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Javier Milei et le pouvoir grotesque

Écrivain

Max Weber distinguait trois types de dominations légitimes : la domination de nature rationnelle légale, la domination traditionnelle et la domination charismatique. Force est de constater que Javier Milei, le nouveau président de l’Argentine qui prend ses fonctions ce 10 décembre, ne relève d’aucune de ces dominations légitimes. Il en incarne une quatrième, le pouvoir grotesque.

La tentation est grande de voir dans l’élection de Javier Milei à la présidence de la nation argentine un accident de parcours dans la vie démocratique de la troisième puissance économique d’Amérique latine minée par un endettement chronique et une inflation proche de 140%. Inconnu dans son pays il y a encore trois ans, l’économiste libertarien l’a emporté un score de près de 56% des voix s’est fait connaître sur les plateaux de télévision et les réseaux sociaux par ses outrances verbales à la Trump ou à la Bolsonaro.

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Depuis son élection nous n’ignorons rien de sa personnalité excentrique, de sa chevelure en bataille, de ses cinq chiens clonés qu’il qualifie de « meilleurs stratèges du monde » et qui portent le nom d’économistes libertariens tels que son maître à penser, Murray Rothbard, auteur de plusieurs ouvrages dont The Libertarian Manifesto (1973), de la tronçonneuse qu’il brandit au-dessus de sa tête comme un symbole des coupes budgétaires qu’il s’apprête à faire dans le budget de l’État.

Les commentateurs qui n’avaient que faire il y a encore quelques semaines de l’Argentine et de son nouveau président, se repaissent à longueur de talk-shows de ses déclarations outrancières qui font le buzz sur les réseaux sociaux. Qu’il attaque « L’État, ce pédophile dans un jardin d’enfants… avec des enfants enchaînés et baignés dans de la vaseline » ou qu’il s’en prenne au pape argentin, qualifié de « représentant du malin » sur terre ou de « fils de pute », Javier Milei ne connait pas de limites, ce qui en fait un client idéal pour les talk-shows et un candidat rêvé pour les réseaux sociaux.  Le nouveau président s’en prend indistinctement aux « gauchistes de merde » (incluant le maire centre gauche de Buenos Aires), aux écologistes et aux féministes mais il peut aussi à la monnaie nationale ravalée au rang d’un « excrément » ce qui a provoqué une crise des changes. Il se propose d’interdire l’avortement, d’autoriser le commerce des armes et même la vente d’organes…

Celui qui se compare à un lion (il est de fait ébouriffant) rugit à tout va, dénonçant les deux principaux partenaires commerciaux de l’Argentine, la Chine « assassine », ou le Brésil de Lula taxé de communiste corrompu mais il menace de retirer son pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) non sans vouer aux gémonies le Mexique, la Colombie, le Chili et le Venezuela. Il n’y a guère que les États-Unis et Israël qui trouvent grâce à ses yeux…

A Tucker Carlson, le célèbre éditorialiste conservateur américain, il expliquait son succès par « l’importance de l’image ». Selon lui, son passé de gardien de but de football semi-professionnel (il mesure 2 mètres et pèse environ cent kilos) et de chanteur de rock d’un groupe qui reprenait les succès des Rolling Stones, « ont fait de lui un produit télévisuel attrayant ». Cet économiste devenu une star des talk-shows, n’hésite pas à sortir de son champ de compétence. Il s’est autoproclamé un jour « professeur de sexe tantrique » et ne craint pas d’affirmer : « Chaque homme a sa propre dynamique. Dans mon cas particulier, j’éjacule tous les trois mois ».

Rien n‘est laissé au hasard dans la construction de son look déjanté – une veste en cuir usée surmontée d’une tignasse indomptable qu’il ne peigne jamais), est conçue selon Lilia Lemoine, la styliste de Javier Milei, pour évoquer le personnage de bande dessinée Wolverine : « Parce que, comme Wolverine, « c’est un anti-héros qui déplace les foules ».

En 2019, à Buenos Aires, sur un salon de cosplay, il est allé jusqu’à se déguiser en super héros du nom de « Général AnCap » (un acronyme d’anarcho-capitalisme)

Lors de ses déplacements de campagne, Javier Milei se déplace à l’arrière d’un pick-up, encerclé par des milliers d’électeurs venus pour voir de près ce prédicateur impénitent. Ses partisans portent des perruques de cheveux en bataille, distribuent de faux billets de 100 dollars avec son visage imprimé, et affichent des photos de ses chiens. « Filles et garçons poussent des hurlements comme devant une rock star », rapporte Le Monde qui l’a suivi lors de l’un de ces déplacements, à Salta le 12 octobre, une ville montagneuse du nord-ouest de l’Argentine. Pas besoin de discours. L’événement est une performance qui doit alimenter les réseaux sociaux créé par des étudiants influenceurs qui voyagent avec lui et le filment. Depuis l’arrière du pick-up qui fend la foule, il agite la tronçonneuse comme un encensoir fumant, la foule scande : « La caste a peur, Milei président !

