les pieds sur terre tandis que les premiers circulent parmi les nébuleuses, et non l’inverse, comme on tente souvent de nous le faire croire.

Les architectes savent quelque chose que les ingénieurs n’ont pas compris : derrière l’abstraction du calcul réside certes une réalité tangible, physique et matérielle, mais également une vie, des gens et tout l’édifice culturel qui permet de s’installer dans un rapport d’échange avec le monde environnant. L’architecture est l’endroit qui permet la confrontation entre la certitude de la science et l’incertitude de la vie.

La question du projet n’est « ni une pensée scientifique analytique, ni un n’importe quoi engendré par un surgissement mystérieux, mais bien une pensée d’un type original » écrit Jean-Noël Blanc dans son ouvrage La Pensée-Projet, publié en 2007 aux Presses universitaires de Saint-Étienne. C’est plutôt « une pensée qui propose d’éclairer l’existant par l’idée de ce qui n’existe pas encore, modifiant ainsi complètement les données de l’analyse » ajoute-t-il quelques pages plus tard. Bref, c’est « une construction intellectuelle qui construit le monde » assène-t-il enfin en guise de conclusion ouverte à la méditation.

Par-delà l’acte de construire, le projet en architecture est un état d’esprit qui permet concrètement de se projeter dans un réel autre et encore à venir. Qui nous place en situation d’être et faire de nouveaux mondes. Incarne un ensemble d’existences possibles et désirables. C’est une potentialité. C’est un ajustement de relations neuves, élaborées par l’intermédiaire d’un langage parfois ésotérique (ces dessins, plans, maquettes et images) mais toujours empreints de concret.

Le Corbusier ou les Carottes ?

Récemment, l’École nationale supérieure d’architecture de Saint-Étienne a fêté son 50e anniversaire. À cette occasion et en prélude à une grande fête nous avions organisé une série de conversations, échanges et conférences sur les pédagogies expérimentales en art et en architecture – un Pedagogical Summit pour nous requinquer du monde alentour. Ce moment partagé a permis de confronter différentes conceptions fondamentales quant à l’idée d’être architecte et, bien sûr, d’être enseignant·es en prise avec les enjeux de l’enseignement de l’architecture. Inévitablement, nous avons eu droit à notre lot de contradictions autour d’intérêts divergents. Ce fut haut-en-couleurs et surtout très sain de pouvoir confronter idées contraires et visions opposées pour nos mondes à venir.

Des discussions ont notamment surgi la question suivante : peut-on encore s’intéresser aux réalisations (en béton) de Le Corbusier lorsque l’on connaît la dette carbone de l’industrie cimentière aujourd’hui ? Doit-on continuer de l’enseigner ? Visiter ou boycotter l’œuvre construite ?

Bref, comment cadrer l’héritage académique d’une modernité exclusivement anthropocentrée et peu encombrée de regrets tant certains aspects semblent problématiques à la lumière des enjeux d’aujourd’hui ? Et comment, en parallèle, ouvrir aux nouvelles questions qui se posent et engagent l’ensemble du vivant ? Comment intégrer des paramètres neufs tels que la raréfaction des ressources, la facture exponentielle de la consommation énergétique, les filières vertueuses de circularité ou de réemploi, la transition écologique ? Toutes ces composantes bel et bien matérielles mais invisibles puisque échappant au champ classique de l’architecture – et forcément inexistants dans les codes de la représentation traditionnelle par tracé noir sur blanc.

Étonnamment ou pas, il semble plus difficile aux adeptes d’une approche minérale de l’architecture (celle qui ne peut produire que de belles ruines, comme disait Louis Kahn) de considérer l’intrusion de nouveaux facteurs versatiles dans leur pédagogie, qu’aux jeunes étudiant·es de découvrir avec curiosité ces édifices barbares – alors même qu’ils ou elles étaient initialement arrivé·es en écoles d’architecture avec l’impatience d’en découdre avec les véritables questions écologiques engageant leur propre avenir.

Hypothèse : la question n’est plus dogmatique mais pragmatique, quoique toujours idéalisée bien sûr. Il n’est plus question de remplacer une doctrine par une autre mais plutôt de considérer comment accommoder ce qui est déjà-là, dans la perspective d’une altérité future additionnelle. Faire avec ce que l’histoire nous a légué plutôt que mener un affrontement idéologique stérile. Il ne s’agit pas de repartir à zéro, qu’on se le dise !

La fin des idéologies fortes et des grands projets univoques a progressivement laissé la place à un autre mode de compréhension des territoires habités, composés d’une série d’histoires entremêlées, dont la singularité des strates et la force des propositions qu’elles portent est parfois difficile à saisir. C’est un palimpseste que nous avons reçu en héritage, qui nous oblige à « faire avec » pour pouvoir continuer d’avancer dans une réflexion constructive, dont l’intérêt principal sera précisément de reconnaître la valeur potentielle de ce qui existe déjà. C’est ce récit-là qui est en train de s’écrire maintenant, dont l’enjeu principal consiste à pouvoir formuler des idées à la fois claires et intelligibles, pour autant qu’elles soient en mesure de témoigner de la richesse des multiples agencements qui constituent notre monde. Au sein d’une conception élargie de l’existant, il s’agit de pouvoir relever, accepter et produire de nouvelles réalités, parfois antagonistes ou contradictoires – sans les renvoyer dos-à-dos ni les noyer dans la vase des consensus mous.

Et c’est là que réside sans doute le double enjeu, dans le cadre d’une question disciplinaire : esthétique et pragmatique à la fois. Esthétique au sens de la mise en forme des enjeux d’une époque (soient-ils politiques, culturels ou environnementaux). Pragmatique puisqu’il s’agit concrètement de gérer la coexistence d’éléments inertes et anciens (l’architecture) avec ceux nouvellement réapparus, vivants et agités (les écosystèmes).

Comment sortir des canevas qui ont fondé nos méthodes architecturales sur l’idée de « bâtir » et faire ainsi place nette, pour les faire évoluer vers des idées plus larges « d’agencer » notre présence avec les autres milieux ? Comment être capable d’articuler plastiquement, constructivement et opérationnellement un ensemble complexe constitué d’éléments interdépendants ? Comment intégrer le tout et les fragments en une seule réalité englobante ?

Peut-on réduire la question à l’idée qu’il s’agit avant tout de disposer des éléments entre eux et d’organiser les rapports qu’ils entretiennent ensemble ? C’est une idée à la fois simple et saisissante puisque non-dogmatique. C’est la mise à plat des enjeux qui détermine notre environnement autant que la possibilité d’une approche limitée au degré zéro de leur condition intrinsèque – forme, taille et ordonnancement, dans la perspective d’une coexistence élargie ? Il ne s’agit plus de digresser mais d’agir.

Savez-vous planter les choux ? Entre les colonnades sacrées des abbatiales millénaires, entre les barres de logements issues des politiques de logements de masse suivant l’immédiate après-guerre, entre les ersatz fragmentés d’une postmodernité qui n’a laissé comme sols disponibles que de rares et miniatures parcelles informelles ?


Cédric Libert

Architecte, Directeur de l’École nationale supérieure d’architecture de Saint-Étienne