Politique

À quoi sert donc Christopher Lasch ?

Journaliste

L’auteur américain Christopher Lasch suscite aujourd’hui un regain d’intérêt sous les plumes de Jean-Claude Michéa, Eric Zemmour ou Eugénie Bastié. N’y a-t-il donc dans la pensée de Lasch que discours décliniste et programme conservateur ? S’il ne faut pas minorer l’aspect profondément réactionnaire de certaines de ses conclusions, reste que Lasch demeure un critique des formes « narcissique » et égoïste du capitalisme contemporain.

Une certaine lecture de l’Histoire contemporaine s’impose dans une partie de plus en plus réactionnaire du champ intellectuel français. C’est un récit décliniste qui peut se résumer très simplement : il était une fois le modèle social français, efficace et heureux, qui aurait su gérer via un État fort les inégalités et les conflits sociaux. Or ce modèle autrefois solidement établi a dû plier face à un modèle économique anglo-saxon mondialiste, individualiste et libre-échangiste. Les bases économiques de la République s’en seraient depuis trouvées ébranlées.

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Ce récit ne va pas sans son jumeau identitaire, nourri du regret des changements d’ordre culturel. Il y a peu, on se serait accordés à un esprit universaliste et républicain, fondé sur une culture commune unissant les Français. À cause de la culture de masse et ses valeurs permissives, ainsi que de l’immigration postcoloniale, le pays se serait trouvé ensuite émietté en groupuscules déracinés et communautaristes. Autrefois, l’individualisme universaliste et enraciné aurait prévalu, aujourd’hui ce serait le tour de l’individualisme narcissique et identitaire.

Espérant trouver la clé de ce basculement dans un moment précis de l’histoire de France, on entend que c’est à partir de mai 1968 que tout aurait changé. C’est à partir de cette date, il y a cinquante ans, que les plaques tectoniques de la politique française se seraient fracturées. Du gouffre qui s’est dès lors ouvert sont sortis tous les fantômes qui nous hantent aujourd’hui : un individualisme destructeur, le rejet du passé, la haine des traditions et le déni de toute autorité.

La « nouvelle pensée unique » française regroupe les déçus de la gauche post-68 et les nostalgiques de la France d’avant l’immigration.

D’autres, cherchant le coup de grâce pouvant tout expliquer, en font même l’histoire d’un long complot. Alors que les partisans de Mai 68 se réclamaient de gauche, les voilà percés à jour : ils n’étaient qu’un cheval de Troie. Leur discours anticapitaliste masquait à peine leur vrai projet : l’établissement de l’utopie de la classe professionnelle déracinée et bobo. Leur éthique individualiste, féministe et libertaire, et leur goût du multiculturalisme, ont pu enfin pleinement se déployer dans le macronisme.

Ces deux discours – un modèle social français menacé par la mondialisation, et un universalisme républicain en proie au communautarisme –, forment un couple de plus en plus dangereux. Dans un article paru en 2015 dans La Revue du Crieur, Joseph Confavreux et Marine Turchi appellent cette convergence « la nouvelle pensée unique » française. Regroupant les déçus de la gauche post-68 et les nostalgiques de la France d’avant l’immigration, ce courant s’appuie sur une idéologie néorépublicaine, dogmatique et nationaliste, habitée par l’angoisse du communautarisme et de l’islam.

Dans les coulisses de cette « nouvelle pensée unique », un intellectuel américain largement oublié aux États-Unis s’est imposé récemment comme un penseur de référence. Il s’agit de l’historien Christopher Lasch, auteur notamment de La Culture du narcissisme, du Seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et ses critiques, ou de La Révolte des élites. La décadence moderne et consumériste, l’émiettement de l’identité nationale, la fin d’une culture commune, la rupture entre les élites cosmopolites et les petites gens… Rares sont ces types de thématiques/de leitmotiv que l’on ne puisse tirer de la pensée de Lasch, souvent considéré comme un Oswald Spengler américain.

Selon Eric Zemmour, Lasch ne serait rien de moins que « l’un des analystes les plus redoutables de l’homme moderne ». Ainsi, on peut lire chez l’auteur du Suicide français une louange saluant la réédition cette année de La Culture du narcissisme. Grâce à Lasch, Zemmour peut fustiger « notre narcissisme individualiste » qui « détruit les individus et les familles ; nous coupe de notre passé et de notre histoire ; transforme les hommes politiques en machines à séduire ; et assimile le sport au monde du divertissement. Tout est divertissement, tout est illusion, tout est spectacle ».

De même pour Eugénie Bastié, Lasch est à relire à la lumière mouvement #metoo et permet de pourfendre le « féminisme progressiste ». Grâce à Lasch, on peut enfin, selon elle, se désenchanter des illusions du récit progressiste de la libération sexuelle des années 1960 : la libération sexuelle comme arrachement d’un passé patriarcal, dont la famille « traditionnelle » serait l’un des derniers ressorts.

L’accueil de Lasch en France dessine et alimente un climat sombre et réactionnaire qui plane sur une partie de l’opinion française.

Le portrait de la France dressé par Christophe Guilluy dans Le Crépuscule de la France d’en hautest également fortement nourri par Lasch. Reprenant les arguments de La Révolte des élites de Lasch, Guilluy réduit la diversité des oppositions politiques qui traversent la société contemporaine — dont on pourrait identifier les luttes raciales, économiques, sexuelles et culturelles — à l’opposition entre les Français cosmopolites d’en haut, composés des bobos et des banquiers, à la France profonde, périphérique et rurale.

Effectivement, l’accueil de Lasch en France dessine et alimente un climat sombre et réactionnaire qui plane sur une partie de l’opinion française : désenchantement de l’idée du progrès, décadence des élites traditionnelles, angoisse culturelle provoquée par les changements sociétaux survenus depuis cinquante ans.

Mais qui est donc cet intellectuel qui réunit les réactionnaires français ?

Des années 1960 à sa mort en 1994, le parcours de Lasch trace les grandes lignes de la vie intellectuelle américaine de la deuxième moitié du XXe siècle. Lasch est élevé dans une famille de culture progressiste et libérale (socio-démocrate en Europe). Ce sentiment politique a été nourri par le grand historien libéral de l’après-guerre, Richard Hofstadter, l’un des interlocuteurs de Lasch l’ayant le plus marqué lors de sa thèse à Columbia University. Mais c’est la guerre froide et son rendez-vous avec la « nouvelle gauche » naissante qui font de Lasch un des jeunes critiques remarqués du centrisme libéral. Se réclamant du socialisme à la fin des années 1960, Lasch voit dans la guerre du Vietnam, et dans la culture consumériste, les marques d’un déraillement historique de la démocratie américaine.

Au tournant des années 1970, et jusqu’à sa mort en 1994, la foi de Lasch dans la gauche progressiste s’effondre. Il s’emploie alors à expliquer comment la gauche américaine s’est heurtée à une réaction dure, d’abord prônée par Richard Nixon, et amplifiée par Ronald Reagan. « La réapparition inattendue de la droite, non seulement aux États-Unis mais à travers une grande partie du monde occidental », déclare Lasch au début du Seul et vrai paradis, son ouvrage principal, « a plongé la gauche dans la confusion et a remis en question l’ensemble de ses anciennes suppositions quant à l’avenir ; que la droite ne se remettrait jamais des défaites qu’elle avait subies au cours de l’ère libérale et de l’ascendant social-démocrate ; qu’une certaine forme de socialisme, tout au moins un type d’État-providence plus volontaire, remplacerait bientôt le capitalisme du marché. [1] »

Lasch a théorisé le développement d’une personnalité narcissique, formée par la culture de masse et l’incitation à la consommation par le modèle fordiste du capitalisme avancé.

C’est à travers sa trilogie de critique culturelle et sociale – parue entre 1977 et 1984 – que Lasch a rompu nettement avec la tradition progressiste qu’il avait jusqu’à alors épousée. Dans Un refuge dans ce monde impitoyable, La Culture du narcissisme et Le Moi assiégé, on retrouve le modèle de la modernité déracinée inspiratrice de l’essor réactionnaire en France.

Nourri par la critique freudienne et marxiste de l’école de Francfort qu’il étudiait alors, Lasch a théorisé le développement d’une personnalité narcissique, formée par la culture de masse et l’incitation à la consommation par le modèle fordiste du capitalisme avancé. L’Américain contemporain, submergé par des bureaucraties incompréhensibles, se trouve alors hanté d’un désir d’omnipotence entravé par ses peurs d’incompétence. Il se réfugie alors dans une éthique de survie psychique contre le monde extérieur. Les revendications de libération culturelle prônées par les militants de la « nouvelle gauche » découlaient de la culture de consommation. Au lieu d’une critique profonde, Lasch voyait dans la « révolution des valeurs » clamée par la « nouvelle gauche » une forme de thérapie personnelle érigée en seul cap politique. Les mouvements féministes, prenant pour cible la famille bourgeoise et patriarcale, ignoraient selon lui la nouvelle source de domination sexuelle dans l’incitation au plaisir réduisant le corps à un simple objet de marchandise. Ils contribuaient à miner la famille et les communautés qui étaient l’une des dernières sources possibles d’une critique morale du capitalisme.

La gauche, selon Lasch, s’égarait alors dans la politique culturelle, sans prendre en compte le conservatisme fondamental des classes populaires américaines. Or Lasch ne voulait pas non plus suivre le mouvement néoconservateur, né d’une critique de la gauche des années 1960 et de ses appels à l’émancipation, et qui s’est imposé à partir de l’élection de Ronald Reagan : Lasch y voyait tout simplement le retour d’un capitalisme sauvage sur fond de conservatisme culturel. Il n’y avait donc, selon lui, rien d’authentiquement conservateur. Ostracisé par la gauche, honni par les néoconservateurs, Lasch s’est isolé dans le champ intellectuel américain jusqu’à devenir en quelque sorte un paria.

C’est cette critique d’une gauche progressiste et émancipatrice, incapable de s’opposer au retour d’un capitalisme féroce, qui inspirera en France le philosophe Jean-Claude Michéa. Principal héritier de Lasch, Michéa est aussi le propagateur le plus zélé du récit catastrophiste à propos de Mai 1968. Ainsi lit-on, dans L’Enseignement de l’ignorance, que « les événements de Mai 68 […] représentent le moment privilégié et emblématique de cet aggiornamento des sociétés modernes. Ils furent la Grande Révolution Culturelle libérale-libertaire […] qui eut pour effet de délégitimer d’un seul coup et en bloc, les multiples figures de la socialité précapitaliste ».

Selon Michéa, l’histoire de la gauche est celle de la trahison continue de ses origines populaires par ses tribuns intellectuels ou universitaires. Ces derniers, imprégnés de ressentiment œdipien dû à leur origine sociale, épousent la politique par goût de l’aventure, alors même que la radicalité des classes populaires est fondamentalement morale, construite sur l’expérience de l’oppression sociale. On retrouve ici le « common decency », un concept emprunté à George Orwell. Selon Michéa, les classes populaires – supposées homogènes et immuables – n’hésitent pas à invoquer l’existence d’un bien et d’un mal à l’encontre du relativisme moral des élites progressistes. Et ce code moral serait ignoré ou qualifié de conformiste et passéiste par les intellectuels.

Le Parti populiste, qualifié de « paranoïaque » par la tradition historiographique progressiste, incarnait selon Lasch les valeurs d’une véritable démocratie radicale.

À quoi sert donc Christopher Lasch ? À alimenter le récit historique catastrophiste et réactionnaire qui s’impose en France, bien sûr. Lasch incarne évidemment tout ce qu’il y a de pire et de dangereux dans le romantisme politique : la nostalgie d’un passé idéalisé et inexistant, la haine misanthrope des passions de ses contemporains. Mais devrait-il être laissé aux seuls réactionnaires ? Justement parce qu’il est romantique, ne pourrait-il pas faire revivre une réflexion critique sur le champ politique qui se dessine aujourd’hui ?

Si Lasch a abandonné la gauche pour devenir une figure intellectuelle inclassable et solitaire dans les années 1980, il cherchait à ressusciter une autre tradition de la démocratie américaine. Le Parti populiste, qualifié de « paranoïaque » par la tradition historiographique progressiste, à l’instar de Richard Hofstadter, incarnait selon Lasch les valeurs d’une véritable démocratie radicale. Ce mouvement, qui a bousculé la politique américaine à la fin du XIXe siècle, a défendu une vision de la démocratie locale, participative et radicalement égalitaire. Anti-progressiste, ce mouvement proposait un socialisme agraire à l’encontre de l’industrialisation du pays. Démocratiques, les Populistes prônaient la généralisation de la propriété face à la généralisation du salariat et de la consommation défendue par les chantres de la modernité américaine.

Si le populisme s’est essoufflé comme mouvement politique, il a refait surface tout au long du XXe siècle. Pour Lasch, Martin Luther King, par exemple, en représentait le dernier grand héritier. King puisait dans sa formation protestante les fondements d’une critique morale des inégalités sociales et raciales et de l’impérialisme américains, ignorés et exacerbés par l’idéologie technocratique du libéralisme.

Comme le remarque Serge Halimi dans un article pertinent paru en 1996, le fait que le mot « populisme » soit associé aujourd’hui principalement aux maux de la déraison, de la xénophobie, du complotisme et de la peur du déclassement social est en grande partie dû à Richard Hofstadter, et à son essai Le Style paranoïaque. Reprenant la critique laschienne de Hofstadter, Halimi voit dans « la lutte contre le populisme, une campagne contre les meilleures traditions de la gauche ».

Il suffit d’entendre n’importe quel discours d’Emmanuel Macron pour constater combien le mot « progrès » semble avoir perdu toute signification positive pour n’être plus qu’un simple appel au changement perpétuel au profit d’une élite financière et technologique. Sans abandonner la tolérance et l’ouverture à l’autre, peut-on se contenter de réduire nos concitoyens tentés par le nationalisme à des xénophobes passéistes ? Nous, citoyens éclairés, aurions-nous vraiment tout compris ?

 


[1] Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis, traduit par Frédéric Joly, Climats, 2007, p. 23.

Harrison Stetler

Journaliste

Notes

[1] Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis, traduit par Frédéric Joly, Climats, 2007, p. 23.