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La gauche française peut-elle retrouver l’avant-garde mondiale ?

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L’attachement de la gauche française à être, et peut-être même encore plus à paraître, raisonnable, n’est à même de susciter ni espoir, ni engouement. Pour retrouver son poste à l’avant-garde, la gauche française doit retrouver le goût de l’inattendu.

Le 6 mars 2024, le magazine du New York Times publiait un long article d’analyse consacré à la situation de la gauche française sous le titre « Pourquoi le pouvoir échappe à la gauche française » (Why Power Eludes the French Left). Un an après le mouvement social massif et unitaire contre la réforme des retraites, le chapeau de l’article en résumait la tonalité générale : « La France a souvent été à l’avant-garde des politiques de gauche –mais le soutien dans la rue ne se traduit pas toujours en votes dans les urnes ».

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L’affirmation ne dit pas seulement la complexité et la non-linéarité des relations entre mouvements sociaux et résultats électoraux. Elle place surtout la gauche française actuelle face au miroir de son histoire. Peut-elle encore se considérer aujourd’hui comme à l’avant-garde mondiale des politiques de gauche, ou même en capacité de l’être ? Est-elle dans son état actuel à même de concevoir, puis de mettre en œuvre, des politiques novatrices et de rupture ? On ne peut répondre par l’affirmative à cette interrogation. La gauche française a perdu sa place historique d’avant-garde. Si elle peut la retrouver, c’est à la condition d’abord de le vouloir, ensuite de s’en donner les moyens, ce qui suppose qu’elle rompe avec l’indolence qui paraît désormais la caractériser et qu’elle retrouve le sens des ambitions véritables.

La gauche était la gauche

La gauche française a pour acte de naissance symbolique une Révolution. Les députés de l’Assemblée constituante se répartissent en effet le 28 août 1789 des deux côtés du président ; à sa gauche, ceux opposés au droit de veto du roi. Être fille de 1789 a donné à la gauche française une grande responsabilité, qu’elle a assumée pendant plus de deux siècles, même si elle est restée pendant de longues périodes éloignée du pouvoir : celle de concevoir et d’instaurer des droits nouveaux, d’approfondir la démocratie, d’améliorer les vies, de susciter de la fierté collective.

Le Front populaire de 1936, « apogée de la civilisation ouvrière en France » pour reprendre les mots de Jacques Julliard dans son histoire des gauches françaises, instaure les deux semaines de congés payés et la semaine de quarante heures sans réduction de salaire, institue le billet de congé populaire, prolonge la scolarité jusqu’à l’âge de 14 ans. Les occupations d’usines et les grèves accompagnent spontanément la victoire dans les urnes aux élections législatives ; le mouvement social nourrit la dynamique de transformation politique, pour qu’elle soit à la hauteur des espoirs d’améliorations des conditions de vie et des conditions de travail. Les accords de Matignon du mois de juin prévoient une augmentation moyenne des salaires de 12 %. Le Front populaire révolutionne la pratique des loisirs, et le gouvernement de Léon Blum compte d’ailleurs un sous-secrétariat aux Sports et aux Loisirs.

Conduire la « révolution tranquille » du temps libre, comme le proclame une plaquette de 1982 présentant le ministère du Temps libre (qui a existé dans les trois gouvernements de Pierre Mauroy) fait également partie des ambitions du premier septennat de François Mitterrand. Le programme de transformation sociale de 1981 se concrétise par la semaine de 39 heures, la cinquième semaine de congés payés, la retraite à 60 ans, l’augmentation de 10 % du SMIC, de 20 % des allocations-vieillesse et de 25 % des allocations familiales.

Les nationalisations à 100 % sont au cœur du programme de transformation économique. L’impôt sur les grandes fortunes instaure un peu plus de justice fiscale. La décentralisation installe, pour emprunter la citation du doyen Hauriou, une nouvelle « manière d’être de l’État ». Cent jours après l’élection de François Mitterrand, le journal Le Monde salue « une autre approche de l’exercice de la justice et des libertés ». Les fins précipitées des ambitions de 1936 et 1981 sont connues, mais ces deux moments sont restés historiques par l’ampleur et le caractère novateur des transformations initiées.

Un peu moins de vingt ans après les 110 propositions du candidat Mitterrand, les lois Aubry du 13 juin 1998 et du 19 janvier 2000 instaurent les 35 heures en France. La mesure est une nouvelle fois historique, tant dans son objectif de permettre aux salariés de disposer de plus de temps libre et d’améliorer leurs conditions de vie et de travail que dans celui de mobiliser un levier inédit pour « réduire très fortement le chômage ».

