Y a-t-il des frontières légitimes ?
Lors de son audition au Sénat le 30 mai 2018 pour présenter la nouvelle loi asile et immigration, le ministre de l’intérieur Gérard Collomb a non seulement évoqué le « benchmarking » que pratiqueraient les migrants, il a également présenté sa vision générale des débats :
« Trois positions coexistent : il y a ceux qui estiment qu’il faut accueillir massivement et pour qui les frontières n’ont plus lieu d’être. […] À l’autre bout du spectre, il y a ceux qui rejettent tout accueil d’étranger, y compris pour les persécutés et ceux qui fuient les guerres. […] Il y a enfin celles et ceux qui assument de prendre en compte la situation dans toute sa complexité ».
En somme, les idéalistes, les fascistes, et les raisonnables. Les idéalistes feraient de la morale ; les fascistes conduisent à la fin de l’état de droit et des traités internationaux ; les raisonnables seuls comprennent l’importance du droit d’asile, et en même temps sa seule réalisation possible par l’expulsion de tous ceux qui n’y auraient pas droit. Comme le lui fait remarquer le sénateur socialiste Jean-Pierre Sueur, « c’est un peu facile. Une fois qu’on a éliminé les deux premières positions, il en reste bien d’autres ! ». Certes mais le ministre n’est ni politiste ni philosophe. Mais étonnamment, il admet lui-même que « l’ouverture des frontières », quoique « difficilement tenable », est « approuvée par une partie de nos compatriotes ».
Pourquoi les frontières posent-elles problèmes à ces « compatriotes » ? Qu’est-ce qui leur fait rejoindre le camp des idéalistes et apparemment abandonner tout sens commun ? Car si l’on s’interroge souvent sur les raisons du repli identitaire, nationaliste, ou souverainiste – généralement reléguées avec les peurs et les passions –, on ne peut pas négliger ce qui semble être aux yeux du ministre une position irrationnelle et tout aussi passionnelle. En dépit des faits, dit-il, un certain nombre de Français viendraient à douter de la légitimité des frontières.
Plutôt que de défendre politiquement cette position, je souhaite en démontrer la cohérence, la rationalité, le bon sens en somme. Mon but est ainsi de dégager la logique générale du procès en légitimité des frontières pour qu’on ne puisse simplement le relayer au rang des indignations passagères et de la morale moralisatrice.
Être démocrate ne s’arrête pas aux frontières ; nos principes moraux ne peuvent être oubliés sitôt qu’on a affaire à des étrangers.
Il y a bien évidemment une dimension éthique dans cette opinion politique, mais pas davantage que dans les autres. Comme le disait parfaitement François Héran récemment : « Je récuse l’idée répandue selon laquelle on ferait de la morale quand on ouvre les frontières et de la politique quand on les ferme. En réalité, les deux décisions sont à la fois politiques et morales. » Dire ainsi que la politique est aussi une affaire de morale, c’est rappeler, contre la rhétorique pragmatique du ministre, qu’il n’y a pas de « solution » en politique mais des choix qui engagent la responsabilité de ceux qui les font ; que les arbitrages opérés entre liberté et sécurité ne sont en aucun cas des choix forcés. Ce sont des décisions dont on doit prouver la légitimité, en premier lieu aux individus qui en subissent les conséquences.
Il n’est pas nécessaire de rappeler les violences migratoires pour démontrer que la légitimité des frontières ne va pas de soi. Quand les frontières tuent, les arguments réclamant leur fermeture au nom de la culture, de la langue, de la religion, ou de la redistribution sont insuffisants. La réponse à apporter n’est cependant pas un humanitarisme de façade mais une exigence de cohérence entre les valeurs que l’on défend, les normes de nos régimes qu’on estime légitimes, et les violences qu’ils pratiquent. Être démocrate ne s’arrête pas aux frontières ; l’égalité et la liberté ne peuvent concerner que quelques millions de citoyens ; et nos principes moraux ne peuvent être oubliés sitôt qu’on a affaire à des étrangers.
