Rediffusion

Quand les réactionnaires se mettent au vert

Philosophe

Depuis quelques années, des conservateurs et néoréactionnaires tiennent un discours « écologique ». D’allure neuve, cette idéologie cache en réalité une tradition politique et intellectuelle ancienne, qui s’ancre dans la défense d’un territoire et la revendication de « racines ». Au-delà de ces réactivations conservatrices, les ambiguïtés de la valeur politique de la terre demeurent, mais d’autres proposent de ne pas choisir entre le local et le global. Rediffusion d’été.

En 2015 est apparue dans le paysage éditorial français une revue intitulée Limite, qui entend, « face à la démesure contemporaine », promouvoir une « écologie intégrale ». Cette plateforme politique, qui se définit aussi comme « bioconservatrice », est issue de la rencontre entre certains leaders de la « Manif pour tous », ce mouvement opposé aux réformes du mariage initiées en 2012 par Christiane Taubira, et des membres du courant décroissant, critiques de la technique. Tous se disent antilibéraux, et se réfèrent ensemble à Georges Bernanos et Jacques Ellul, Jean-Claude Michéa ou Michel Onfray. Mais quel lien peut-il y avoir entre le refus de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, ou plus généralement l’enregistrement par le droit de l’évolution des formes de la famille, et l’alerte lancée contre l’hybris technologique, dont le « transhumanisme » apparaît comme l’incarnation la plus spectaculaire ?

Derrière cet attelage idéologique qui peut sembler étrange, et qui se présente volontiers comme une innovation, se cache en réalité une longue histoire politique et intellectuelle – celle de la convergence entre la pensée conservatrice et la préservation d’un ordre social naturel, substantiel. De la même manière que le libéralisme environnemental décrit ici-même réactive un passé oublié, l’alliance entre conservatisme et écologie ne peut se comprendre sans un éclairage rétrospectif. Quant à savoir si l’écologie politique doit être conservatrice, c’est évidemment tout autre chose.

Comme leur nom l’indique, les conservateurs s’attachent à conserver, à maintenir dans un état conforme à une norme absolue, l’ordre des choses et des humains face aux attaques du réformisme et des avocats du progrès. Ce credo intellectuel et politique est né sous la forme d’une réaction à la poussée émancipatrice révolutionnaire et libérale du XVIIIe siècle qui a culminé en 1789 : alors que les libéraux, bien entendu, et les socialistes, de manière plus critique, se donnent pour finalité de faire émerger une société civile et des formes de gouvernement orientés par la raison et la loi positive, les conservateurs considèrent Dieu, le Roi et la famille comme des autorités intemporelles, dont l’aristocratie est seule garante. Pour ses initiateurs, notamment en France Joseph De Maistre et Louis de Bonald, le projet consistant à créer une société nouvelle émancipée des formes traditionnelles de la domination est voué à l’échec et à l’effondrement du corps social dans l’individualisme.

Depuis son origine, le motif central du conservatisme, son obsession, est donc cette offense faite par la conquête de l’autonomie à l’ordre naturel et nécessaire de la société. Pour ses représentants, l’histoire du XIXe siècle ne fait d’ailleurs que donner raison à cette volonté de préservation du statu quo : la misère ouvrière, l’influence grandissante de l’égoïsme économique, le développement incontrôlé du paysage industriel, mais aussi l’instabilité politique liée au conflit entre les différentes forces émanant du peuple désormais souverain, tout cela apparaît comme un châtiment divin. C’est ainsi que l’auto-défense des classes aristocratiques, militaires et religieuses face à l’effronterie démocratique et parlementaire va, au cours du XIXe siècle, trouver un allié inattendu mais extrêmement solide du côté de la dénonciation des abus de la technologie. Chaque signe d’un épuisement des promesses de la raison va alors être interprété comme une faillite intégrale du projet progressiste, et l’apologie des traditions et paysages pré-industriels va devenir l’un des ferments de la mobilisation conservatrice. L’écrivain britannique Thomas Carlyle, auteur en 1837 d’une Histoire de la Révolution française et ami de Goethe, est l’un des représentants les plus fameux de ce premier bioconservatisme, bien avant la Manif pour tous et Limites : c’est dans ses ouvrages que l’on trouve mis en équation pour la première fois de façon si nette la répulsion pour la révolte populaire de 1789, le refus de l’économie politique libérale, et l’assimilation à une défaite morale des mouvements pour l’abolition de l’esclavage ou l’égalité des sexes.