Les résultats économiques sont là : sur la période 1997-2007, la croissance de l’activité et les créations d’emploi sont supérieures en France à celles du reste de la zone euro. Le choix est également précurseur. Un quart de siècle plus tard, plusieurs pays européens expérimentent la semaine de 35 heures sur quatre jours sans réduction de salaire. En 2022, on pouvait lire sur le site du magazine économique et financier Forbes un article intitulé « La semaine de 4 jours est-elle la prochaine grande tendance ? », rappelant que la France a su faire en 1998 d’une idée un concept.

En 1936, de 1944 à 1946 à travers son implication dans le Gouvernement provisoire de la République française qui crée la Sécurité sociale et le modèle français d’État-Providence, en 1981, en 1997, la gauche française incarne pleinement son ADN révolutionnaire, à l’avant-garde des politiques mondiales de gauche. Elle fait figure de défricheur sur la scène internationale et d’étalon de référence dans le débat politique national. L’historien Jacques Julliard peut d’ailleurs, en 2012, la définir ainsi : « La gauche est la gauche ; la droite est une non-gauche ».

La gauche désespérante

Une décennie plus tard, les mots du journaliste Nicolas Truong dans Le Monde le 4 mars 2022 disent, mieux peut-être encore que les résultats électoraux successifs, l’ampleur de l’effondrement : « une gauche désespérante », écrit-il à propos de la gauche française. Au moment même où les gauches espagnole, portugaise, allemande, norvégienne sont au pouvoir et au travail. La définition de la gauche par Jacques Julliard a vécu. La gauche française ne sait plus ni qui elle est, ni ce qu’elle ambitionne d’incarner.

La gauche française court depuis plus de sept ans derrière les « concepts » introduits par d’autres – néolibéraux dans les meilleurs des cas, extrême-droite dans les pires – dans le débat public. Elle n’a plus ni son propre vocabulaire, ni la volonté d’inventer et d’imposer sa grammaire. Elle qui a donné, à tous, le temps et les conditions matérielles de l’accès aux loisirs, semble désormais incapable de « penser la valeur loisir » et laisse les ultralibéraux s’arroger la question. Mais elle s’empresse d’organiser des tables-rondes sur le thème « faut-il réarmer démographiquement la France ? » si Emmanuel Macron mentionne l’idée dans une conférence de presse.

Lorsqu’elle se saisit de concepts opposés à ce qu’ont été son histoire et ses valeurs pour les mettre à distance, elle leur accorde le crédit d’organiser autour d’eux sa réflexion ; citons à titre d’exemple le billet au journal L’Opinion de Bernard Cazeneuve sous le titre « La République : oui. Pourquoi la décivilisation ? ». Même quand ils se sont attachés à imposer les termes du débat, les responsables politiques de gauche l’ont fait ces dernières années de façon anecdotique : qu’a réellement suscité dans le débat public l’idée de « déviriliser le barbecue » si ce n’est une série de piques picrocholines entre des élus qui devraient être des alliés ?

Si le débat public français actuel se polarise autour des thèmes portés par la droite et l’extrême droite, ce n’est pas seulement un sujet de concentration des médias dans les mains de quelques-uns. C’est également parce que la gauche française a déserté son poste d’avant-garde en abandonnant le combat des mots. L’équation est simple : la confrontation des projets est d’abord une confrontation des idées, et la confrontation des idées est d’abord un combat des mots. Si vous abandonnez ce dernier, vous abandonnez toute ambition d’un projet de transformation. L’influence croissante de l’extrême droite s’alimente en partie des vides laissés par cet abandon.

Les gauches françaises ont doublement théorisé le « vote utile » (à tel point que les médias anglo-saxons l’écrivent régulièrement en français dans le texte) pour ne pas assumer leur part de responsabilité dans la victoire des néolibéraux et le risque d’une arrivée de l’extrême-droite à la tête de l’État. Le « vote utile » pour expliquer les défaites successives, plutôt que de s’interroger sur une incapacité réelle à produire un projet de société digne de ce nom et à même, si ce n’est de s’attacher une majorité, au moins de structurer le débat. Le « vote utile », ensuite, pour justifier une culture de la désunion qui prend ses racines dans une hiérarchie préférentielle désespérante : plutôt perdre tous que de voir gagner quelqu’un d’autre que moi issu de la famille des gauches. Or, à force de concentrer ses énergies non plus à imposer sa grammaire et à se repositionner à l’avant-garde des transformations sociales, mais à concevoir des stratégies électorales de court terme, ce sont les plus redoutés des scénarios politiques qu’on laisse se construire.

