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Ce vieux Moyen-Orient qui ne veut pas rendre les armes

Journaliste

En Algérie, en Iran, la contestation gagne peu à peu tous les segments de la population. Pourtant, les régimes demeurent en place, sans qu’il soit véritablement possible de prédire leur effondrement dans un avenir proche, en dépit des contradictions politiques et économiques très fortes qui accablent les deux pays.

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Au Moyen-Orient, les hommes meurent, les régimes restent. Craint par une partie des notables tunisiens comme des partenaires internationaux, la disparition à l’été 2019 de l’ancien président Béji Caïd Essebsi n’a pas ébranlé la lente marche de la Tunisie vers une démocratie pluraliste. Un processus toujours en cours, même s’il est actuellement confronté à un blocage institutionnel – l’incapacité de dégager une majorité parlementaire pour former un gouvernement – dû à l’écart, abyssal, qui sépare les aspirations populaires des intrigues de couloirs des partis politiques issus de la transition.

Vendredi 17 janvier à Tunis, l’association Al Bawsala réunissait plus de deux cents maires et une centaine d’observateurs locaux membres d’ONG pour une conférence sur le processus de décentralisation. Ce succès spectaculaire, en rapport avec un objectif – la décentralisation – inscrit dans la constitution de janvier 2014 mais qui, depuis, patine, démontre ce décalage entre une société tunisienne vivace et dans l’attente d’améliorations concrètes, et une classe politique en perte de vitesse, quatre mois à peine après les dernières élections, présidentielle et législatives. Ce lundi 20 janvier, le président Kaïs Saïed a nommé un nouveau chef de gouvernement. L’ancien ministre du tourisme puis des finances, Elyes Fakhfakh, dispose d’un mois pour former son équipe et obtenir la confiance des députés. En cas d’échec, le président tunisien aura la possibilité à partir de mi-mars, de dissoudre le Parlement.

En Algérie, en Iran, il n’est pas encore question de transition : les dirigeants disparaissent, les peuples manifestent, mais les lueurs de l’aube démocratique se font toujours attendre, tout comme l’annonce de réformes structurelles, et la nuit demeure. L’Algérie, dont la population défile sans interruption depuis mars 2019, a connu un mois de décembre confus. Un nouveau président – l’ancien ministre Abdelmadjid Tebboune – a été élu le 19 décembre au cours d’un scrutin contesté. Quatre jours plus tard, survenait le décès du général Ahmed Gaïd Salah, l’homme fort du pays à la suite du départ du président Bouteflika. Depuis, c’est le statu quo. Aucune issue à la crise ne se dessine, aucun scénario de transition n’a pu émerger.

Sous les feux de l’actualité en ce mois de janvier, l’Iran pose un autre problème : celui de l’escalade militaire potentielle et de la fuite en avant d’un régime porteur d’une ambition nucléaire et puissant, certes, à l’échelle régionale, mais limité dans sa capacité d’intervention et en proie à de graves difficultés économiques. Comment apprécier la situation trouble dans laquelle se trouve Téhéran depuis l’assassinat, le 3 janvier 2020 par les États-Unis, du général Qasseim Soleimani, l’homme fort de l’Iran à l’étranger et chef de ses opérations extérieures ? Deux semaines ont passé depuis la mort de Soleimani, et les logiques à long terme ont repris le pas sur les déclarations de façade.

Non, l’Iran n’a pas les moyens de se lancer dans une offensive militaire régionale.

Sur le temps long, deux visions s’affrontent. Celle des opposants à la République islamique fondée en 1979, États-Unis et diaspora en tête, qui jugent nécessaire d’entraver le régime en raison de son interventionnisme régional et de son influence dans le monde. Une influence qui croît selon ses détracteurs au détriment, et c’est le paradoxe, de la stabilité du régime à l’intérieur de ses frontières. Coûteux sur le plan économique, cet expansionnisme iranien causera, à terme, sa perte. C’est en tout cas le pari de la vision néoconservatrice qui a aujourd’hui le vent en poupe au sein des chercheurs et observateurs iranologues.