Pour ces bioconservateurs, l’ère de l’individu, des droits, de la critique des autorités traditionnelles, est aussi celle de l’effondrement écologique.

L’histoire du conservatisme a quelque chose de fascinant. Tout en maintenant, comme l’a montré Albert Hirschmann, un schéma rhétorique constant sur une très longue période, il est parvenu à incorporer dans son discours la réaction à des pathologies sociales (réelles ou perçues comme telles) nouvelles. Ainsi les risques et pollutions industrielles, les impasses du marché, les abus de la rationalité économique, et plus tard les évolutions de la morale sexuelle, ont-ils pu être interprétés comme des signes d’une faute qui trouve son origine en 1789. À partir des années 1930 et jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’horizon d’une catastrophe écologique majeure a d’ailleurs été mis en avant de façon précoce par des auteurs qui, tout n’étant pas explicitement conservateurs, partageaient avec ce mouvement un constat fondamental : l’ère de l’individu, des droits, de la critique des autorités traditionnelles, est aussi celle de l’effondrement écologique. Jacques Ellul, en France, Günther Anders, en Allemagne, donnent alors leurs lettres de noblesse intellectuelle à un antilibéralisme aussi bien économique que politique, et considèrent comme les branches issues d’un même sol l’égalité des sexes et des races et la catastrophe de Tchernobyl.

L’éthos conservateur des intellectuels post-romantiques, dans l’Europe du XXe siècle, n’est peut-être nulle part plus spectaculaire que chez le philosophe allemand Martin Heidegger. Consacré par la discipline comme l’une des références centrales de la pensée contemporaine, passage obligé du cursus universitaire, la pensée du philosophe de la Forêt Noire est un immense et virtuose commentaire des Grecs qui vise à interpréter la raison instrumentale et technique moderne comme une mutilation de la capacité humaine à s’ouvrir à l’être, autrement dit à habiter le monde. C’est cette célébration de l’immédiateté qui a fait l’objet d’un culte paradoxal de la part des philosophes français après la Seconde Guerre mondiale, alors même que les compromissions de Heidegger avec le national-socialisme et l’antisémitisme l’avaient disqualifié en Allemagne : outre-Rhin, la promotion anti-moderne de l’enracinement, contre le globalisme et le multiculturalisme, apparaissait en effet sans équivoque comme un héritage réactionnaire condamnable.

La marchandisation de la terre, couplée à l’exode massif des campagnes vers la ville, a ainsi constitué un choc extraordinaire pour de vastes catégories de population.

L’écologie conservatrice a ainsi glorifié la figure du solitaire pensant contre son temps, protégé par son retrait dans la forêt. C’est là que l’homme – rarement la femme – véritable et authentique retrouve le monde d’avant, avant l’industrie et la pollution, mais aussi avant le pluralisme politique et l’agitation sociale : la forêt est ainsi le symbole de l’immémorial. Or l’attention des conservateurs aux lieux, aux milieux purs de toute influence néfaste, renvoie elle aussi à une histoire économique et politique, que Karl Polanyi, notre fil rouge interprétatif, a bien analysée dans La Grande transformation. L’une des caractéristiques principales de la révolution industrielle est en effet selon lui la perturbation profonde des équilibres sociaux qui prévalaient dans les campagnes : un système d’obligations réciproques informelles et indépendantes du marché, reposant sur des liens de solidarité communautaire que l’historien E. P. Thompson a plus tard appelé « l’économie morale ». Dans ces contextes, l’organisation de la subsistance était alors étroitement liée à l’appartenance territoriale. La marchandisation de la terre, couplée à l’exode massif des campagnes vers la ville, a ainsi constitué un choc extraordinaire pour de vastes catégories de population chez lesquelles l’attachement à un pays, un terroir, un lieu, était indissociable de la fierté consistant à assurer le lien matériel entre nature et société, et du sens de la justice généré dans ce lien.

