Penser la transition numérique, une urgence
La « transition numérique », expression évoquant par analogie la « transition écologique » qu’il est crucial de penser de manière simultanée, se présente comme une course à deux faces.
D’une part, la transition numérique est un processus, une mutation par nature inachevée vers une société totalement digitalisée ; d’autre part, elle est la recherche d’un équilibre entre cette inéluctable transformation et l’indispensable recherche de préservation de notre environnement. En ce sens, elle doit impérativement aboutir à l’émergence d’un « monde digital durable » : la survie de l’espèce humaine sur la planète en dépend.
La transition numérique, un processus social à encadrer
Nos États, nos administrations, nos entreprises, nos interactions humaines se digitalisent progressivement depuis des décennies. Cette transformation peut être aisément observée dans tous les aspects de notre vie quotidienne. Peut-on pour autant qualifier les mutations en cours, à l’instar du développement fulgurant de l’intelligence artificielle générative (comme ChatGPT de OpenAI, qui est capable de produire des textes de manière quasi-autonome), de « révolutions » ? Il y a eu plusieurs « révolutions » numériques depuis la révolution industrielle de la fin du XIXe siècle : le télégraphe qui a changé la façon dont nous communiquons sur les longues distances ; les transistors qui ont permis la radiodiffusion et constitué un prélude à l’invention de l’ordinateur moderne ; l’Internet qui a révolutionné l’accès à l’information, ou encore les smartphones qui ont placé une grande partie de la connaissance humaine dans la paume de notre main.
Aujourd’hui, le terme de « révolution numérique » paraît dépassé : la société avance non plus par à-coups, mais de manière ordonnée par le marché, au gré des inventions numériques et des politiques d’innovation nationales, comme le plan « France Relance » de 100 milliards d’euros qui vise à soutenir l’innovation technologique.
L’existence d’une communication gouvernementale dédiée à la « transition numérique », et non aux « révolutions », n’est pas qu’un détail sémantique mais le révélateur que le numérique relève davantage de changements économiques et sociaux que d’une rupture sociétale brutale.
Il n’est en effet pas anodin que le dernier gouvernement Philippe comprenait, jusqu’en mai 2022, un « secrétaire d’État à la Transition numérique et aux Communications électroniques » placé sous l’autorité du ministre de l’Économie et de la ministre de la Cohésion des territoires. Au demeurant, les véritables révolutions numériques se font rares – nonobstant la prochaine révolution quantique qui bouleversera probablement nos sociétés, lorsque les ordinateurs quantiques feront leur apparition d’ici quelques décennies. Dans ce domaine en particulier, les acteurs privés tels qu’IBM ou Alphabet (Google) réalisent des investissements massifs et se positionnent en compétiteurs des États tels que les États-Unis, la Chine ou encore la France, qui a lancé en 2021 un « Plan Quantique » doté de près de 2 milliards d’euros pour soutenir la recherche publique comme privée dans ce domaine.
L’idée d’une « transition » renvoie, davantage qu’à une révolution, à l’idée d’un voyage, parsemé de nouvelles questions et d’obstacles : il s’agit de prendre le chemin d’un monde digital – que l’on souhaite durable – en résolvant démocratiquement les difficultés qu’il présente, comme l’exclusion numérique ou la cybersécurité. Ces défis qui ont été particulièrement mis en évidence à l’occasion de la pandémie de Covid-19, nécessitent en effet une attention soutenue, des solutions innovantes, et bien souvent des interventions législatives ou réglementaires pour les encadrer ou limiter leurs dégâts collatéraux pour la société. Cette transition numérique, porteuse d’opportunités, fait ainsi ressortir les fractures sociétales : l’exclusion numérique, la lutte contre les cyberattaques et la cybercriminalité, la nécessité de protéger les données des usagers des outils numériques, pour ne citer que quelques problématiques majeures, sont des thèmes devenus quotidiens sur lesquels la réflexion ne fait sans doute que commencer.
La numérisation des services publics et des administrations génère de nouvelles vulnérabilités, qui concernent souvent des populations déjà marginalisées. La transition numérique doit donc être pensée, accompagnée, et débattue pour minimiser ses effets négatifs et garantir une cohésion sociale.