Les migrations problématisent la structure (sociale, politique, économique, idéologique) qui distingue le national de l’étranger et distribue le pouvoir en fonction de cette ligne de partage. Fondamentalement, le problème politique des frontières concerne donc la légitimité du pouvoir qui s’y exerce. Les frontières n’existent en effet qu’en fonction de leur pouvoir déontique, c’est-à-dire leur capacité institutionnelle de produire des droits, des devoirs, des autorisations de passage. Que s’est-il passé par exemple lorsque les premiers Allemands ont commencé à grimper sur le mur de Berlin, et que les gardes les ont laissé faire ? Ils ont pris acte de la fin de la légitimité du gouvernement d’Allemagne de l’Est et montré que la frontière n’avait plus de pouvoir : sa légalité, les justifications de son existence, et le consentement de la population n’étaient plus que des coquilles vides. La frontière, devenue un mur en 1961, n’était plus qu’une ruine à abattre dans la liesse. Autrement dit, la légitimité des frontières est équivalente à la légitimité du pouvoir qui la fait respecter, donc exister.
Alors à quelles conditions le pouvoir exercé aux frontières peut-il être légitime ? Trois facteurs sont à considérer : la légalité de ce pouvoir, sa « justifiabilité », et le consentement de ceux sur qui il s’exerce. Par justifiabilité j’entends sa cohérence et la compatibilité de ses règles et de ses pratiques ou bien avec des normes universellement valides (si l’on est plutôt philosophe), ou bien avec les valeurs et des normes de la société dans laquelle il s’exerce (si l’on est plutôt politiste).
Précisons d’abord que ces critères sont qualitatifs : ils s’appliquent toujours « plus ou moins », gardant ouverte la possibilité de la critique. De plus, chacun de ces facteurs est nécessaire mais non suffisant. Ainsi, la loi d’un régime fasciste peut être juridiquement valide, sans être ni justifiable ni consentie par le peuple. Une décision technocratique, cohérente et compatible avec les principes démocratiques, doit passer par le législateur et l’assentiment des gouvernés. Un gouvernement qui proposerait un referendum pour interdire aux femmes de travailler et obtiendrait la majorité bafoue cependant leurs droits fondamentaux. Dans chacun de ces exemples – un régime fasciste, technocratique ou populiste – le pouvoir ne peut être qualifié de légitime, même s’il peut se revendiquer de la légalité pour le premier, de l’efficacité pour le deuxième, ou de la volonté populaire pour le dernier.
Partons du premier critère. L’évaluation de la légalité du pouvoir de contrôler les frontières et les migrations est largement discutée par les juristes aujourd’hui. Si le CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) est valide, l’appréciation générale de la conformité des pratiques administratives et policières est plus que mitigée. La formulation par exemple du « délit de solidarité » peut être interrogée au regard du droit européen qui prévoit des sanctions si l’aide aux étrangers est faite « à des fins lucratives », précision supprimée dans la législation française. Les actions d’opposition, de résistance, voire de désobéissance témoignent d’une démarche de délégitimation : la loi est expressément mise en question pour en montrer l’injustice. Et les travaux des juristes, de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, du défenseur des droits Jacques Toubon, de la CNDH, de la Cimade, etc., pointent les infractions régulières des forces de l’ordre dans la gestion des migrants au quotidien, la négligence des droits des étrangers, ou le détournement de l’esprit de la loi.
Le pouvoir qui s’exerce aux frontières est-il ensuite compatible avec le tissu de valeurs démocratiques et libérales[1] auxquelles nous tenons ? Son exercice est-il justifiable ? Si nous nous imaginons clore la discussion en déclarant qu’il est issu d’une procédure démocratique, ou que le contrôle des frontières est de toute façon une prérogative souveraine, nous ne faisons en réalité que proposer des éléments parmi d’autres à prendre en compte pour évaluer la légitimité. Celle-ci est issue d’un faisceau de croyances, de normes et de valeurs qui forment des raisons de tenir un pouvoir pour légitime. On peut par exemple considérer les conséquences de l’exercice du pouvoir : dans notre situation, il apparaît clair que le sort des victimes des frontières est l’élément le plus déterminant. D’un point de vue conséquentialiste, la mise en balance de centaines de vies d’hommes, de femmes et d’enfants avec la popularité électorale est littéralement immorale. Le cas des 629 migrants à bord de l’Aquarius est le meilleur exemple de cette rhétorique de l’intransigeance qui perd de vue à dessein ce qu’implique de fermer les frontières.