L’autre vision, celle promue par le régime iranien lui-même, reprend cette idée de grande puissance régionale, mais la légitime en se faisant le champion de la lutte contre le terrorisme et de la stabilité dans la région. Un champion capable par ses relais de se projeter au-delà de ses frontières pour créer un climat psychologique et militaire régional susceptible de provoquer le départ des Américains du Moyen-Orient.

L’actualité de l’Iran oblige ces dernières semaines à naviguer entre les deux visions, en les affinant.

Non, l’Iran n’a pas les moyens de se lancer dans une offensive militaire régionale. Les « proxy » de l’Iran – qui ne sont pas ses disciples, comme on le lit trop souvent, mais ses clients raisonnés – ont été constamment mobilisés depuis trois décennies, grâce en partie aux erreurs tragiques des États-Unis et de son allié saoudien en Irak, au Liban et en Syrie notamment, qui ont pavé la voie de l’expansionnisme iranien. Mais les relais de Téhéran possèdent leur agenda propre, sur le plan national du moins. C’est vrai du Hezbollah libanais et des miliciens Houthis au Yémen comme des milices chiites irakiennes et des combattants afghans. En outre, l’ampleur de la crise économique qu’il subit a poussé ces dernières années l’Iran à solliciter ces mêmes réseaux pour contourner l’embargo économique. Le rapport de force a donc évolué et ne fait plus de l’Iran cet hydre omnipotent au Moyen-Orient.

C’est un fait, l’Iran a perdu la guerre économique. La récession qui le frappe (recul de 9,5 % du PIB dès 2018, avant le début de la crise actuelle), l’appauvrissement des classes moyennes, la crise écologique et l’urgence sanitaire qu’il subit ont conduit aux manifestations massives de la fin de l’année 2019 et rendent les prochaines années particulièrement incertaines.

Si en vogue qu’elle soit, la théorie du fameux « moment Tchernobyl » que connaîtrait la République islamique ne résout rien.

Comment le régime iranien peut-il entretenir sa propre permanence dans un contexte si défavorable ? En exposant sa vulnérabilité, l’élimination de Soleimani a de manière paradoxale rapproché une partie de la population iranienne du régime, et soudé tous les pouvoirs iraniens (gardiens de la révolution, Affaires étrangères, parlement, Présidence…) autour du guide suprême Ali Khamenei. Puis il y eut les tirs de missiles contre les bases irakiennes et les intérêts américains. Une riposte asymétrique pour répondre à l’assassinat de Soleimani, et démontrer sa capacité de frappe et de nuisance en Irak, sans toutefois risquer une guerre ouverte face à Donald Trump, dont Téhéran a jusque-là sous-estimé l’impétuosité.

L’escalade de janvier 2020 aurait pu s’arrêter là. Mais il y eut cet invraisemblable et tragique accident survenu le 8 janvier de l’avion d’Ukraine International Airlines, touché par erreur par la riposte iranienne et qui coûta à la vie à 176 personnes, dont 63 ressortissants canadiens. Pour beaucoup d’observateurs, c’est le dysfonctionnement de trop. Ce crash de l’avion Ukraine Airlines serait pour l’Iran, comme la catastrophe de Tchernobyl le fut pour l’Union soviétique, le début de la fin. Comme l’Union soviétique dans les années 1980, l’Iran se trouverait en situation d’expansion à extérieur de ses frontières, et sur le point de s’effondrer sur le plan intérieur.

Si en vogue qu’elle soit, la théorie du fameux « moment Tchernobyl » que connaîtrait la République islamique ne résout rien. Obsédés par les menaces multiples qui pèsent sur sa propre permanence depuis la guerre Iran-Irak (1980-1988), les dirigeants iraniens ont étudié la chute de l’Union soviétique et le délitement des démocraties populaires en Europe de l’est. Une rhétorique intellectuelle et de propagande a été pensée et diffusée dans ce sens depuis trois décennies, qui vise notamment à souder la population autour du régime dans une théorie du complot visant les États-Unis, toujours prêts selon Téhéran à fomenter des changements de régime à leur profit. En outre, cette idée du « moment Tchernobyl » date en réalité de l’époque du président iranien Khatami, au cœur des années 1990. Rien de bien neuf ici.

Autre obstacle à la théorie d’un changement rapide en Iran, la « fracture mémorielle » au sein de l’opposition iranienne, pour reprendre les mots de Clément Therme, chercheur post-doctorant pour l’équipe « savoirs nucléaires » du CERI-Sciences Po, dont l’ouvrage, L’Iran et ses rivaux, paraîtra le 19 février (éditions Passés/Composés). La gauche iranienne a contribué à l’arrivée des mollahs dans les années soixante-dix, et apparaît comme discréditée aujourd’hui du fait de cette responsabilité historique. Dans le même temps, l’ensemble des groupes d’opposition iraniens a participé à la lutte contre le Shah d’Iran. Un retour de son héritier leur paraît par conséquent inimaginable. La demande de sécularisation présente dans les manifestations en Iran peine donc à sortir de cette contradiction et à trouver un mouvement crédible pour l’incarner dans l’espace politique. Issue de la révolution de 1979, cette « fracture mémorielle » demeure l’un des atouts du régime.

En ce début 2020, le fait de ne plus incarner la sécurité pour le peuple iranien apparaît comme une perte majeure pour la République islamique.

Plus dangereuse pour Téhéran est la perte de son « statut protecteur », un attribut largement usité par tous les régimes autoritaires du monde, de Poutine en Russie à Erdogan en Turquie. Depuis l’accident de l’avion d’Ukraine International Airlines, le sentiment grandit chez les Iraniens que le régime constitue non pas un élément qui les protège, mais représente bel et bien un danger pour eux. La stabilité serait donc désormais potentiellement porteuse de danger. En ce début 2020, le fait de ne plus incarner cette sécurité pour le peuple iranien apparaît comme une perte majeure pour la République islamique.

Bien conscient de ce saut de perception dans la population, les dirigeants iraniens tentent de réagir. Le 17 janvier, le Guide Ali Khamenei a pour la première fois depuis 2012, parlé pendant plus de deux heures à la prière du vendredi, glissant un mot sur les « ambiguïtés » à propos de l’avion d’Ukraine International Airlines, à clarifier pour éviter qu’un tel drame ne se reproduise. Un discours certes noyé dans une longue litanie sur les complots étrangers visant selon lui à déstabiliser l’Iran. Mais une prise de parole significative dans un régime qui ne se livre jamais à l’exercice de l’autocritique. Dans le même temps, l’enterrement un à un des victimes de l’avion, à l’abri des regards et bien gardé par les militaires pour qu’il ne se transforme par en contestation populaire, donne une idée de la fragilité d’un régime qui n’a produit aucune annonce de réforme pour calmer son peuple. En a-t-il seulement les moyens, financiers et politiques ?

Reste l’arme de la répression, d’ampleur contre les manifestations ces derniers mois. Contrairement à l’Irak ou au Liban, la violence demeure le monopole de l’État en Iran, et le régime a montré qu’il était prêt à tirer à balles réelles sur sa population pour préserver le statu quo. Une répression qui tente ces derniers jours de contraindre tous les mouvements de protestation au silence. Ainsi le producteur de théâtre Masoud Hokmabadi, l’un des instigateurs de la campagne de boycott du très symbolique festival gouvernemental de Fajr – créé en 1982, sous la supervision du ministère de la Culture, il se tient tous les ans au mois de février, à l’occasion de l’anniversaire de la révolution iranienne – a été arrêté la semaine passée.

Jusqu’à quand cet exercice d’équilibriste sera-t-il tenable ? Difficile de le prédire. Peut-être faudra-t-il attendre la mort d’un autre homme – en poste depuis 1989 et contesté par les manifestants, le Guide suprême Ali Khamenei est aujourd’hui âgé de 80 ans – pour connaître une évolution significative de ce régime et ouvrir une nouvelle page en Iran.


Pierre Puchot

Journaliste, spécialiste du Moyen-Orient