L’exemple du développement de l’IA générative est particulièrement illustratif de cette première dimension de la réflexion sur la transition numérique. Selon l’INSEE, entre 15 et 17 % des Français sont victimes d’illectronisme, c’est-à-dire qu’ils n’utilisent pas l’Internet ou ont du mal à utiliser les outils numériques au quotidien. Malgré le fait que ChatGPT soit l’application ayant connu la croissance la plus rapide de l’Histoire, la plupart des utilisateurs de technologies numériques ne l’utilisent pas, soit par manque de compréhension, soit par désintérêt. Il est même douteux que plus de la moitié des utilisateurs français de l’IA générative, dont le nombre exact est inconnu, sache l’exploiter au maximum de ses capacités, c’est-à-dire guider efficacement ChatGPT à l’aide de « prompts » appropriés pour atteindre leurs objectifs. Le gouffre existant entre les utilisateurs habituels d’Internet et ceux qui sont peu ou pas connectés se transforme en un abîme que seule une politique publique adaptée peut résorber ou à tout le moins atténuer.
Sans une mise en place rapide de formations à l’utilisation de l’IA, cet écart s’agrandira encore plus entre les utilisateurs « ordinaires » d’Internet et ceux qui comprennent et exploitent ces outils. Le problème va au-delà de la simple technicité : il est à la fois démocratique et civilisationnel, car la désinformation et la manipulation des masses sont également amplifiées par la popularisation de l’IA générative. D’un autre côté, l’IA générative soulève un sujet classique mais réel : quelle adaptation du marché du travail et des services publics à une nouvelle technologie ?
Les modèles comme ChatGPT et ses rivaux sont déjà à l’origine d’une « généroversode », c’est-à-dire d’un déferlement de contenus de qualité diverse, pas toujours informatifs, créés en continu par l’IA. Ils concurrencent directement et menacent de mise au chômage les rédacteurs web, métier inexistant avant l’explosion d’Internet et plus spécifiquement du World Wide Web. Cette manifestation contemporaine de « l’infobésité » s’accompagne d’autres difficultés, à commencer par la gestion des abus potentiels de l’IA générative.
À la suite de l’expérience désastreuse de « Tay », l’IA conversationnelle de Microsoft qui avait adopté des idées négationnistes après seulement 8 heures passées sur Twitter en 2018, la peur d’une intelligence incontrôlable s’est installée. Cet évènement peu reluisant intègre pleinement la réflexion sur la transition numérique aujourd’hui, en particulier en ce qui concerne la nécessaire mise en place d’outils permettant de contrôler ces technologies et de protéger les usagers de ses dérives. Les plaintes formulées en avril 2023 devant la CNIL, en France, contre la société OpenAI à propos de la violation du RGPD par ChatGPT, ou en Italie devant l’autorité compétente – ont soulevé des questions de l’exactitude des données personnelles fournies par ChatGPT, l’information sur l’utilisation précise des données personnelles des utilisateurs de l’IA générative, et le droit à la rectification des données personnelles incorrectes utilisées ou générées par ChatGPT – en sont un symptôme autant qu’une réaffirmation de la place du droit et de la puissance publique dans la course numérique.
En la matière, il est urgent de penser la transition numérique comme un processus permanent, nécessitant l’intervention ou à tout le moins l’attention permanente des pouvoirs publics. Le droit encadrant les phénomènes numériques est, pour l’instant, très largement post-régulatoire : le législateur intervient après-coup, lorsqu’une difficulté survient. Il s’agit, certes là, du propre du droit, outil de régulation des relations sociales qui détermine la norme sur la base du comportement des individus ; mais les avancées technologiques proposées par les géants du numérique comme des start-up – comme OpenAI – ne sont généralement pas anticipées, alors même que leur impact social est massif. En ce sens, penser la transition numérique consiste d’abord à anticiper, au plus haut niveau de l’État et au Parlement, les prochaines innovations et leurs effets concrets sur la société, et à mettre en place les politiques publiques adéquates pour protéger les personnes vulnérables, former les futurs spécialistes, investir dans les secteurs d’avenir, ou encore éviter les dérives et pratiques dommageables.
La dimension environnementale intrinsèque de la transition numérique
D’autre part, mais de manière tout aussi fondamentale, la « transition numérique » fait écho à la transition environnementale, ou écologique. L’aspect environnemental du numérique est colossal et mérite une attention accrue. L’ensemble des activités numériques représente environ 4 % des émissions de gaz à effet de serre chaque année, et ce chiffre devrait augmenter. Les data centers et le cloud computing, par exemple, ont un impact climatique significatif et les études sur le sujet ne sont pas très optimistes quant à notre capacité à soutenir cette cadence à l’échelle mondiale.
