Politique

Quand l’État fait retour (2/2) : la voie libérale-autoritaire

Anthropologue

Malgré l’annonce régulière de sa disparition, l’État fait retour. La raison est simple : il est indispensable au néolibéralisme, ni État minimal du laisser-faire, ni État providence maximal, il fait retour, depuis une troisième voie, selon une conception autoritaire. Après avoir montré que l’État était redevenu un opérateur pertinent pour l’analyse politique du contemporain, Catherine Hass explique pourquoi il ne saurait y avoir de néolibéralisme sans État.

Si les premières années 2000 théorisèrent largement, au nom de la mondialisation, la fin d’une actualité aussi bien politique que problématique de l’État, il semblerait que cette période soit close et que l’État fasse retour, en ordre dispersé. Dire que l’État fait retour, c’est faire l’hypothèse qu’il redevient, dans le champ politique populaire porté par les gens, un enjeu, un lieu de prescriptions et d’organisations nouvelles (Gilets Jaunes en France, Révolutionnaires en Syrie) et, dans le champ savant – sciences humaines et sociales –, un opérateur, une catégorie : il est à nouveau référent pour penser le contemporain.

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C’est ce qu’un certain nombre d’ouvrages publiés ces derniers mois et abordés ici laissent à penser, qu’il s’agisse du statut de l’État dans la guerre et les situations de violences contemporaines (L’État malgré toutdirigé par Jacobo Grajales et Romain Le Cour Grandmaison) ou des rapports renouvelés que l’État noue avec l’économie dans l’espace du néolibéralisme (La société ingouvernable de Grégoire Chamayou et « Il faut s’adapter »de Barbara Stiegler) dès lors que ce dernier est prioritairement appréhendé en tant que théorie et doctrine politique et non pas économique.

En effet, considérer le néolibéralisme prioritairement comme une doctrine politique, donner à lire ses constantes réélaborations politiques, adopter une perspective antinaturaliste, c’est ce que font, différemment, La société ingouvernable et « Il faut s’adapter ». Ainsi, c’est depuis le libéralisme que l’État fait ici retour, un libéralisme qui, hier, notamment dans la « doxa globaliste », on l’a dit[1], s’était subordonné les États au point de les rendre subsidiaires ou défaillants.

La société ingouvernable peut être lue comme une généalogie du libéralisme « par le bas », c’est-à-dire depuis l’entreprise, la firme, ou, plus précisément, depuis ceux (économistes, théoriciens du management, chefs d’entreprises, conseillers passés par le renseignement militaire) qui la pensent depuis leurs différentes « théories programmes » et ce, pour un empan allant de la fin des années 50 au début des années 80, soit avant la grande victoire néolibérale incarnée par Reagan et Thatcher. En effet, le vaste corpus de Chamayou est essentiellement composé de « pensées en travail », celles des « intellectuels organiques du monde des affaires » qui entendent alors agir et prescrire effectivement l’ordre libéral afin de le reconfigurer.

Si les doctrines libérales se concentrent, dans les années 50 et 60, sur le fonctionnement des entreprises, les années 70 vont les amener à vouloir intervenir sur l’ordre politique.

Saisissant le libéralisme étasunien dans un moment de crise et de contestations successives, d’abord internes avec les vastes mouvements « d’indiscipline ouvrière » puis externes lorsque militants anti-guerre des années 70 et ONG vont « politiser » les firmes en dénonçant vigoureusement, par leurs actions et campagnes, leurs responsabilités sociales, environnementales et politiques, sa généalogie se confond avec celle d’une bataille idéologique, sémantique et théorique. En effet, pour ces intellectuels organiques, il s’est agi de répondre à la contestation coup pour coup, de livrer une « bataille des idées » contre ce qu’ils considèrent être une « attaque d’une grande envergure », « un assaut frontal » contre le libéralisme, une « vaste attaque à main armée contre le système. »

Usant sans pudeur d’un lexique polémologique identifiant les antagonismes, les amis et les ennemis, les libéraux redoutent alors plus que tout une victoire de la société par la mise en œuvre de nouvelles régulations étatiques (notamment environnementales) ce qui, selon les mots de Milton Friedmann, détourneraient l’entreprise de son seul et unique but : faire toujours plus de bénéfices. Cette généalogie ou « fresque historico-politique » exemplifie alors que l’entreprise est bien plus proche du champ de bataille idéologique que de la fable du laisser-faire. Fable en ce que, contrairement à la thèse d’Hayek nous dit Chamayou, l’économie de marché n’est pas « un cosmos spontané », un « ordre autosuffisant » mais « une ingénierie politique. » Elle n’est pas un naturalisme, un monde « nomothétique et impersonnel », mais un monde « activement construit, constamment recomposé » qui, sans cela, ne tiendrait pas tout seul.