L’argument est donc simple : ce n’est pas en contraignant les migrations que nous sauvegarderons nos démocraties et nos valeurs, c’est au contraire ainsi que nous les affaiblissons.
La réponse est en général une variation sur l’un ou l’autre de ces thèmes désormais prévalents en matière migratoire : « on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs » (la rhétorique du long terme ou des intérêts supérieurs), « si on leur donne ça, ils nous prendront tout » (la rhétorique des profiteurs ou de l’appel d’air). Autrement dit, ces migrants ne sont que des victimes collatérales d’une politique consistant à assurer la sécurité, préserver la culture, et protéger les institutions. Le pouvoir exercé aux frontières est légitime, même s’il provoque des morts, puisqu’il garantit le bien commun. Seulement, y a-t-il cohérence et proportionnalité entre les fins poursuivies et les moyens mis en œuvre ? Comme le suggère Hannah Arendt, ne finit-on pas par casser des œufs comme si « les casser sans cesse devait soudainement et automatiquement produire l’omelette attendue »[2] ? Il faudrait parvenir à prouver que barrer la route aux demandeurs d’asile, aux travailleurs, aux familles, etc., a effectivement à voir avec les crises sociales et politiques que nous traversons ; que les restrictions à la liberté de circulation ou la mise en danger de la vie et de la dignité des personnes sont effectivement les conditions nécessaires à la persistance de la nation, de l’état providence, ou de la démocratie ; et que les pratiques consistant à dissuader, repousser, empêcher, reconduire, exclure, humilier, sont proportionnelles à l’objectif de demeurer un pays démocratique. Or, comme l’écrivait John Dewey, « les fins démocratiques nécessitent des méthodes démocratiques pour les réaliser[3]. » L’argument est donc simple : ce n’est pas en contraignant les migrations que nous sauvegarderons nos démocraties et nos valeurs, c’est au contraire ainsi que nous les affaiblissons. Le retour dans le débat public de l’idée d’hospitalité signale ce besoin, non pas de renoncer à une identité au nom des bons sentiments, mais de la définir comme ouverture.
Le contrôle des frontières est-il par ailleurs compatible avec la liberté qui nous est chère ? L’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme indique que « 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » Se trouve énoncé dans cet article le principe de la liberté de mouvement : « circuler librement », « choisir sa résidence ». Seulement, cette liberté est confinée dans les frontières de l’État. Or, si l’on sait comment les multiples frontières intérieures de nos États ont été peu à peu levées au nom d’une politique, d’une économie et d’une philosophie de la liberté, il n’est pas impossible de transposer cette politique, cette économie et cette philosophie à l’échelle internationale.
L’argument ici est le suivant : pour réaliser nos intérêts, nous devons avoir suffisamment d’opportunités. Ces intérêts peuvent être personnels (la religion, les associations particulières, les amis, la famille, le travail, le mariage, etc.), ou politiques, pour mener une vie citoyenne (participer à des manifestations, des groupes et des discussions politiques, exercer sa liberté de parole, etc.). Et pour avoir effectivement assez d’opportunités, il nous faut un droit d’immigrer et d’émigrer. Si par exemple vous avez la liberté de parole, mais que vous n’avez pas le droit de quitter votre domicile, c’est une liberté vide de sens. Ou si vous avez la liberté de former des associations, sans pouvoir vous associer à plus de deux personnes, elle perd sa raison d’être. Cela signifie que pour qu’un choix soit libre il faut une gamme suffisamment étendue de choix. Or, si l’on vous empêche d’immigrer, on réduit la surface d’exercice de votre liberté.