Les centres de données, ou data centers, qui constituent le cœur de l’infrastructure numérique mondiale, nécessitent en effet des dispositifs de refroidissement très énergivores en eau. La surconsommation en eau des centres de stockage de données, à l’heure des sécheresses et des canicules, interroge à juste titre la société mondiale. À l’heure où Bangalore, la « Silicon Valley indienne » de 12 millions d’habitants et 10 % du PIB indien, la capitale numérique du pays voire de la région, est en état de catastrophe écologique avec un épuisement prévu des nappes phréatiques en 2025 et l’empoisonnement de toutes les eaux de surface, cette situation paraît intenable.
Par ailleurs, les études convergent pour affirmer que les data centers consomment 1 % de l’électricité mondiale, et contribuent à hauteur de 0,3 % des émissions de CO2 dans le monde. La quantité de données générée dans le monde – notamment du fait de l’intelligence artificielle générative, mais pas uniquement – étant exponentielle, les centres de données pourraient consommer jusqu’à 3 % de l’électricité mondiale d’ici 2030. Certains flux de données, en particulier, sont énergivores. On pense ici au streaming vidéo, qui représente une part significative de l’utilisation du cloud et des data centers et a un impact environnemental majeur. Le rapport 2019 du think-tank français The Shift Project, « Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne », a ainsi révélé que le streaming vidéo représentait 1 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales, soit plus de 100 millions de tonnes de CO2. La transition numérique, en tant que processus impliquant une digitalisation progressive de l’ensemble des aspects de notre vie, ne peut qu’aggraver cette situation : la consommation des centres de données pourrait doubler en l’espace d’une décennie si aucune mesure n’est mise en place.
Dans ces conditions, est-il notamment soutenable de continuer à autoriser le déploiement, sans contrôle, de cryptoactifs dont l’impact environnemental est massif, les « fermes de minage » étant des gouffres énergétiques ? Une « ferme de minage » ou « mining farm » est un lieu où de très nombreux ordinateurs sont mis en réseau pour résoudre des équations mathématiques complexes, l’opération étant nécessaire pour valider les transactions effectuées avec des cryptoactifs – comme le Bitcoin. Techniquement, chaque transaction Bitcoin est enregistrée dans une blockchain, sorte de grand livre public numérique ; pour ce faire, elle doit être validée pour garantir sa légitimité. C’est là qu’interviennent les mineurs, ordinateurs qui participent à la validation des transactions en résolvant les équations et, en cas de réussite, en ajoutant des blocs de transactions à la blockchain contre une rémunération en cryptoactifs.
L’intérêt d’une « ferme de minage » est de réunir le plus d’ordinateurs possibles dans un réseau unique pour maximiser les chances de résoudre rapidement les équations soumises et ainsi remporter la récompense en Bitcoin ou autre cryptoactif. Dans ces conditions, la course à l’augmentation du nombre d’ordinateurs dans les fermes ne peut conduire qu’au désastre environnemental. L’usine de Winston, au Texas, qui comprend près de 40 000 ordinateurs tournant en continu et nécessitant chaque année près de la moitié de l’énergie produite par un réacteur nucléaire pour assurer des missions de minage, est-elle un modèle économique écologiquement soutenable ? L’initiative du Salvador, premier État à avoir donné un cours légal au Bitcoin, consistant à encourager la création d’une ferme de minage alimenté en énergies renouvelables à un milliard de dollars sur son territoire, est-elle une réelle avancée en la matière ?
C’est dire qu’il faut non seulement penser l’application de la transition environnementale au domaine numérique, mais aussi, voire surtout, d’ores et déjà anticiper une transition de nos modèles numériques, qui ne sont en l’état ni tenables, ni durables. Il s’agit par conséquent d’une double transition : une transition vers le numérique, mais aussi une transition, qui doit à notre sens être au moins aussi rapide, au sein du numérique lui-même, vers des modèles plus durables et respectueux de l’environnement. La transition numérique n’est pas une révolution brusque, mais un cheminement progressif vers un monde digital durable et équitable. Tel est le sens des nombreuses propositions portées par l’ouvrage Penser la transition numérique. Pour un monde digital durable dirigé par nos soins.
NDLR : Matthieu Caron et Raphaël Maurel ont récemment co-dirigé Penser la transition numérique. Pour un monde digital durable aux éditions de l’Atelier.