Si les doctrines libérales se concentrent, dans les années 50 et 60, pour l’essentiel, sur le fonctionnement des firmes, des entreprises, les années 70 vont les amener à vouloir intervenir sur l’ordre politique. En effet, la multiplication des contestations dans les années 60/70, font craindre aux néolibéraux (Huntington, Hayek, Jensen, Meckling, Friedman) « un déferlement démocratique » dont l’effet serait de surcharger, par leurs sollicitations diverses (écologiques, politiques, etc.), le système politique, au risque de saper son autorité voire de le détruire. La « gouvernementalité de la démocratie » serait en péril nous dit Chamayou. C’est à la faveur de cette crise que l’État se trouve être repensé par les néolibéraux et qu’émerge alors la thèse (Jensen/Meckling) de « l’incompatibilité entre le marché et la démocratie politique » : selon eux, le maintien de la démocratie exige une prise de position et de décision plus autoritaire et efficace.

Au moment même où l’autoritarisme se théorise comme contrepoint du libéralisme, les dictatures chilienne et argentine – les « capitalismes fascistes » – adviennent ; elles vont très vite servir de modèles aux néolibéraux, notamment pour la perfection de la mise en œuvre de leurs économies de marché. En effet, véritables petits paradis libéraux, l’on y trouve un marché libéré, une masse monétaire bloquée, des crédits sociaux coupés, une opposition muselée, des syndicats et des grèves interdits, des travailleurs surexploités. Hayek, ainsi que d’autres économistes, se rendra au Chili pour féliciter Pinochet, en toute connaissance de cause.

Il prônera, à cette occasion, « la démocratie limitée » et affirmera qu’une dictature transitoire peut être nécessaire : « Personnellement je préfère un dictateur libéral à un gouvernement démocratique sans libéralisme. » La démocratie n’est, pour lui, rien d’autre nous dit Chamayou, qu’une « règle de procédure » et non un principe intangible : « la valeur absolue c’est la liberté, pas la démocratie. » En effet, la liberté – comme liberté économique et non pas politique – est « une forme de vie », la démocratie, une forme de gouvernement. Et Hayek privilégiera toujours un gouvernement économiquement limité, quel qu’en soit la forme, à un gouvernement illimité. Il se rendra alors dans de nombreux « gouvernements limités » – Portugal, Argentine, Afrique du Sud – pour encourager, proposer, féliciter, etc.

Hayek, lecteur de Carl Schmitt, soutient dès 1944, la thèse d’un bornage de la démocratie par un État fort car, selon lui, une démocratie illimitée se détruit d’elle-même. Mais comment limiter la démocratie ? Sa proposition entend « insulariser les gouvernants » et contrôler les gouvernements en limitant leur champ d’action afin que l’État n’empiète pas sur l’économie. Cette limitation doit, selon lui, être inscrite dans la constitution, au même titre que l’économie qui devrait être « sanctuarisée. » De même, cette limitation exige que les parlements n’adoptent que des lois générales et non des dispositions particulières afin de rendre impossible les mesures socialistes à même de « toucher à l’ordre spontané des inégalités sociales. » Ainsi, Hayek accorde au néolibéralisme « un pouvoir destituant » dès lors que le marché est ce à quoi la politique doit se subordonner via sa constitutionnalisation : le marché devient le « sujet limitatif » des actions du gouvernement.

Pour ces raisons, pour Chamayou, parler de « libéralisme autoritaire n’est pas un oxymore mais un pléonasme. » Plus avant, et comme nous l’avons vu avec l’ordolibéralisme[2], il n’y a pas de « phobie d’État », bien au contraire, le néolibéralisme étant parfaitement compatible avec ses formes autoritaires tant que la liberté économique demeure : ce n’est donc nullement l’État qui est redouté mais l’État planificateur, keynésien, en charge précisément de corriger les inégalités crées par le marché.

Ainsi, ni État minimal du laisser-faire, ni État providence maximal, l’État fait retour depuis une troisième voie, selon une conception autoritaire indexée sur le libéralisme. Grégoire Chamayou, en montrant que cet État fut, à la fois, le fruit d’une ingénierie politique redoutable et l’objet d’une bataille idéologique et théorique sans répit, restaure la conflictualité politique à l’œuvre et redonne ainsi, d’une certaine façon, une prise à la politique, à sa pensée.