Plus encore que sa victoire le 19 novembre, c’est l’ampleur de son score qui a surpris dans l’élection de Javier Milei, un score sans appel obtenu après une campagne tissée d’outrances verbales et de mises en scènes grotesques qui aurait dû, en un autre temps, le disqualifier pour l’exercice de la fonction suprême. Le succès de Milei intrigue parce qu’il a été obtenu non pas malgré ses formes burlesques mais précisément à cause d’elles.  Milei surfe sur le mécontentement des masses, le relance et le modèle via les réseaux sociaux. Loin d’être découragés par ses outrances verbales et ses appels à la violence, ses électeurs y reconnaissent leur propre colère.

Les éditorialistes, dans un louable effort de relégitimation de la politique et toute à leur entreprise (moins louable) de mobilisation des audiences essaient de nous persuader que l’élection repose sur des enjeux structurels, la démographie ou l’économie. Lors d’une conférence récente consacrée à la communication politique à Bilbao, où « étaient réunis de nombreux consultants politiques européens, Stanley Greenberg, l’auteur avec James Carville du slogan de la campagne de Bill Clinton en 1992 “It’s the economy, stupid !” (c’est l’économie, idiot !), proposait un nouveau slogan que la presse locale s’empressa de reproduire comme le nouveau trait de génie du consultant américain. “It’s the middle class, stupid !” (C’est la classe moyenne, idiot !).

Depuis la déroute des sondeurs lors du Brexit, toutes les élections démontrent le contraire. Ce n’est ni l’économie ni la classe moyenne qui décident de l’issue des élections, mais la réussite ou l’échec d’une performance complexe, c’est-à-dire la manière dont on obtient une identification symbolique avec le candidat. Ce que l’on pourrait exprimer par la formule :  “It’s the performance, stupid !” (C’est la performance, idiot !)

« C’est l’identification symbolique, les métaphores, le fil narratif et la façon dont ils sont interprétés dans le flux des événements » qui détermine le vainqueur d’une élection, explique le sociologue Jeffrey Alexander qui a suivi la campagne d’Obama en 2008 ». Les campagnes électorales aujourd’hui reposent moins sur des contenus idéologiques mais sur des performances théâtrales et des productions symboliques. Elle s’effectue à la frontière du public et de l’intime, de la politique et de la morale. Une campagne électorale apparaît moins comme un moment de délibération que comme une transe collective qui vise à exorciser le pouvoir des puissants, le système, la « caste », « l’establishment ». L’incrédulité est érigée en croyance absolue. Aucune autorité n’est épargnée, ni politiques, ni médias, ni intellectuels, ni chercheurs. Milei est celui qui est allé le plus loin dans la déconstruction du modèle démocratique.  Les attaques de Milei ne ciblaient pas seulement l’Etat corrupteur mais toutes les sources de légitimité démocratique qui pouvaient encore faire consensus dans la société argentine. S’il a fait de la tronçonneuse son fétiche c’est au bulldozer que sa campagne a emprunté ses traits les plus remarquables, conçue et exécutée comme une entreprise de démolition de toutes les valeurs. La liste est longue de ses oukases antidémocratiques.

 Jamais les bouffons, les clowns et les pitres n’avaient eu autant d’influence sur la vie politique.

Dans une vidéo postée le 15 août sur son compte TikTok, on a pu voir Milei arracher sur un tableau des étiquettes à scratch énumérant les ministères qu’il compte supprimer : ministère du Tourisme et des Sports : « Dégage ! » ; ministère de la Culture: “Dégage !” ; ministère de l’Environnement et du Développement “Dégage !”,  ministère des Femmes :”Dégage !” et ainsi des ministères des Sciences et de la Technologie, du Travail, des Transports, de la Santé, de l’Éducation….

