Politique

L’indépendance contre la démocratie

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Alors que la nouvelle Commission européenne vient de prêter son rituel « Serment d’indépendance » devant la Cour de justice de l’UE, il faut considérer cette notion d’indépendance comme un objet historique. Alors qu’elle prolifère dans le champ politique depuis trois décennies, l’indépendance a profondément modifié les structures de pouvoir, imposé le face-à-face entre experts et populistes, évacué les conflits et les débats, et fini par saper les fondements de l’exercice démocratique.

Lundi 13 janvier, Ursula von der Leyen et l’ensemble des nouveaux commissaires ont pris le chemin de Luxembourg pour y prêter le rituel « serment d’indépendance » de la Commission européenne devant les juges de la Cour de justice de l’Union européenne, marquant ainsi officiellement l’entrée en fonction de la nouvelle Commission européenne.

La chose peut surprendre au terme des longues tractations politiques qui ont présidé à la naissance de l’exécutif européen, mais elle rappelle que la Commission agit aussi (et peut-être avant tout) en régulateur en chef du Marché unique. Les commissaires rejoignent ainsi la famille très large de ces décideurs publics qui, de la Banque centrale européenne à l’Autorité de la concurrence, du Conseil supérieur de l’audiovisuel à la Cour des comptes tirent une part de leur légitimité politique de leur « indépendance » revendiquée à l’égard du politique.

La scène des pouvoirs qui invoquent ainsi une extériorité au circuit de la politique représentative ou du commandement bureaucratique n’a pas cessé depuis les années 1980 de se peupler de nouvelles figures et de pénétrer de nouveaux domaines de l’action publique. C’est à elle qu’on fait désormais immanquablement appel quand il s’agit aujourd’hui de garantir la concurrence libre et non faussée des marchés les plus divers, de protéger les données personnelles, de définir les taux d’intérêt, de prévenir des conflits d’intérêts des gouvernants, de réguler la finance, l’audiovisuel, etc. Et c’est en son nom qu’on évalue, enquête, régule, juge, arbitre, épingle, voire sanctionne.

Les médias peinent du reste à rendre compte de cette étonnante ubiquité sociale et sont aujourd’hui contraints de multiplier les labels pour identifier ces nouveaux lieux de pouvoir : « sages » du Palais Royal ou de la rue Cambon, « gendarme » de la bourse, « avocat » de la concurrence, « protecteur » des données personnelles, « vigie » des finances publiques, « garant » des primaires des partis politiques, etc.

Faute d’être capable de penser l’indépendance, c’est une part de plus en plus conséquente du gouvernement contemporain qui risque de passer sous le radar de l’analyse.

Pourtant, ces pouvoirs indépendants comme leur prolifération depuis trois décennies restent à bien des égards un point aveugle des sciences sociales. On peut bien sûr pointer l’irréalisme et les faux-semblants de cette revendication de « détachement » (voire d’ataraxie) sociale et politique qui apparaît comme un nouveau mythe, fût-il rationnel, de l’action publique ; mais le résultat est un peu court au regard de la montée en puissance continue de ce gouvernement indépendant.

On peut aussi chercher à pister séparément la montée en puissance des cours constitutionnelles, des agences de régulation en tous genres, ou encore des banques centrales en autant d’explications sectorielles spécifiques ; mais on risque alors de se priver de la possibilité de comprendre les effets politiques cumulatifs de la multiplication des institutions indépendantes. Faute d’être capable de penser l’affirmation transversale de l’indépendance et les « indépendantes » au cœur de nos démocraties, c’est une part de plus en plus conséquente du gouvernement contemporain qui risque de passer sous le radar de l’analyse.

Sans doute faut-il commencer par considérer l’indépendance comme un objet historique de part en part, et suivre comment ce qui était essentiellement conçu comme une qualité morale individuelle supposant une forme de détachement à l’égard des passions comme des conjonctures (une « indépendance d’esprit ») a pu être ré-inventé en technologie politique tout terrain et en nouveau registre de légitimité au cœur de l’action publique. Cette entrée en politique de l’indépendance est un processus historique complexe qui s’est joué à l’intersection des scènes savantes, professionnelles et politiques.

Il y a d’abord le rôle clé joué par les nouvelles théories de l’action publique qui, du néo-constitutionnalisme au monétarisme en passant par le New public management ou les théories de la régulation, ont forgé depuis les années 1980 un ensemble d’objets de valeur (stabilité monétaire, risques systémiques en tous genres, régulation des marchés, probité publique, libertés fondamentales, privacy, etc.) indisponibles à une politique des partis perçue comme court-termiste, inconstante, voire irrationnelle.

Dans ce contexte intellectuel, il faut suivre aussi les différentes communautés de professionnels et d’experts sectoriels qui, dans des secteurs aussi divers que ceux de la santé, des télécommunications, ou de la finance, se sont appuyés sur la boîte à outils institutionnelle de l’indépendance pour conforter une revendication d’auto-régulation ou de co-régulation à bonne distance de la politique des partis et des gouvernements.

La prolifération des « indépendantes » ne marque pas seulement un phénomène institutionnel, elle est le nom de code d’une recomposition plus profonde des pouvoirs.

Il faut relever enfin le rôle clé qu’ont pu jouer les organisations internationales, Union européenne en tête, comme lieux d’agrégation de ces différentes entreprises savantes et professionnelles, et comme laboratoires où s’expérimentent les nouvelles formules de l’intérêt général dont le gouvernement indépendant est porteur. C’est au croisement de ces transformations historiques que l’indépendance a progressivement changé de sens : de simple notion négative (une indépendance à l’égard de…) censée mettre un juge, un régulateur, ou un banquier central à distance des pressions politiques, elle est devenue aussi une catégorie politique positive, habilitant des figures extérieures aux circuits politiques et administratifs à agir au nom de l’intérêt public.

Vue sous cet angle, la prolifération des « indépendantes » ne marque pas seulement un phénomène institutionnel ; elle est le nom de code d’une recomposition plus profonde des pouvoirs, des conditions de leur exercice comme des compétences attendues pour les occuper avec l’ascension au cœur du gouvernement d’élites de la compétence et de l’expertise, et des formes de dévalorisation des capitaux politiques partisans.

Ainsi prise dans la toile toujours plus dense de ce pouvoir d’indépendance multiforme, la politique des partis et des gouvernements semble vouée, par une forme d’inversion, à faire figure de territoire résiduel, tout à la fois dévalué sous l’effet de la critique de ses « myopies » et de ses « défaillances » et désinvestie par la perte d’une partie essentielle de sa capacité à être le lieu où se définissent et se distribuent les biens publics dont les États (et l’Union européenne) ont la charge.

Plus encore, parce que l’indépendance enregistre une montée en puissance des « élites de la compétence » (professionnels du droit, de l’économie, de la gestion, etc.) et qu’elle est l’un des moyens par lesquels ces élites revendiquent une part d’autorité politique, la relation symbiotique de l’expertise et de l’indépendance favorise, en rehaussant les seuils d’accès à l’autorité politique, une marginalisation des profils les plus politiques du personnel gouvernant et l’exclusion des citoyens les plus profanes de la chose publique.

Elle nourrit et renforce le face-à-face délétère que nous connaissons aujourd’hui entre d’une part une vision « épistocratique » de la démocratie, qui se réclame du savoir, de compétences particulières, d’une maîtrise supérieure de la compréhension des lois du monde, et qui prétend alors imposer une forme de parole qui écarte tout débat et tout conflit ; et d’autre part une  vision « populiste » qui tend à idéaliser le peuple et cherche à dégager une volonté populaire qui serait nécessairement bonne, nécessairement homogène, gommant elle aussi l’idée de conflit.

Ces deux versions radicales pourraient chacune mener à un effondrement la démocratie – tandis que s’affaiblissent ou disparaissent les espaces intermédiaires de représentation (syndicats, partis, associations) censés faire l’interface entre la société civile et les gouvernants, qui sont rejetés par les uns comme par les autres – et favoriser l’émergence de régimes autoritaires.

 

NDLR : Bastien François, Antoine Vauchez, ont récemment publié Politique de l’indépendance. Formes et usages contemporains d’une technologie de gouvernement, Septentrion, 2020.


Bastien François

Politiste, Professeur de science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et président de la Fondation de l’écologie politique.

Antoine Vauchez

Politiste, Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre européen de sociologie et de science politique (Université Paris 1 – EHESS)

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