Le néolibéralisme est une philosophie politique avant d’être une doctrine économique.

Si La société ingouvernable propose une généalogie par le bas, « Il faut s’adapter » propose, lui, une généalogie du néolibéralisme américain par le haut, à partir notamment des écrits du philosophe et théoricien Walter Lippmann durant les années 20 et 30. Ces écrits sont considérés depuis le cadre du passionnant débat qui l’opposa toujours davantage au philosophe pragmatiste américain, John Dewey. Cette généalogie intellectuelle, Barbara Stiegler le dit, laisse ouverte la question de la portée effective, dans le réel, des thèses et conceptions de Lippmann.

Le projet de Stiegler peut se dire ainsi : partir du lexique biologique actuel ayant colonisé les champs politiques, sociaux, et économiques (évolution, adaptation, retard, réforme) pour remonter la piste de la philosophie néolibérale étasunienne jusqu’à ses origines évolutionnistes. En effet, pour Stiegler, l’injonction contemporaine d’adaptation est issue d’une « pensée politique structurée sur le retard de l’espèce humaine », sur une « conception du sens de la vie et de son évolution », ce qui explique à la fois sa puissance et sa persistance. Ainsi, tout comme chez Foucault et Chamayou, le néolibéralisme est une philosophie politique avant d’être une doctrine économique. Ou encore : une doctrine politique au service exclusif de l’économie.

Au fondement des thèses néolibérales de Lippmann, il y a celle voulant que l’espèce humaine connaîtrait, depuis la révolution industrielle, une situation inédite caractérisée par sa complète désadaptation en regard de son nouvel environnement[3]. La révolution industrielle marque une césure car elle aurait ouvert un conflit entre l’homme et son environnement : la mécanisation, l’accélération des flux, la complexification, la mondialisation des échanges aurait créé un retard, un désajustement tel que l’homme ne serait plus en capacité d’avoir une intelligence du monde tel qu’il l’entoure.

Ce retard est issu d’un décalage des rythmes entre, d’un côté, « les penchants naturels de l’espèce humaine hérités d’une longue histoire évolutive se modifiant à un rythme très lent et les exigences d’un nouvel environnement brutalement imposés par la révolution. »

En regard de cette situation historique inédite, la question de Lippmann sera la suivante : « Comment réadapter l’espèce à son environnement instable, ouvert et changeant alors que toute l’histoire évolutive l’a adapté à un environnement stable et relativement clôt », de la cité-État aux communautés rurales ? Sa réponse est sans ambiguïté : l’homme, structurellement en retard, ne saurait, seul, rattraper son retard, s’ajuster, se réadapter. En effet, la taille du monde actuel interdirait à l’individu d’en avoir une représentation exacte, une intelligence, d’en saisir les enjeux, la nouveauté, le mouvement. La conviction de Lippmann est que les citoyens sont une masse passive, incompétente, inadaptée mais malléable qui n’entend rien aux affaires du monde actuel.

Dès lors, il faut, pour lui, les destituer et conférer l’intelligibilité du monde nouveau aux experts ; ce sont eux qui, désormais, doivent éclairer, depuis leur science, les gouvernants. Lippmann dit : « L’homme d’État ne doit pas être un expert mais doit être expert dans son choix des experts. » Ainsi, le gouvernement des experts doit, par ses conseils et savoirs scientifiquement vérifiables, prendre en charge la réadaptation des individus « à leur environnement mobile, imprévisible et mondialisé », les gens eux-mêmes n’en étant pas capables.

Le néolibéralisme de Lippmann entend donc reconfigurer l’ordre social et politique en destituant la figure, centrale, du sujet rationnel issu de la Révolution française, le primat de la figure de l’expert ôtant à l’individu toute capacité et intelligence politique. Rompant avec l’idéalisme politique, l’homme n’est plus ici, par nature, un animal politique (Aristote) mais réduit à un atome social en lutte pour ses intérêts, réduit à son triple statut de travailleur, de consommateur et de reproducteur (« les trois domaines où l’homme a vraiment une liberté de décision de choix » à la différence de la politique selon Lippmann). En effet, nous dit Barbara Stiegler, l’homme lippmannien n’essaie pas de saisir la société comme un tout ; concentré sur ses droits privés, il est incapable de « désintéressement universel et illimité » et ne se soucie guère de l’intérêt général.