De la même manière, sont visées par la tronçonneuse de Milei toutes les sources de légitimité démocratique :

– la légitimité politique (« la caste »)

– la crédibilité des élections à travers la dénonciation de la fraude électorale

– le crédit et la signature de l’Etat (la monnaie nationale considérée comme un excrément et la « Banque Centrale », planche à billets de cet « excrément » )

– le crédit de la parole publique (la télévision et les médias « devenue un mécanisme de propagande)

– l’autorité scientifique ( Milei nie le réchauffement de la planète qui n’est qu’un « cycle », et « pas une responsabilité de l’Homme »  « un mensonge des socialistes »

– le principe de la démocratie sociale, « synonyme de déficit budgétaire »

– l’acceptation de l’impôt et de la fiscalité redistributrice, « vestige de l’esclavage »

– le principe d’égalité entre les citoyens par l’éducation et la santé

– la notion même d’espace public et de bien commun

– la raison d’état dans les relations internationales est mise à mal par la dénonciation de ses deux partenaires économiques les plus importants, la Chine qualifiée diplomatiquement « d’assassin » et le Brésil de Lula, patrie du communisme.

Rien n’échappe à cette entreprise de démolition, ni le peso ni le pape argentin, ultime autorité morale dans ce pays catholique, démasqué comme le « représentant du malin sur terre » quand il n’est pas simplement qualifié de « fils de pute » …

Cet anti-héros, roi de l’esbrouffe et de la caricature, incarne, en raison même de son anormalité, une catégorie historico-politique inédite apparue à la faveur du Brexit et de la pandémie du Covid19.  Jamais les bouffons, les clowns et les pitres n’avaient eu autant d’influence sur la vie politique. L’outrance devient une norme de la communication, qui permet de capter les attentions, et le burlesque un nouveau style politique. La scène politique est sens dessus dessous, agitée par des spectres, mue par des forces irrationnelles, en proie à une sorte d’ensorcellement de la raison politique.

Partout où se porte le regard, le grotesque semble avoir pris le pouvoir : Donald Trump aux Etats-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil, Boris Johnson en Grande-Bretagne, Matteo Salvini et Beppe Grillo en Italie, et désormais Javier Milei en Argentine. Mais ce dernier va beaucoup plus loin que ses prédécesseurs qui tels Salvini, Bolsonaro ou Trump, s’appuient sur l’autorité religieuse, l’Eglise catholique en Italie, les évangélistes au Brésil ou aux Etats Unis. Milei a poussé la logique du pouvoir grotesque à un niveau inégalé jusque-là. Il a déboulonné une à une les statues de la croyance populaire, pour n’en laisser qu‘une debout, la sienne. Et ce, dans un double but : 1. Délégitimer la scène démocratique traditionnelle (ses responsables, ses rituels, son agenda). 2. Mettre cette campagne de démolition au service d’un nouvel agenda libertarien formalisé dans un slogan asséné dans tous ses meetings, « La liberté bordel ».

Tout ce qu’on peut en dire c’est que ce pouvoir grotesque assoie sa légitimité de manière paradoxale, non pas sur le crédit que leur personnalité ou leur programme inspire et que l’élection leur confère, mais sur le discrédit qu’il jette sur tous les rouages et les sources de légitimité du système démocratique. D’où son caractère clivé qui se donne à lire sous la forme d’un pouvoir grotesque institué.

Milei est une figure du trash de luxe qui triomphe sous les signes du vulgaire, du scatologique et de la dérision. Il incarne une sorte d’idéal type, le plouc revêtu d’une patine de téléréalité. Ses déguisements ou ses performances consacrent une forme de sacralité kitsch, de statuaire dégradée. Elles constituent la représentation spontanée du pouvoir grotesque, une révolution des formes dans lesquelles une autorité est reconnue, acceptée et justifiée.  Max Weber distinguait trois types de dominations légitimes : la domination de nature rationnelle légale, la domination traditionnelle et la domination charismatique.

Force est de constater que le pouvoir grotesque par son insouciance, ses injonctions contradictoires, l’irrationalité de sa conduite, ne relève d’aucune de ces dominations légitimes. Tout d’abord, le pouvoir grotesque met à mal la domination de nature rationnelle légale, fondée sur le respect de la loi sur la croyance en la légalité des règlements. Il ébranle la domination traditionnelle qui s’autorise de règles, coutumes, des habitudes dont elle assure la transmission.

Quant au pouvoir charismatique tel que l’avait défini Max Weber, fondé sur la grâce personnelle et extraordinaire et par « des qualités prodigieuses, ou des particularités exemplaires qui font le chef », il est non seulement dénié par le pouvoir grotesque, il est retourné, inversé sous la figure du bouffon sans qualité. En lui, c’est l’homme commun et non pas le chef doté de qualités prodigieuses que les réseaux sociaux acclament. L’homme-clown de la télé-réalité ou des talk-shows, magnifié et comme électrisé par les réseaux sociaux.