Comme l’a montré le philosophe Georges Canguilhem dans un de ses premiers textes, « Les paysans et le fascisme » (1935), l’humiliation des classes paysannes par leur subordination au monde urbain, et par le peu de cas que les élites politiques faisaient de leur condition, faisait courir le risque d’un basculement réactionnaire des campagnes. Ce qu’il voulait souligner dans ce texte, c’est le caractère politiquement explosif d’une situation dans laquelle le sentiment d’ancrage terrien et traditionaliste ne trouvait d’autre relais politique que le discours conservateur antiélitiste, antiparlementaire et antisémite de Maurras et Barrès, et en définitive plus tard de Vichy. La tradition réactionnaire présente bien entendu de multiples visages, et le mouvement spirituel du romantisme ne s’est pas tout entier compromis dans l’alliance avec les totalitarismes. Mais il n’en reste pas moins que les très puissants attracteurs terriens et leur capacité de mobilisation affective, mémorielle, identitaire, ont permis la constitution d’un large front politique au sein duquel la protection du sol, du terroir et de la patrie sont indissociables.

Il faut dire, comme le rappelle Polanyi, que les mouvements socialistes n’ont traditionnellement pas fait de la question paysanne un enjeu prioritaire. Marx, déjà, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, renvoyait les campagnes à un mélange entre petite propriété foncière et religiosité archaïque qui les rendait inaptes au soulèvement révolutionnaire. Le rationalisme républicain, lui aussi, tendait à voir le paysan comme un homme du passé. Autrement dit, abandonnés par les principaux porteurs du progrès social, soumis à la règle écrasante de la productivité, les hommes et les femmes de la terre sont devenus les proies faciles pour une idéologie naturaliste de l’enracinement.

Au-delà des réactivations explicites de ce conservatisme, qui trouve dans la sensibilité aux risques technologiques une nouvelle occasion pour fédérer autour de lui, il faut reconnaître dans la société contemporaine la persistance d’une ambiguïté profonde au sujet de la valeur politique de la terre. Devant les échecs et la violence du projet libéral, le retour à la terre peut parfois apparaître comme le socle d’un retour en arrière, d’un rejet plus large des valeurs héritées des Lumières.

Mais comme Bruno Latour l’a récemment diagnostiqué, l’opposition au globalisme marchand et à ses conséquences environnementales catastrophiques nous projette en réalité dans un espace idéologique inconnu. On peut en effet demeurer attaché à l’universalisme des droits et à la liberté de circuler, c’est-à-dire à un certain héritage libéral, tout en souhaitant réinvestir des techniques agricoles qui prennent au sérieux cette idée d’un retour à la terre.

La confiscation par la rhétorique conservatrice du sens des lieux, de la contrainte qu’exercent certains facteurs écologiques sur nos pratiques, n’a rien de fatal.

Le local et le global ne s’opposent plus comme deux fronts opposés entre lesquels il faudrait choisir, car la renaissance de pratiques comme celles de l’agroécologie, ou l’expérimentation politique qui se mène par exemple sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, peuvent parfaitement se revendiquer d’un souci non réactionnaire pour la terre. L’émergence de nouvelles alliances avec la terre, d’une nouvelle forme de cohabitation avec ses habitants non humains, avec ses potentialités et ses vulnérabilités, peut souvent passer par le retour à des savoirs anciens, souvent oubliés, sans que celui-ci n’implique la glorification d’un Ancien Régime fantasmé.

La confiscation par la rhétorique conservatrice du sens des lieux, de la contrainte qu’exercent certains facteurs écologiques sur nos pratiques, n’a rien de fatal. Il suffit, pour y résister, de mettre de l’ordre dans nos idées en approfondissant notre connaissance de l’histoire politique de la nature. Celle-ci, comme j’espère l’avoir montré, permet de ne plus confondre le souci légitime pour la santé de la terre avec l’idéalisation d’une société soumise aux autorités « naturelles » du patriarcat, de la race, ou de la religion.

NDLR : ce texte de Pierre Charbonnier est le deuxième d’une série de trois publiés dans AOC et titrée « Les politiques de l’écologie ». Le premier, « Les aventures écologiques du libéralisme », est lisible ici. Le troisième, « Le socialisme entre le jardin et la planète », est lisible ici.
En février 2022, ces trois textes ont été réunis en une publication papier, disponible en librairie, dans notre collection « Les Imprimés d’AOC ».

Cet article a été publié pour la première fois le 3 mai 2018 sur AOC.


Pierre Charbonnier

Philosophe, Chargé de recherche au CNRS