Ce dispositif destitue toute figure de la volonté populaire dès lors que les décisions politiques doivent être formulées par des experts. En effet, l’alliance entre les experts et les gouvernants verticalise le pouvoir tout en déplaçant le lieu de la souveraineté dès lors qu’elle n’a plus pour source le peuple. C’est dans cet esprit qu’il faut également, pour Lippmann, « limiter le champ de la démocratie » en limitant au maximum les consultations électorales. De même, et en toute logique, il développera une « théorie de l’homme fort » où la volonté générale doit venir d’en haut, des leaders dont le travail est de rassembler, de « fondre la multiplicité des désirs en une volonté commune » ; le peuple n’est plus là pour formuler les règles mais pour soutenir, de façon disciplinée, le leader. C’est donc sans surprise que Lippmann affirme qu’une nation est stable « quand les élections n’ont aucune conséquence radicale. »

Tout comme Hayek ne cultivait aucune « phobie d’État », Lippmann va développer, à la fin des années 30, une conception interventionniste néolibérale de l’État s’inscrivant dans la clôture de l’ère libérale du laisser-faire dont, pour lui, la Grande dépression a exemplifié la faillite. En effet, si le laisser-faire et l’autorégulation du marché sont morts, ce n’est pas le cas de l’économie mondialisée considérée par lui comme le nouveau telos de l’humanité, « sa fin transcendante contre laquelle on ne peut rien faire. »

Comment et selon quelle modalité intervenir pour réajuster l’espèce humaine à son environnement sans renouer avec l’interventionnisme de type planificateur et régulateur honni (Keynes) ? Par le droit et des politiques publiques massives et ce, dans la seule perspective de favoriser le marché. Ainsi nous dit Barbara Stiegler, « il ne faut plus intervenir sur le marché dans l’intérêt des gens mais intervenir auprès des gens pour favoriser le marché. Il ne s’agit pas de réguler l’économie mais de réadapter les gens au marché. » C’est dans cet esprit que le droit doit être réformé à savoir non pour réguler les flux, mais au contraire, pour les libérer dans un monde ouvert et sans clôture ; le droit est dans la doctrine lippmannienne uniquement un instrument d’adaptation à l’environnement et à ses changements.

L’État est absolument cardinal dans les conceptions néolibérales : il n’y a pas de néolibéralisme sans État.

Filant la métaphore du « code la route », Lippmann, nous dit Stiegler, ne conçoit pas le droit comme ce qui prescrit sa direction à l’automobiliste, il ne lui donne pas l’itinéraire (ce qui serait de la planification) mais fait en sorte qu’il y ait moins d’accidents. Selon cette conception, le droit relève de la seule discussion procédurale non soumise à la délibération collective : le champ politique devient juridique par le primat de la procédure sur le délibératif et l’électif et échappe, de cette façon, à toute décision politique. Ainsi, la loi doit se contenter de réformer l’ordre social pour l’adapter au nouvel environnement dont la fin est le bon fonctionnement du capitalisme mondial : il ne saurait y avoir d’autres finalités.

Enfin, le néolibéralisme, contrairement au libéralisme, a un « agenda », c’est-à-dire qu’il n’hésite pas devant des mesures politiques volontaristes dont la finalité est toujours la réadaptation des populations à l’économie de marché : il faut de l’action publique ambitieuse pour accroitre l’adaptabilité, la flexibilité ou la polyvalence des individus. Tel doit être, pour Lippmann, le rôle des politiques de santé publique ou des politiques éducatives et culturelles. Ces politiques ne signent cependant pas le retour de l’État protecteur mais attestent, au contraire, de l’ajustement à la nouvelle économie mondiale. En effet, les réformes fiscales d’ampleur, tout comme les énormes dépenses pour la santé, l’éducation, la protection des ressources naturelles, les infrastructures ou les loisirs ne produisent pas des « valeurs antiéconomiques » ; elles sont, nous dit Barbara Stiegler, « plutôt les conditions transcendantales de possibilité de l’économie de marché elle-même, et pour cette raison, non évaluables par le marché. »