Milei est intéressant à plus d’un titre mais surtout il illustre ce que Michel Foucault disait du pouvoir grotesque… Dans un texte peu connu de son cours au Collège de France de 1974-75, Michel Foucault a érigé le « pouvoir grotesque » ou l’« ubuesque», en une véritable catégorie historico politique:  Il a dressé un portrait du bouffon dans lequel on peut reconnaître Javier Milei « Celui qui est le détenteur de la majestas, de ce plus de pouvoir par rapport à tout pouvoir quel qu’il soit, est en même temps, dans sa personne, dans son personnage, dans sa réalité́ physique, dans son costume, dans son geste, dans son corps, dans sa sexualité́, dans sa manière d’être, un personnage infame, grotesque, ridicule.»

Ainsi de l’apologie de la mafia par Javier Milei qu’on a très peu commentée tant elle apparaît aberrante, injustifiable et incompréhensible, passée par pertes et profit de ses outrances. “Entre la mafia et l’État, je préfère la mafia. La mafia a des codes, elle tient ses engagements, elle ne ment pas, elle est compétitive.”

Michel Foucault fournissait la raison profonde d’un tel parallélisme : « Il y a, de part et d’autre du pacte ainsi brisé, une sorte de symétrie, de cousinage entre le criminel et le despote, qui se tendent en quelque sorte la main comme deux individus qui, refusant, négligeant ou brisant le pacte fondamental, font de leur intérêt la loi arbitraire qu’ils veulent imposer aux autres. »

Lorsque Foucault en 1975 parlait de « pouvoir grotesque », il n’avait pas sous les yeux le florilège d’absurdités et d’incompétences dont nous avons été témoins depuis l’élection de Donald Trump. Il ne s’agissait nullement pour lui de faire un usage polémique des mots « grotesques » ou « ubuesque » dans le but de disqualifier les hommes d’Etat qui seraient ainsi définis mais de tenter de comprendre au contraire la rationalité de ce pouvoir grotesque ; une rationalité paradoxale puisqu’elle se manifeste par l’irrationalité de ses décisions. « La souveraineté grotesque opère non pas en dépit de l’incompétence de celui qui l’exerce mais en raison même de cette incompétence et des effets grotesques qui en découlent […] J’appelle grotesque le fait qu’en raison de leur statut, un discours ou un individu peut avoir des effets de pouvoir que leurs qualités intrinsèques devraient disqualifier. »

Dans ce qui apparait comme une digression de son cours sur « Les Anormaux », Michel Foucault jetait les bases d’une analyse de ce pouvoir grotesque, considéré non pas comme un dysfonctionnement, une anomalie, mais comme une catégorie historico-politique qui est devenue une donnée omniprésente et incomprise de la vie politique contemporaine. Cette catégorie exprimait selon Foucault « la force que le pouvoir assume quand il revêt les formes les plus bouffonnes et les plus infâmes ». Avec une prescience remarquable Foucault nous alertait contre l’illusion qui consiste à voir dans le pouvoir grotesque « un accident dans l’histoire du pouvoir », « un raté de la mécanique », alors qu’il constitue « l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir ». « En montrant explicitement le pouvoir comme abject, infâme, ubuesque ou simplement ridicule, il s’agit de manifester de manière éclatante le caractère incontournable, l’inévitabilité du pouvoir, qui peut précisément fonctionner dans toute sa rigueur et à la pointe extrême de sa rationalité violente, même lorsqu’il est entre les mains de quelqu’un qui se trouve effectivement disqualifié ».

C’est exactement ce qu’a réussi Javier Milei : démontrer que l’indignité du pouvoir n’en élimine pas les effets bien au contraire, ses effets sont d’autant plus violents et écrasants que le pouvoir est grotesque. C’est, disait Foucault « l’un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire ». Javier Milei a parfaitement joué du ressort grotesque pendant sa campagne. Maintenant qu’il est au pouvoir, il va pouvoir montrer sa face autoritaire voire dictatoriale.

L’analyse du pouvoir grotesque est d’une actualité brûlante et nous concerne tous. Ce n’est pas un sujet argentin mais mondial. Il est devenu urgent de prendre toute la mesure de la mécanique à double détente de ce pouvoir grotesque-autoritaire, si on veut éviter qu’il devienne une épidémie répandue par le virus du discrédit et la colère des peuples.


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage