Anthropologie

Échapper au piège identitaire : repenser la « différence culturelle »

Anthropologue

Entre l’intransigeance des « républicains » et le relativisme des « décoloniaux », comment trouver une voie moyenne qui permettrait de sauver l’universalisme sans nier que ce principe ait pu à diverses époques justifier la colonisation ou la domination occidentale sur le reste du monde ?

Depuis quelques années, l’universalisme fait l’objet d’un débat nourri entre deux factions du paysage intellectuel et politique. D’un côté, on peut noter l’existence d’une mouvance universaliste, républicaine et laïcarde dont le signe distinctif est l’hostilité au foulard, et qui dénonce le « racisme anti-blanc ». De l’autre, une mouvance décoloniale qui fustige l’universalisme taxé de « blanc » et qui voit dans ce principe une idéologie justifiant l’esclavage, la domination coloniale et la sujétion dans laquelle sont maintenus les « racisés ». À cette critique de l’universalisme est liée l’utilisation par les décoloniaux d’autres notions comme celle de « privilège blanc », c’est-à-dire l’aveuglement des Blancs envers la suprématie qu’ils exercent de fait dans notre société.

Entre ces deux postures, il est bien difficile de trouver une voie moyenne qui permettrait de sauver l’universalisme sans nier que ce principe ait pu à diverses époques justifier la colonisation ou la domination occidentale sur le reste du monde en imposant de façon aveugle les « droits de l’homme », en combattant hors de tout contexte l’excision ou bien encore en imposant l’expression publique de l’homosexualité aux gays et aux lesbiennes des pays du Sud.

Dans l’ouvrage de dialogues que nous avons écrit, Souleymane Bachir Diagne et moi-même, nous avons tous deux défendu une position universaliste mais en partant de prémisses différentes. Souleymane Bachir Diagne défend une conception de l’universalité reposant sur la multiplicité des langues alors que, pour ma part, je suis l’adepte d’une pensée « traversante » qui met l’accent sur les similitudes entre les cultures.

Selon Souleymane Bachir Diagne, l’existence d’une multiplicité de langues existant dans leur intangibilité est une donnée de fait. Et la question qu’il se pose alors est celle de leur différence radicale et donc de leur possibilité d’être traduites les unes dans les autres. Pour comprendre sa position, il faut partir du mythe de Babel et de la malédiction biblique qui en résulte, à savoir l’impossibilité pour les hommes de communiquer entre eux après le Péché originel et la Chute. Pour Souleymane Bachir Diagne, s’il existe des différences entre les langues, si ces entités sont « discrètes » au sens mathématique du terme, et si la traduction entre les différentes langues pose donc problème, en particulier entre des langues éloignées comme les langues européennes et les langues africaines, il n’existe aucun obstacle insurmontable à cette traduction des langues les unes dans les autres.

Il existe un pluralisme linguistique ou langagier à l’intérieur de chaque langue.

On peut donc définir l’attitude de Souleymane Bachir Diagne comme faisant preuve d’un optimisme de la traduction, symétrique et inverse du mythe de Babel. Pour lui, en effet chaque langue véhicule un univers, une vision du monde qui lui appartient en propre. Chaque langue recèle donc une richesse de sens, un trésor sémantique qui en fait tout le prix. Dans cette optique certains termes issus de langues africaines, par exemple celui d’« ubuntu » (humanité, fraternité) utilisé par les peuples de langue bantoue, enrichissent le patrimoine culturel de l’humanité et manifestent l’existence d’une philosophie africaine que l’on pourrait définir comme « native ». En traduisant ce terme dans une langue européenne ou inversement des concepts de la philosophie occidentale dans des langues africaines, c’est-à-dire « en pensant de langue à langue », selon sa propre expression, on ajoute du sens à une langue donnée. Cette position d’ouverture à l’autre et de nécessité de l’autre pour se définir soi-même est certes généreuse et, en ce sens, elle échappe au relativisme linguistique absolu, et donc au postulat de l’intraduisible, tel qu’il peut être défendu par Barbara Cassin, notamment.

Cependant, « penser de langue à langue » suppose que les différentes langues existent, comme on l’a dit, dans leur intangibilité. Or, je postule au contraire, que les langues n’existent pas ou plutôt que seuls les langages existent au sens où seule existe la façon dont les locuteurs s’emparent du corpus langagier mis à leur disposition et dont on ne peut à priori définir les limites. Bref, selon moi, les gens parlent la langue qu’ils parlent et par conséquent, on ne peut savoir à  priori quelle langue ils parlent. Quelques exemples permettront d’illustrer mon propos. Prétendre traduire un roman du français en wolof du Sénégal par exemple, suppose que l’on sache dans quel wolof on traduit cette œuvre de fiction. S’agit-il d’un wolof parlé par les paysans, d’un wolof des villes, d’un wolof prétendument « pur », d’un wolof mâtiné de français ou d’arabe, comme le sont nombre de langues d’Afrique de l’ouest, etc. ?

En effet, plutôt que de parler de pluralisme linguistique entre les langues, il serait préférable de postuler qu’il existe un pluralisme linguistique ou langagier à l’intérieur de chaque langue ou plutôt de chaque langage. Et, en ce sens, s’agissant du français, on peut se demander ce qu’il en est de sa « francité » supposée, et par conséquent de la « francophonie ». La langue française n’est-elle pas tout autant une langue anglaise, une langue arabe, une langue africaine quand on tient compte du nombre de termes et d’expressions venant de chacune de ces langues. [1] Il faut donc postuler un individualisme langagier qui n’a de limites que celles de la compréhension des autres locuteurs.

Prétendre parler ou traduire dans sa langue d’origine ou dans sa langue maternelle révèle donc une incertitude quant à ce que cela peut signifier pour le sujet parlant ou écrivant sa propre langue et c’est en ce sens que l’on peut s’interroger sur les entreprises individuelles ou collectives de traduction ou d’écriture dans leurs propres langues menées par les écrivains kenyan Ngugi wa Thiongo et sénégalais Boubacar Boris Diop, lesquels écrivent d’ailleurs aussi en anglais ou en français, voire pour le premier ont abandonné le gikuyu pour revenir à l’anglais.

Au-delà des différences « culturelles », on peut noter l’existence de schèmes structuraux identiques.

Cette entreprise de déconstruction de la langue, mais qui vaut aussi pour les notions d’ethnie et de culture, puisque la langue, les langues, sont au fondement de ces entités, est donc nécessaire s’agissant de l’Afrique. Mais ce n’est pas la seule différence entre Souleymane Bachir Diagne et moi-même concernant l’universalisme et l’universalité.

Au-delà de l’universalisme résultant du mélange actuel de toutes les cultures du monde et qui est, en un sens, le produit de l’expansion multiséculaire du capitalisme, et donc de l’apparition dans l’histoire d’une sorte de marché mondial des langues dans lequel précisément chaque locuteur de la planète vient faire son marché, j’estime par ailleurs que l’universalisme précède, voire est indépendant de cette conjoncture historique.

L’universalisme est depuis longtemps décrié par des philosophes comme Maurice Merleau-Ponty, qui, tout en défendant l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, ont privilégié chez cet anthropologue un « universalisme oblique » aux dépens d’un « universalisme de surplomb », autrement dit le relativisme culturel plutôt que les catégories universelles de la pensée que Lévi-Strauss avait identifiées, à savoir l’opposition entre nature et culture et la prohibition de l’inceste. Cet « universalisme de surplomb » n’est plus à la mode mais il me semble néanmoins conserver toute sa valeur et, pour ma part, dans ma pratique d’anthropologue, j’ai pu en apprécier les mérites. Je fais partie en effet de ceux des anthropologues qui recherchent en premier lieu les ressemblances entre cultures, réservant le statut de restes aux différences.

Ainsi plutôt que d’« exotiser » à tout prix l’Afrique et d’en faire pour le meilleur et pour le pire le contre-type exact de l’Occident, j’ai pu à l’inverse repérer, par exemple, des ressemblances étroites entre les modèles politiques en vigueur à la fois dans l’Europe de l’Ancien Régime et en Afrique précoloniale. Grâce à mes travaux de terrain et au recours à la théorie de la « guerre des deux races »  exhumée par Michel Foucault, j’ai pu en déduire que, tant en Afrique précoloniale que dans la France de l’Ancien Régime, les théories du pouvoir reposaient sur une opposition quasiment structurale entre les « gens du pouvoir » venus de l’extérieur et les « autochtones » ayant subi la conquête et la domination des premiers. On reconnaîtra aisément, dans le cas français, les Francs envahisseurs venus de Germanie et ancêtres de l’aristocratie et les Gaulois ancêtres du Tiers-État tandis que du côté africain, on pourra mettre en exergue les multiples fondations de royaumes ou d’empires dans lesquels les conquérants fondateurs de dynasties ont assuré leur mainmise sur les maîtres de la terre et du rituel.

Au-delà des différences « culturelles », on peut donc noter l’existence de schèmes structuraux identiques qui enjambent en quelque sorte les différentes sociétés. Et cet exemple de similitudes entre cultures éloignées les unes des autres n’est pas isolé. Ainsi des théologiens latino-américains férus de marxisme pointent à juste titre que le fétichisme ou l’animisme, qui est imputé aux sociétés dites primitives, peut tout autant s’appliquer à la société capitaliste. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si Marx dans Le Capital a utilisé la notion de « fétichisme de la marchandise » pour désigner le masque qui recouvrait ces dernières et qui a pour effet de dissimuler la quantité de travail dissimulée en elles.

L’universalisme de Marx est un humanisme au sens où il postule que toutes les sociétés peuvent être comparées entre elles.

Ce nouvel éclairage jeté sur l’œuvre majeure de Marx permet à son tour de réévaluer son universalisme et la critique dont fait l’objet sa pensée depuis plusieurs dizaines d’années, en particulier pour ce qui concerne la notion de « détermination en dernière instance par l’économie ». On a pu voir en effet dans le marxisme une pensée totalisante prétendant rendre compte de l’ensemble des sociétés que l’histoire a connues et à ce titre, certains anthropologues marxistes ont été jusqu’à inverser la proposition de Marx et prétendu que, en fait, ce n’était pas l’économie qui était déterminante en dernière instance, mais bel et bien la religion. Pourtant, si l’on prend en considération les Fondements de la critique de l’économie politique, on pourra en déduire avec Marx que toute société produit et se reproduit, et que chaque société est donc dotée d’une historicité, ce qu’ont nié certains anthropologues, à commencer par Claude Lévi-Strauss, sur lequel s’aligne d’ailleurs Souleymane Bachir Diagne. L’universalisme de Marx est donc un humanisme au sens où il postule que toutes les sociétés, dans la mesure où elles font partie d’une même humanité, peuvent être comparées entre elles. Pas de sociétés sans histoire, « froides » ou « contre l’État » donc, comme le voudrait une certaine anthropologie

Dans la discussion que nous avons menée Souleymane Bachir Diagne et moi-même, il m’est apparu que, au-delà du fait qu’il est sénégalais et moi français, existait une différence fondamentale entre nous, celle de l’appartenance disciplinaire. En tant que philosophe, Souleymane Bachir Diagne réfléchit sur des concepts, des grandes catégories qu’il analyse dans leur généralité. Pour ma part, en tant qu’anthropologue, et pas seulement parce que je me définis comme marxiste, je pratique l’« analyse concrète de situations concrètes » et donc je m’efforce de traiter ces grandes catégories comme des enjeux ou des marqueurs que les acteurs sociaux s’approprient dans le cadre de situations politiques, économiques et sociales données.

Pour illustrer mon propos, je ne choisirai qu’un exemple : celui du statut de l’excision et de l’homosexualité au Mali. Comme j’ai essayé de le mettre en évidence, l’excision et l’homosexualité dans ce pays ne doivent pas être envisagées d’un point de vue excessivement moral, comme on a coutume de le faire en Occident, où ces pratiques sont dans un cas condamnées et dans l’autre légitimées. Au Mali, en effet, l’homosexualité est combattue par les religieux musulmans alors qu’elle est défendue du bout des lèvres par les laïques, soucieux d’obtenir le soutien des bailleurs de fonds occidentaux, alors que pour des raisons symétriques et inverses, l’excision est défendue par les musulmans tandis qu’elle est combattue par le camp laïque, soutenu par les grandes puissances étrangères. Plus que des valeurs essentialisées, l’excision et l’homosexualité sont donc des emblèmes qui permettent à la fraction laïque et à la fraction musulmane de la classe dominante malienne de se distinguer et de se confronter l’une à l’autre en ayant comme masse de manœuvre l’ensemble de la population de ce pays.

Entre une philosophie, même si elle s’appuie sur l’ethnologie de Griaule ou de Lévi-Strauss, et une anthropologie soucieuse de restituer les pratiques sociales et de les replacer dans un contexte historique donné, il faut donc que le lecteur choisisse et j’espère que notre livre, en présentant clairement les deux options, lui permettra de le faire.

 

NDLR : Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle viennent de faire paraître En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale chez Albin Michel.


[1] Ce qui ne veut pas dire pour autant que, comme le prétend Lorent Deutsch, il n’est pas nécessaire d’apprendre l’arabe à l’école sous prétexte que le français contient plusieurs centaines de mots provenant de cette langue. Ce qui est d’ailleurs pour lui, le signe de son abâtardissement.

Jean-Loup Amselle

Anthropologue, Directeur de recherche émérite à l'EHESS

Notes

[1] Ce qui ne veut pas dire pour autant que, comme le prétend Lorent Deutsch, il n’est pas nécessaire d’apprendre l’arabe à l’école sous prétexte que le français contient plusieurs centaines de mots provenant de cette langue. Ce qui est d’ailleurs pour lui, le signe de son abâtardissement.