Ainsi, s’il faut protéger le capital naturel, c’est parce qu’il est considéré par Lippmann comme « le fondement de la richesse des nations pour les générations futures » ; la nature y est une richesse parmi d’autres, « une valeur patrimoniale ». De même, les loisirs doivent, à la fois, « permettre aux travailleurs de recréer leurs forces productives » mais également « réoxygéner les espaces industriels et urbains » par l’installation de grands parcs récréatifs. Enfin, la santé publique n’est pas considérée « comme une aide ou un remède », mais, à l’image de l’éducation ou des travaux publics, comme ce qui peut améliorer « la capacité productive du patrimoine individuel et national. » Ainsi, l’État ou le gouvernement néolibéral lippmannien articule le libéralisme (primat du marché) et l’interventionnisme (politiques publiques) dans une perspective disciplinaire et juridicisée où le marché fait politique, l’intervention de l’État n’ayant jamais d’autres finalités.

Que conclure ? L’État, on l’a vu, est absolument cardinal dans les conceptions néolibérales : il n’y a pas de néolibéralisme sans État. Cependant, l’État qui, dans ces ouvrages, fait retour, c’est celui qui institue sa haine de la démocratie, pour citer Jacques Rancière, ainsi que sa haine de la politique comme projet, décision, finalité ou délibération, dès lors que celle-ci doit être subsumée, si l’on suit Hayek, Huntington, Friedman ou Lippmann, par le droit, les experts ou la constitutionnalisation du marché. L’État néolibéral ne doit tirer sa souveraineté ni du peuple, ni même des gouvernants ; il destitue les sujets politiques, interdit le vote de lois particulières, conçoit la démocratie comme strictement procédurale, limite les délibérations collectives de façon à éloigner, par les voies de la discipline, comme chez Lippmann, « les conflits, les révolutions pour ne tolérer que les petites différences. » nous dit Stiegler. À cet aune, les doctrines néolibérales ont beaucoup œuvré pour congédier toute capacité des gens à l’intelligence publique et politique en cherchant, autant que possible, à réduire les citoyens d’un pays au statut de salariés.

C’est donc depuis le libéralisme que l’État fait aujourd’hui retour, un libéralisme à propos duquel l’on disait, hier encore (la « doxa globaliste »), qu’il s’était subordonné les États et la politique au point de les rendre subsidiaires et inintelligibles. En d’autres termes, si, hier, le libéralisme réduisait l’État à néant, aujourd’hui, le néolibéralisme apparaît prioritairement comme une construction, une production de l’État.

C’est sans doute là l’un des apports précieux de la démarche anti-naturaliste de Barbara Stiegler et Grégoire Chamayou puisqu’ils ne cherchent pas tant à mettre à nu les nouveaux rapports de production ou les logiques contemporaines du capital, que les constructions politiques, doctrinales, conceptuelles et idéologiques qui les sous-tendent. Ce faisant, ce qu’ils nous donnent à lire et à penser c’est prioritairement l’État, les gouvernementalités contemporaines, le libéralisme « comme » politique : ce dernier n’apparaît plus comme l’occurrence de destruction de la politique mais comme l’une de ses configurations possibles, à l’aune de rapports renouvelés entre l’État, la politique, l’économie et la société. Plus encore, en rendant compte de la conflictualité des débats internes au libéralisme durant des périodes de crise, les deux ouvrages, chacun à leur manière, redonnent une certaine prise à la politique et à la pensée des possibles. Et que le libéralisme soit une politique d’État, et pas la seule possible, le mouvement des Gilets Jaunes notamment semble l’avoir bien entendu.

On peut lire le premier volet de cet article ici.


[1] Je développe ici ce que j’entends par « doxa globaliste »

[2] Voir le premier volet de cette analyse : Quand l’État fait retour (1/2) : un néolibéralisme interventionniste

[3] Si cette thèse évolutionniste ne lui est pas propre – John Dewey notamment la partage – les conclusions et prescriptions qu’il en tire, le sont, Dewey pariant par exemple, au contraire de Lippmann, sur la capacité d’adaptation des individus à leur environnement.

Catherine Hass

Anthropologue, Chercheuse associée au LIER-FYT (EHESS) et chargée de cours à Sciences po Paris

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Notes

[1] Je développe ici ce que j’entends par « doxa globaliste »

[2] Voir le premier volet de cette analyse : Quand l’État fait retour (1/2) : un néolibéralisme interventionniste

[3] Si cette thèse évolutionniste ne lui est pas propre – John Dewey notamment la partage – les conclusions et prescriptions qu’il en tire, le sont, Dewey pariant par exemple, au contraire de Lippmann, sur la capacité d’adaptation des individus à leur environnement.