Et si l’on vous menace au distributeur de billets – la bourse ou la vie – il s’agit certes d’un choix (la bourse ou la vie, vous choisissez), mais en aucun cas d’un choix libre. Cela signifie qu’un choix libre doit être fait de façon autonome. Or si l’on vous empêche d’émigrer, vous n’exercez pas vos choix de vie de façon autonome car vous êtes contraints de les faire dans un cadre très restreint. La liberté de mouvement apparaît ainsi comme la liberté des libertés, celle qui permet l’exercice de toutes les autres. Elle permet ou facilite le droit de se rassembler, de pratiquer sa religion, de s’organiser politiquement, de travailler.
Les frontières sont donc difficilement justifiables, au regard de nos conceptions de la liberté, de l’égalité des personnes, et de la rationalité de l’action politique.
Le troisième critère de légitimité des frontières concerne le consentement. Un pouvoir légitime n’a pas nécessairement une autorité indiscutable, mais nous l’estimons légitime : nous en acceptons la puissance, à condition de reconnaître la pertinence des raisons de son action, donc de consentir à ce que cette action s’impose à nous. Le problème aux frontières est que ceux sur qui le pouvoir s’exerce n’ont généralement pas voix au chapitre.
Ce sont bien les injustices et les illégalismes que les frontières permettent, les morts qu’elles produisent, et le consentement qu’elles bafouent qui posent problème.
La question ne se pose pas vraiment si nous vivons dans l’illusion que la communauté, donnée dans un territoire, est un lieu clos où l’exigence de légitimité ne se joue qu’entre les citoyens. La réponse tomberait en effet sous le sens : le pouvoir doit être légitime d’abord et avant tout vis-à-vis des citoyens, il est donc absurde que des étrangers aient quoi que ce soit à en penser. Mais n’est-ce pas précisément ce bon sens qui, déjà, faisait d’Athènes une « démocratie », alors même que femmes, esclaves ou étrangers en étaient exclus ? Entre citoyens, l’égalité et la liberté prévalent, alors qu’en réalité c’est une pure et simple tyrannie qui régit les non-citoyens résidents. Si l’on n’a jamais cessé de parler de la « démocratie » athénienne, avec des guillemets, c’est parce que l’on voit bien la carence en légitimité du pouvoir, exercé sur des individus qui n’avaient pas leur mot à dire.
La légitimité des frontières dépend donc in fine de ce principe d’inclusion démocratique, posant que les individus dont les intérêts sont affectés par une décision doivent être partie prenante de l ’élaboration de celle-ci, soit en ayant leurs intérêts pris en considération, soit en y participant directement. Si la logique démocratique suppose d’inclure dans l’élaboration des lois tous ceux sur qui le pouvoir s’exerce, d’une part le droit de vote des étrangers résidents est fondamental, d’autre part les frontières doivent demeurer contestables et révisables en fonction des effets qu’elles produisent. Il faut tenir compte des intérêts des individus, et représenter ou inclure ceux dont les intérêts fondamentaux sont mis en danger, même si cela concerne des étrangers.
L’illégitimité des frontières ne se situe donc pas, comme on peut le lire parfois, dans leur existence même. Leur caractère historiquement arbitraire ne signifie pas forcément qu’elles soient illégitimes. Ce sont bien les injustices et les illégalismes qu’elles permettent, les morts qu’elles produisent, et le consentement qu’elles bafouent qui posent problème. La mise en danger de l’intégrité et de la dignité des personnes, l’ignorance des intérêts fondamentaux des migrants, la diffusion dans toute la vie sociale des discriminations qu’elles induisent, voilà bien des raisons de réfléchir à leur condition de légitimité, et donc à des critères permettant de juger de la nature et de l’étendue du pouvoir qui s’y exerce. Le benchmarking nous incombe donc à tous pour évaluer et comparer nos performances démocratiques ; c’est un audit citoyen que les migrations réclament pour garantir que le pouvoir des frontières ne mue en domination pure et simple.
(NDLR : l’auteur de cet article vient de publier Le dilemme des frontières : éthique et politique de l’immigration, Éditions de l’EHESS)