Les nouvelles avant-gardes

Fille de la Révolution, la gauche française est devenue étonnamment conservatrice. Prenons le cas des Écologistes. L’écologie politique française devrait être structurellement révolutionnaire : les défis de l’anthropocène, la transition bas carbone, le respect des neuf frontières planétaires, exigent de faire exploser les cadres conceptuels, d’inventer des idées nouvelles, d’imaginer des projets sans équivalent dans le passé. Dans les faits aujourd’hui, elle apparaît plus occupée à penser les retours en arrière que les bonds vers un avenir différent ; la Restauration n’a pourtant jamais été un dessein durablement porteur. Inventer le droit à la découverte dans le respect des frontières planétaires, impulser la révolution du voyage avec une ambition aussi forte que celle qui a guidé la révolution du temps libre, concevoir le paysage français de la deuxième moitié du XXIe siècle, pourraient au contraire l’être.

Comme privée de sa capacité à s’auto-régénérer, la gauche française paraît dans le même temps assez peu encline à s’oxygéner en s’inspirant des modèles d’autres gauches. L’avant-garde s’est pourtant déplacée, ailleurs en Europe et ailleurs sur d’autres continents. Une avant-garde qui sait concilier radicalité, enthousiasme, force transformatrice et solidité théorique – il faut lire à ce titre la tribune publiée en 2019 par le Prix Nobel d’économie Paul Krugman sur le projet de taxation des plus hauts revenus porté par Alexandria Ocasio-Cortes, dont le chapeau résume parfaitement la tonalité : « Que connaît Alexandria Ocasio-Cortes en matière de fiscalité ? Beaucoup de choses ».

Une avant-garde qui sait sans hésitation faire preuve de pragmatisme pour trouver des solutions immédiates à des problèmes concrets – à peine élue maire de Madrid à l’été 2015, Manuela Carmena a transformé, pour lutter contre la malnutrition infantile, son plan initial d’ouverture des cantines scolaires pendant les vacances en distribution de déjeuners et de dîners à domicile aux enfants de 3 à 18 ans des familles les plus modestes, afin de contourner la problématique de la stigmatisation sociale des élèves.

C’est surprenant de voir à quel point, depuis la visite de la future candidate à l’élection présidentielle Ségolène Royal à Michelle Bachelet en… 2006, la gauche française ignore superbement le Chili. Or le processus d’adoption d’une nouvelle Constitution entamé en 2019 pour remplacer celle héritée de la dictature d’Augusto Pinochet s’est traduit par la rédaction en 2022 d’un projet de texte (massivement rejeté par référendum) avant-gardiste sur de multiples aspects, de la protection des peuples à celle de l’environnement.

Ce projet définissait le Chili comme un État social et démocratique de droit, plurinational, interculturel, régional et écologique, et comme une République solidaire. Il spécifiait que la démocratie chilienne était inclusive et paritaire. La dignité, la liberté, l’égalité des êtres humains et leur relation indissoluble avec la nature étaient affirmées comme des valeurs intrinsèques et inaliénables. Le projet était riche de droits nouveaux comme la reconnaissance des droits linguistiques des personnes sourdes dans tous les champs de la vie sociale ou celle de la neurodiversité.

Toujours au Chili, les conditions de la victoire à l’élection présidentielle de Gabriel Boric en décembre 2021 ont également été porteuses d’intéressantes leçons pour la gauche française, mises en lumière par Albert Ogien, pour peu qu’elle prenne la peine de s’y intéresser avec un peu d’attention. En termes de stratégie électorale, « l’exemple chilien démontre l’avantage qu’il y a désormais à former des coalitions électorales réunissant des mouvements activistes et des professionnels de la politique pour fixer, sans a priori partisan ou idéologique et sur un pied d’égalité, une série de priorités sociales et politiques afin de les soumettre à l’approbation des citoyens avant de les mettre en œuvre une fois arrivées au pouvoir ». Albert Ogien souligne également que la coalition formée autour de Gabriel Boric a porté une promesse unique, celle de « la mise en place d’un État social au service de la population gagée sur une juste redistribution des richesses ». Cohérence et ambition : la limpidité de cette formule pourrait avantageusement inspirer la gauche française.

Incompréhensiblement raisonnable

Il faudrait toutefois également ajouter un troisième paramètre à l’équation : accepter de s’ouvrir à l’étonnant, au détonnant, à l’inconnu, à l’inhabituel, à l’extravagant. Autrement dit, penser autre chose que les marronniers, changer les équations plutôt que leurs paramètres, oser à nouveau proposer de l’inédit. Retrouver le sens de l’enthousiasme.

Depuis la sortie de La Fièvre, nouvelle série de l’auteur et réalisateur Éric Benzekri, les gauches françaises ne manquent pas de faire savoir leur intérêt pour cette nouvelle production. Ne cherchons pas à analyser le fait que des personnalités politiques comme François Hollande. François Ruffin ou Sandrine Rousseau aient tenu, non pas seulement à échanger avec Éric Benzekri, mais à le faire-savoir. Ce qui est vraiment frappant, c’est que la gauche se choisisse comme « prophète » politique (Éric Benzekri réfute le terme) l’auteur d’une œuvre qui met en scène un futur attendu.

Doctorant en philosophie politique, Milo Lévy-Bruhl le montre dans un article « La Fièvre, prophétie de malheur socialiste » : « Éric Benzekri exacerbe certaines tendances sociopolitiques présentes dans la France d’aujourd’hui pour montrer de quels périls elles sont lourdes. Ces exacerbations sont toujours raisonnables ». Choix tout à fait pertinent pour le réalisateur au regard du succès de ses productions. Choix de référence tout à fait décevant de la part de la gauche française au regard de ce qu’a été son histoire.

L’attachement de la gauche française à être, et peut-être même encore plus à paraître, raisonnable, n’est à même de susciter ni espoir, ni engouement. Pour retrouver son poste à l’avant-garde, la gauche française doit retrouver le goût de l’inattendu. Elle doit cesser d’attendre un vent qui tourne ou de récolter une partie des fruits des colères sociales. Elle doit cesser de croire qu’un balancier politique la ramènera au pouvoir si elle ne sait plus faire la différence pour prétendre l’exercer. Elle doit réapprendre à surprendre.

Réapprendre à surprendre et à fédérer

Le 4 mars dernier, Michel Feher publiait un « plaidoyer pour une gauche résolument minoritaire » face à l’union des droites. Il y décrivait une gauche française prompte à invoquer « les biais des média dominants et l’incidence de la désindustrialisation sur l’organisation du travail » pour justifier de la faiblesse des effectifs du « peuple de gauche », que les partis de gauche fassent le choix de l’union ou de la désunion. Il y formulait une évidence en forme de tautologie que les responsables politiques de gauche semblent pourtant ne pas saisir en France : « “fin du monde, fin du mois” est l’énoncé d’un problème plutôt que la formulation d’un programme ». Il soulignait à quel point le ressentiment peut être rassembleur ; mais il ne rassemblera jamais sur la gauche, et ce serait contraire aux valeurs fondamentales de la gauche que de poursuivre une telle visée.

Espérer capitaliser sur le mouvement social ne constituera pas non plus pour la gauche une ambition suffisante. Le mouvement social n’est pas un capital électoral à s’approprier. Il viendra à l’appui d’un projet si celui-ci est à la hauteur, et pour lui rappeler les engagements pris si ceux-ci venaient à être « oubliés » en chemin. La gauche française gagnerait à s’inspirer des mouvements sociaux comme d’un phare. Car dans la rue, les Français ne s’excusent pas de leur État-Providence et des investissements qu’il nécessite, de leurs congés payés, de leurs droits à la retraite. Ils ne cèdent pas au jeu des comparaisons internationales lorsqu’elles visent à faire pression pour des alignements par le bas. Face aux nouvelles menaces que font peser les projets de réforme de l’assurance-chômage et de la fonction publique, c’est aussi ça être à l’avant-garde aujourd’hui.

Autrement dit, la gauche française peut reconquérir son poste d’avant-garde mondiale des politiques de gauche, mais à plusieurs conditions difficiles. Ambition, imagination, affirmation des valeurs et unions seront indispensables. Autant d’exigences incompatibles avec une manière de faire de la politique qui se concentre sur des stratégies de ciblage de l’électorat, le suivi quotidien de sondages de type rolling et la course derrière les buzz lancés par la droite et l’extrême-droite. La gauche doit retrouver sa capacité à bâtir un programme à même de fédérer une majorité dans les urnes. Elle ne gagnera plus en appelant à voter contre. Elle ne gagnera plus en concentrant l’essentiel de son énergie à tenter de démolir les idées portées par les néolibéraux et l’extrême-droite (quand elle ne s’abîme pas à s’affaiblir entre alliés). Le vrai moyen de combattre ces idées, c’est de construire un projet de société qui entraînera l’adhésion.


Agathe Cagé

Politiste

Mots-clés

Gauche